Introduction
Le Québec expliqué aux immigrants[1] de Victor Armony propose un décodage de la société québécoise pour les immigrants qui éprouvent souventefois des difficultés à comprendre les codes, les valeurs et les particularismes de l’identité québécoise.

Le drapeau du Québec flottant devant le dôme et la croix de l’Oratoire Saint-Joseph, église située sur le Mont Royal à Montréal.
Cet ouvrage, doublement construit sur l’expérience propre de l’auteur et l’analyse sociologique, tente de de-complexifier les spécificités québécoises telles que la langue française, la question du nationalisme, les relations inter-communautaires, pouvant – autant pour les immigrants que pour les québécois – susciter de nombreux malentendus et de vives incompréhensions.
De-complexifier qui signifie ici le fait de clarifier en validant ou en invalidant les a priori.
Ce potentiel de tension et de mésentente[2], né de la rencontre entre les immigrants et la société québécoise, s’est exprimé récemment dans le débat houleux et polarisant de la Charte québécoise sur la neutralité religieuse de l’État, passé à la postérité comme retenue par la mémoire collective comme celui des valeurs québécoises.
A l’instar de celui sur la crise des accommodements raisonnables[3], ce débat a été l’occasion de voir que les difficultés qu’éprouvent certains québécois avec la diversité culturelle sont toujours d’actualité. Et qu’elles sont renforcées par le populisme opportuniste du discours politique.
Le livre de Victor Armony aborde cette problématique dans son chapitre trois intitulé La question nationale pour les nuls.
Il s’agira donc dans ce billet de produire sur ce point une synthèse de la pensée de l’auteur, de l’infirmer ou de la confirmer en se référant à deux exemples de l’actualité médiatique récente, et de conclure par mon opinion tirée de mon expérience personnelle.
Les accommodements raisonnables : une cristallisation de la crispation identitaire
Les accommodements raisonnables ont été pensés dans le but de palier aux insuffisances de l’ égalité formelle[3]. De réduire le déséquilibre découlant d’une application normative et rigide de l’ idéal universaliste[4], mais aussi dans un objectif de prévention contre l’arbitraire du monopole universel[5].
En d’autres termes, ils ont été instaurés pour éviter toute discrimination fondée sur la religion, le sexe, le handicap ou la grossesse[6]. En encourageant les institutions et les organismes à adopter des mesures raisonnables[7] qui tiendraient en compte de certaines particularités chez tout individu issu d’un groupe minoritaire.
Élaboré initialement dans le cadre de relations du travail, cette notion d’accommodements raisonnables a rapidement débordé de ce champ pour s’étendre à l’ensemble des domaines d’activités relatives aux droits de la personne[8].
Perçus par de nombreux immigrants comme une ouverture et une manifestation de respect de la part de la société québécoise, les accommodements raisonnables ont paradoxalement chez les québécois créé un sentiment de perte de l’identité[9], de concession[10] déraisonnable, et de rejet.
Sans doute parce que ces accommodements redéfinissaient leur conception de la société, tout en menaçant leur monopole culturel[11].
Une situation qui pourrait s’expliquer, entre autres, par le fait que cette notion d’accommodements raisonnables a été largement dénaturée par le traitement médiatique sensationnaliste de quelques cas, isolés.
L’analyse de la couverture factuelle ou événementielle a mis en évidence les procédés, cadrages (framing) et mises en scènes qui ont permis aux médias d’élever des événements anecdotiques en véritables enjeux politiques (Agenda setting).
À coups de sondages quotidiens et d’« enquêtes exclusives », ces journaux ont mis en récit (Storytelling) un enjeu dont on devait débattre dans la sphère publique.
La couverture a non seulement été disproportionnée par rapport aux cas réels d’accommodements, mais plusieurs journaux ont multiplié les affaires dans une logique de concurrence, menant à une surenchère et à un emballement médiatique (Media Hype).
Certains faits divers ou demandes de minorités ont été montrés comme des « déviances » et des comportements antisociaux, illégitimes ou nonconformes aux normes du groupe majoritaire (Deviancy amplification spiral).
Envahie par des discours défavorables aux accommodements ou aux minorités, l’espace médiatique a créé un état de « panique morale » et « réduites au silence » les voix plus nuancées dans ce débat.
