Je suis Ludewic. Ça se prononce Ludewic, comme ça s’écrit. Et personne ne sait jamais comment le dire.
Il est germanique, bien avant le nazisme. Bismarckien dans les formes, beethovennien dans les sonorités.
Au primaire, de petits plaisantins s’amusaient à me saluer d’un geste hitlérien, en retour ils goûtaient à mon côté Führer.
Je veux dire ce côté Jack nicholson dans le kubrickien Shining, de l’acide en lieu et place de la hache. J’ai toujours adoré l’humour fondant. C’est mon côté chocolat.
La petite histoire veut que ce soit mon père qui l’ait choisi. Ma mère aurait préférée Matthieu parce qu’il sonnait comme la tôle froissée dans l’usine d’alumine où un de mes grands-pères s’est – un demi siècle durant – littéralement tué à la tâche.
L’hommage postmortem à la seule figure ouvrière de l’arbre généalogique que mon paternel a vite snobé.
Matthieu, cela faisait prolétaire. Et le prolétariat selon son expression toute euphémique était rien. L’immoralité même.
Finalement, il obtint gain de cause. Son fils s’appela Ludewic, le glorieux combattant.
Il deviendrait grand beau majestueux immortel, à la hauteur de la volonté du père.
En fin de compte, j’ai choisi d’être petit moche banal et profondément mortel. De faire le chemin contraire qui conduit à l’empyrée. De descendre dans les profondeurs de la terre ; là où il n’y a pas foule. Ni petites haines insignifiantes. Ni envies meurtrières. Loin des déchirements sans fin pour tant de futilités. Des gourmandises du toujours plus. Carnassières, cannibales, anthropophages. De richesses monstrueuses qui connaissent aussi le crépuscule.
Ludewic, le glorieux combattant est devenu ludewic, le ténébreux passant. Déambulant dans les couloirs du destin, le regard assombri par toutes les noirceurs du monde.
Exilé dans le réel, nomade dans les enfers, sarcastique pour faire rire le désespoir, fou pour mieux garder la raison quand la rationalité du tout est le grand vainqueur sur l’humanité.
J’ai peut-être déçu mon père.
Quelque part je me suis senti libéré d’être ce que je devais être.
Le parricide quasi maçonnique comme délivrance. Presque maïeutique.
Le parricide comme découverte d’une vérité de soi que nul autre que le je pluriel, multidimensionnel et protéiforme, éclaté et coagulé, cohérent et contradictoire, ne saurait permettre.
Mon père a eu d’autres fils de même que l’on souscrit à de nombreuses polices d’assurance. Il a indéfectiblement tout le long de son existence fait montre d’une acuité hors norme pour sa survie, son ego, son prestige, sa puissance et sa richesse. Ces fils l’ont peu désappointé. Et il en a été sans cesse fier.
Peut-être qu’au-delà de la vie, il continue à bomber le torse devant dieu ou le néant pour qu’il voit à quel point il avait réussi en tout point chaque aspect de l’existence.
Pour qu’il admire son œuvre grandiose. Lui l’intellectuel surdoué.
Lui le bel homme à la prestance apollinienne dont la gent féminine s’amourachait irrationnellement.
Lui le tribun marc-aurèléen dans les assemblées du peuple; le leader au verbe éthéré qui décrochait l’univers quand d’autres se contentaient des étoiles. Le céleste penseur à la posture rodinnienne avec son regard fusillant la terre de tout son mépris.
Lui l’imposant personnage siégeant dans les conciles régisseurs de cette parole sacrée qui s’est si souvent trompée.
Lui l’ombre terrifiante à travers laquelle les autres me déterminaient bien avant d’ouvrir la bouche.
Lui la présence distante qui me faisait penser à l’horizon, à un mirage. Lui.
Ludewic. Quelques fois les gens disent lud. Ludy. Ludovic.
Je déteste ludovic.
Ça fait rot retentissant en plein dîner. Un manque de savoir-vivre, une petite misère des gens ordinaires.
Ludovic ou ludo, ludologue, ludothèque, infantilisant.
Ludique, luditte comme ludd, don quichotte rouge à l’assaut des machines, don quichotte fou en guerre contre le progrès. Le progrès, ce petit mensonge du fric et du pouvoir qui envoie tant de foules anonymes au cimetière.
Ludo, libido, dildo, pulsion et plaisir, déchéance morale pour survivance de la conscience, au rythme des nuits einaudiennes.
Il y a un barbare qui est tué pour que l’ordre des choses naturelles convienne à ceux qui trouvent ça juste qu’il y ait autant d’injustices. Je déteste ludo.
Mais j’insiste peu là-dessus. À force de rectifications sur la forme et la prononciation, j’ai abandonné. Certaines batailles sont vaines, exténuantes, et le temps glissant, fuyant, absurdes. Don quichotteniennes.