Plusieurs journalistes ont contribué à nourrir la confusion, en amalgamant l’accommodement raisonnable, qui est une obligation et mesure réparatrice en raison d’une situation discriminatoire, avec l’ajustement volontaire ou les ententes privées, qui ne résultent pas de la violation d’un droit.
Plus de 75% des « affaires » rapportées par les médias comme des « accommodements raisonnables » entre mars 2006 et avril 2007 étaient des ententes privées ou des faits divers anecdotiques montés en épingle par des journalistes. Deux cadres (framing) ont été fréquemment utilisés et ont pu influer sur la compréhension des enjeux par le public : le cadre légal-juridique et le cadre dramatique-conflictuel.
Le premier, à partir duquel a été abordé la majorité des faits divers, a associé indûment des ententes privées à des accommodements raisonnables, ainsi qu’à des privilèges ou des « abus », plutôt qu’à des droits ou à des ententes négociées.
Pour sa part, le cadre dramatique-conflictuel a été utilisé dans l’interprétation polarisée (Nous-Eux), dans la course aux « nouvelles affaires », réelles ou imaginées et par l’usage récurrent de photos des plus minoritaires parmi les minorités religieuses (hassidim, musulmanes portant le niqab).
L’angle d’une polarisation entre groupes minoritaires et majoritaire laissait supposer que certaines minorités jouissaient de « privilèges » et menaçaient les valeurs communes, interpellant les lecteurs (du groupe majoritaire) à faire une lecture victimisante des événements.
Par exemple, Le Journal de Montréal a présenté à cinq reprises des faits divers différents en utilisant le même titre généralisant : « Privilège spécial pour les juifs ».
Maryse Potvin, Discours sociaux et médiatiques lors de la « crise des accommodements raisonnables», CEETUM
Mais aussi par une récupération politicienne imprégnée de démagogie[12].
Victor Armony regrette que l’on n’ait peu insisté sur la connotation positive des accommodements raisonnables,.
Dans le sens où il ne s’agit ici nullement d’imposer une norme juridique contraignante qui viserait à retrancher les valeurs[13] de la société québécoise – de la majorité, mais d’en arriver par la négociation, le compromis, à une meilleure intégration de l’Autre[14]. Par là, contribuer au renforcement de la cohésion sociale[15].
L’Autre, pour dire les immigrants ou les groupes issus des minorités religieuses, socioculturelles.
Il déplore que l’on se soit arrêté sur le refus de l’accommodement particulariste[16] au nom de l’égalité formelle – les mêmes droits pour tout le monde – ou de l’ identité nationale[17], c’est-à-dire du particularisme de la majorité.
Que cette double argumentation, invariablement martelée et interchangeable, soit non seulement contradictoire ou incohérente, mais soit également, dangereusement, un universalisme ethnocentriste.
[…] cet « anticommunautarisme » est en fait le reflet d’un communautarisme majoritaire et qui, parce que majoritaire, s’oublie :
« Invisible car majoritaire, il est en position d’imposer l’invisibilité à tout ce qui n’entre pas dans son moule. Il peut, et ne s’en prive pas, se définir comme normal – renvoyant le reste de l’humanité à l’anormal ; universel – le renvoyant au particulier ; comme légitime – le renvoyant au parasite ; comme naturel – le renvoyant à l’ostentatoire. »
« ce n’est pas l’amour de l’universel républicain qui cimente une grande partie du camp prohibitionniste, mais un communautarisme majoritaire, intolérant face aux manifestations sociales d’une altérité religieuse et culturelle »
« Le communautarisme, c’est cette chose inacceptable qui a lieu dès que plus de trois Arabes sont au même endroit et parlent ensemble. »
universalisme ou ethnocentrisme ? Islam et Etat en France : de la république coloniale à la république post-coloniale (Troisième partie), 2012
Ceci pourrait se comprendre par l’observation que même si la majorité, homogène et monochrome, se dit ouverte à la différence[18], elle se considère d’abord comme propriétaire de la maison[19] québécoise avec un statut indiscutablement prépondérant[20].
Et l’Autre, l’ invité[21], en visite[22], se réduirait essentiellement à un rôle d’assimilé avec plus de devoirs[23] que de droits.
Dans ce contexte, les accommodements raisonnables – au lieu d’être une source de l’égalité, un moyen d’acceptation de cet Autre différent, de son intégration effective au travers de l’assouplissement normatif, de la flexibilité négociée, du témoignage de respect auquel il s’attend et auquel il a droit – deviennent le signe de l’ effacement de soi de la majorité et justifie non seulement une attitude de repli[24], mais véritablement un discours populiste[25], exagérément apocalyptique animé par des propos injurieux et mensongers[26].
Devant la crise des perceptions[27] provoqué par le débat sur les accommodements raisonnables, la Commission Bouchard-Taylor a tenté d’apporter de la modération et de réinstaurer un dialogue intercommunautaire sain.
En proposant notamment des ajustements concertés sur un régime de laïcité ouverte[28] fondé sur la neutralité de l’État, et un modèle d’interculturalisme basé sur la conciliation, la continuité du noyau francophone et la préservation du lien social[29].
Cette Commission a pu constater que la vision négative [30] qu’ont les québécois sur les accommodements raisonnables repose sur une perception erronée[31].
Ses propositions n’ont pas fait l’unanimité, jugées tout à la fois de tièdes, insuffisantes ou irresponsables.
Et c’est un euphémisme.
Mise en perspective : deux exemples dans l’actualité médiatique récente
Le débat sur les accommodements raisonnables est symptomatique des difficultés qu’éprouvent certains québécois avec la diversité culturelle.
Longtemps habitués – la politique migratoire étant relativement récente – à côtoyer le même groupe religieux, linguistique, ethnique.
Incompréhension.
Mésentente.
Ignorance.
Peur.
Angoisse.
L’Autre, stigmatisé, est un sujet controversé, qui divise, radicalise et polarise.
Comme l’a démontré l’actualité médiatique sur la Charte des valeurs québécoises, le potentiel de tension demeure toujours préoccupant.
Même si on reste encore ici, en générale, en des proportions acceptables, comparativement aux situations vives que connaissent certains pays (France, Italie, Suède, Autriche, Hongrie, Allemagne, etc.).
L’exemple de la photo montrant deux éducatrices portant le niqab lors d’une sortie extérieure de leur garderie[32] dans le quartier de Verdun à Montréal l’illustre de façon criarde.
Ainsi que les fortes réactions (excessives et généralisatrices[33]) tant dans l’opinion publique que dans la classe politique québécoises qui s’en sont suivies.
Et ce fait et ses commentaires viennent consolider l’analyse de l’auteur sur l’ usage médiatique et démagogique[34] du débat sur les accommodements raisonnables, instrumentalisé comme repoussoir de l’Autre.
Sans vouloir saisir cette opportunité comme un outil social de raisonnement et de discussion dans un contexte d’hétérogénéité ethnoculturelle[35] et religieuse.
De l’autre côté, en même temps que la majorité revendique la neutralité de l’espace public, le respect strict d’un égalitarisme formel sans concession, elle revendique aussi le caractère primat de la tradition et culture québécoises (argument moral) par le maintien du crucifix à l’Assemblée nationale.
Au plan théorique, cette position est évidemment incohérente. Dans la conception moderne et libérale de la laïcité de l’État, les institutions sont laïques, mais les individus demeurent libres.
Il s’ensuit que les lois, les règlements, les décisions administratives et les édifices publics — l’Assemblée nationale au premier chef — doivent être strictement dépourvus de toute affiliation religieuse (ou antireligieuse), mais que les fonctionnaires et autres personnes rémunérées par l’État conservent leur liberté de religion, incluant le droit de porter des signes religieux quand ceux-ci n’interfèrent pas avec leurs fonctions.
Jérôme Lussier, Crucifix, incohérence et banalité, L’Actualité, 28 janvier 2014
Ce qui produit un égalitarisme formel vertical où l’Autre occupe la position d’en bas: d’assimilé, caché, discret, invisible, ou simplement désagrégé, ne se prévalant que de devoirs. L’Autre, un certain apostat.
Un autre exemple est celui de la polémique autour de la décision prise initialement par la direction de La Ronde [36] à Montréal, autorisant les personnes de confession juive et musulmane à entrer sur son site avec leur lunch alors que cela est supposément interdit au reste de la clientèle.
La raison justifiant une telle dérogation étant celle de la non disponibilité dans ce parc d’attraction de mets casher et halal.
Et la direction de souligner que n’importe qui aurait pu apporter son lunch en se pliant à l’obligation de le consommer dans les aires réservées.