Les gens m’appellent comme ils le sentent. Quelques fois c’est agréable. D’autres fois c’est un bruit de tronçonneuse en mode chaotique, avec cette sonorité art contemporain. Haring, Koons, Murakami, Hirst.
La liberté de la médiocrité, la modernité de la médiocrité, l’insipidité de la modernité.
Je digresse pour mieux revenir aux personnes, à l’époque, à cette phase du contemporain qui rend la civilisation lunatique, le fantasque volé aux marginaux et cultissimé.
Les gens m’appellent comme ils veulent. Souvent c’est intéressant car cela témoigne de leur caractère, de leur passif, de leur origine, de leur culture, de leur créativité.
La majorité des cas c’est un drame. Je sais être indulgent. J’aimerais apprendre à l’être moins.
Hier, je me suis assis devant chez moi, et je me suis surpris entrain d’apprécier l’été. J’ai eu l’impression de devenir autre chose, un étranger à moi-même, lost in translation.
Où est-il passé le Ludewic de glace, comme un palais d’hiver. Son sanctuaire de l’Ermitage.
Celui qui bronzait les nuits de tempête hivernale. Est-il disparu avec le dégel, se mélangeant à la boue noire et finalisant ainsi sa métamorphose en une déjection urbaine.
S’est-il évaporé avec les premiers rayons de soleil, se transformant en cumulus humilis pour que puisse voler les colombes.
Je me surprends à apprécier l’été. Ce vent qui bruisse dans le feuillage des arbres. Ces derniers qui bougent les bras et la tête dans un mouvement schubertien en si mineur.
En fait, je ne crois pas que j’aime l’été, ce sont les expressions brûlantes de la beauté qu’il permet.
Une beauté simple sans jamais être juste superficielle; éphémère et transitoire sans cesser d’être moderne; insaisissable et contradictoire sans tomber dans la caricature, ambiguë. Triviale sans s’abaisser à la vulgarité.
Le vent caresse les branchages, soulève les jupes trop courtes, balaie les cheveux libérés, embrase les feux naissants de l’amour, nourrit les flammes de la luxure, et flirte avec le Ludewic romantique qui n’est qu’un petit salaud.
Ludewic est un salaud, sauf que de nos jours les salauds sont portés en triomphe, donc je m’efforce d’être un gentil, c’est très emmerdant et d’une grande platitude.
Un peu comme ce texte dont l’idée initiale était de raconter une histoire méchante, de faire la calomnie de mon temps, d’en souligner la laideur morale et physique, de me faire anticontemporain en tentant d’être antimoderne.
Au lieu de ça, j’offre cette accumulation de bon sentimentalisme désespérant qui a poussé une de mes lectrices assidues à me demander franchement : dis lud es-tu en panne d’inspiration.
J’ai voulu lui dire oui, mais cela aurait été un mensonge, je suis tout bonnement autrement, parce que dans la vie nul ne peut se contenter de rester fidèle à lui-même.
Déjà, il y a une double méprise ici, la fidélité n’existe pas et le soi-même est un labyrinthe dont personne ne sort vivant.
L’existence est trop riche en diversité pour ne pas explorer d’autres possibilités, d’autres pluralités. Certaines personnes se contentent de rester figées dans leur propre histoire, elles s’acceptent comme immobilité, c’est légitime.
Pourtant il y a tant de richesse, de sérénité, à découvrir ces nombreux je qui constituent l’être. Le confort est le pire ennemi de l’esprit. La plupart des gens sont bien dans leur confort. Peut-être en cela sont-ils profondément malheureux.
Ludewic. Ludevic. Ludwig. Ludwick. Ludovic. Ludevic. Loud. Je prends ce que l’on m’offre avec le cœur.
Je me nomme comme l’amour m’appelle. Je suis ce que la bonté et la générosité me désignent.
De toutes ces âmes qui font ma vie, toutes ces lumières, tous ces feux, tous ces soleils, je suis dans le Ludewic qu’elles voient en moi.
Et j’accepte comme on se découvre tous les jours d’être aussi différent qu’elles sont uniques. Comme tous ces Ludewic.
Pingback: La misère est moins pénible au soleil – Les Cinquante Nuances de Dave
Pingback: Karlita – Les 50 Nuances de Dave
Pingback: Odyssée – Les 50 Nuances de Dave
Pingback: Carte postale – Les 50 Nuances de Dave
Pingback: 700 – Les 50 Nuances de Dave
Pingback: Snob & Blasé – Les 50 Nuances de Dave
Pingback: Cène – Les 50 Nuances de Dave
Pingback: Femme(s) forte(s) – Les 50 Nuances de Dave