Cette polémique, prise médiatiquement sous le seul angle du deux poids deux mesures, de la discrimination envers ce ‘nous autres’ aux conssonnaces Parizeau, renforce la pertinence de l’observation de Victor Armony sur le double argument de l’autocongratulation («nous sommes trop généreux et trop ouverts ») et de l’autovictimisation (« nous sommes les seuls à ne pas avoir des droits »)[37].
Conclusion
En somme, le débat sur les accommodements raisonnables reste plus que jamais d’actualité.
Au-delà de l’image sur l’Autre qu’il projette, il montre essentiellement le terrible visage d’une société québécoise craintive (la peur de disparaître) et angoissée (plongée toujours dans une espèce d’ introspection collective) .
Cet Autre dont l’intégration se voudrait assimilatrice et synonyme de désagrégation de son bagage culturel ou religieux en épousant dans sa totalité une norme qui ne lui reconnait – au final – qu’un statut d’invité.
Ce débat prouve également que les difficultés qu’éprouvent certains québécois avec la diversité culturelle ont en grande partie pour origine une sérieuse absence de volonté de compréhension des complexités qui forment et font cet Autre.
De même qu’il interroge sur la capacité de ces québécois à accepter qu’une identité nationale ne saurait restée indéfiniment statique, immuable, et qu’elle puisse être enrichie de cette pluralité venue d’ailleurs.
Contrairement à Victor Armony, et me basant sur mon expérience personnelle, je crois que l’écoute attentive et respectueuse, l’esprit ouvert en éliminant les certitudes absolues, les stéréotypes faciles, sont un premier pas nécessaire afin de permettre une conciliation entre une franche québécoise dite pure laine ou de souche et la diversité culturelle. Même s’ils ne sont pas suffisants.
Il faudrait impérativement un minimum de respect des valeurs qui caractérisent la société québécoise telles que l’égalité de tous les individus, la langue française et sa spécificité culturelle.
Toute demande d’accommodement raisonnable ne tenant pas en compte ces impératifs-là, aussi légitimes et justes soit-elle, risquerait de braquer davantage une opinion publique en mode suspicion et defensif, tout en nourrissant la crispation identitaire.
[1] Victor Armony, Le Québec expliqué aux immigrants, nouvelle édition revue et augmentée. Montréal : vlb éditeur, 2012
[2] Armony, op., cit., p. 1.
[3] Fin de l’année 2006 et début d’année 2007
[1] Armony, op., cit., p. 170
[2] Armony, op., cit., p. 179
[3] Armony, op., cit., p. 180
[4] Idem
[5] Idem
[6] Idem
[7] Idem
[8] Idem
[9] Armony, op., cit., p. 172
[10] Armony, op., cit., p. 180
[11] Armony, op., cit., p. 179
[12] Armony, op., cit., p. 181
[13] Armony, op., cit., p. 172
[14] Armony, op., cit., p. 180
[15] Idem
[16] Armony, op., cit., p. 181
[17] Armony, op., cit., p. 172
[18] Armony, op., cit., p. 179
[19] Armony, op., cit., p. 9
[20] Armony, op., cit., p. 179
[21] Armony, op., cit., p. 9
[22] Armony, op., cit., p. 20
[23] Armony, op., cit., p. 9
[24] Armony, op., cit., p. 10
[25] Armony, op., cit., p. 175, Code d’Hérouxville
[26] Armony, op., cit., p. 177
[27] Idem
[28] Idem
[29] Idem
[30] Idem
[31] Idem
[32] Jean-Marc Salvet, « Niqab dans une garderie : le gouvernement impuissant », La Presse, 21 novembre 2013, http://www.lapresse.ca/le-soleil/actualités/societe/201311/20/01-4712949-niqab-dans-une-garderie-le-gouvernement-impuissant.php (page consultée le 10 juillet 2014)
[33] La Ministre de la Famille reconnaissant que ce fait est rare. Cela n’a pas empêché que le débat s’enflamme et devienne incendiaire.
[34] Armony, op., cit., p. 181
[35] Idem
[36] Mélanie Bergeron, «Lunchs interdits à la Ronde sauf pour les juifs et les musulmans », Le Journal de Montréal, 16 juillet 2013, http://m.journaldemontreal.com/2013/07/16/deux-poids-deux-mesures (page consultée le 10 juillet 2014)
[37] Armony, op., cit., p. 173
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