L’inconnue Kerouac

 

Je ne sais jamais à quoi ressemblera la phrase suivante, ni vers où elle me mènera.

Je suis le cours imprévisible d’un déferlement brouillon en essayant de me convaincre que de ce chaos, de cette anarchie, sera expulsé quelque chose qui retranscrira l’insaisissable tension.

L’inconnue Kerouac.

Comme être sur la route. 

 

Ma garce de vie s’est mise à danser devant mes yeux, et j’ai compris que quoi qu’on fasse, au fond, on perd son temps, alors autant choisir la folie.

Jack Kerouac, Sur la route, Folio

 

Je vais plus loin.

Écartant la prose préméditée, par des jets spontanés, et, surtout, flinguant le travail préliminaire dont ne saurait se soustraire la plume. Je ne réponds à aucun des critères fondamentaux de l’écriture, à aucune des exigences de l’orthodoxie, et ma méthodologie est un Big Bang.

Je suis un grimaud. Barbouilleur. Écrivailleur. Et je plonge du haut de la falaise, dans le vide qui m’aspire.

Je me couche sur les rails pour que le train fou passe. Que sa furie écrase mon corps, décapite ma tête, et que le plus sombre des ouragans se charge des restes. Des tripes dans les cieux. Voltigeuses. Seigneuriales. J’ai toujours rêvé d’avoir des ailes. 

Que ces restes, débris inutilisables et in-utilitaires, tutoient les cimes, et les salissent. Que ceux qui verront ce spectacle unique n’oublient jamais cet instant précis où ils ont levé les yeux vers Dieu et l’ont vu dégurgiter un bout de mes entrailles.

 

 

Non recyclables. Nul ne peut recycler l’apocalypse. Nul ne le saurait. A celui qui oserait, bien de supplice.

 

 

Et l’écriture instantanée est comme la foudre, elle ne frappe jamais plus d’une fois dans le même esprit.

 

 

Si vous me demandez de définir mon style, je vous dirai deux choses: sensorialité et déstructuration.

Tout le charabia barbant et agaçant sur le style de l’écrit standard est une fange. J’aime la boue, quand c’est moi l’auteur, le jouisseur, la symphonie porcine. Personne, surtout ceux qui ont la prétention facile et le verbe sur le bout de la langue, n’a le droit d’enfermer le mot, la sémantique, le rythme, les audaces dans une définition. Une définition-prison. 

L’écriture est liberté. L’écriture est anarchie. L’écriture est nihiliste. Et il est tout ce que l’on voudrait qu’elle soit sans être parole d’Évangile.

Je voudrais vous dire et je vous prie de le noter: le fascisme est académie, il est édition, il est critique, il est éloge, il est détestation, il est copinage et échangisme littéraire.  Le fascisme décide et tranche, vous êtes l’un des bras armés de ce fascisme.

Avec votre minable rubrique dans ce torchon que vous nommez journal. Vous êtes le fascisme. Et ne le prenez pas mal, mais je vous emmerde.

 

 

Il tire des bouffées de sa pipe.

Comme on renifle le mauvais air du dépotoir.

Avec cette répugnance ostentatoire et appuyée qui sied bien aux esprits supérieurs. La répugnance revendicatrice. Militante. 

Je suis le dépotoir.

Entre lui et moi, une confrontation franche, éclatée. Des vérités qui s’entrechoquent, des réalités qui se rentrent dedans. Lorsqu’une personne atteint une telle stature en un claquement de doigt, du rien à quelque chose, du parasite à la divinité, il se perd.

Hier, ce n’était personne.

Aujourd’hui, c’est Dieu.

En une fraction de temps, le sous-ordinaire a rasé l’Olympe. Des décombres, il a posé son trône fait de ses tripes.

Hier, le monde imbu de son pouvoir l’obligea à l’exil dans les coins les plus obscurs de l’esprit. Il en est revenu nu. Recouvert de cendres, de sueurs,  de salive, et de sang. Le tout dans un ensemble homogène. La boue. Il est le monde. Désormais. 

 

 

Hystérique phénomène.

La Une barrée au feu rouge partout. Un titre gras et saturant.

Génial de génialissisme!

Il n’y a que lui, et il y en a que pour lui.

Ce matin, mon rédacteur en chef, imposant spécimen d’insalubrité morale, m’a convoqué dans son bunker faussement open-space. 

Il est limpide et expéditif: …c’est vous qu’il veut…

Rencontrer celui que nous avions désigné comme étant L’Homme du Siècle, trois jours avant, en conférence de rédaction.

Même si le siècle est enfant. Adolescent. Aujourd’hui c’est un peu du pareil au même.  

L’Homme du Siècle. Sensationnel. Faut bien vendre quelque chose. Ou passer au tout numérique. Et tout le monde le sait, le numérique a tué la lecture. Il faut des phrases courtes, lilliputiennes. Des titres accrocheurs et racoleurs. Des sous-titres gras explicatifs pour toutes ces cervelles qui, sans, ne comprendraient certainement pas, puisqu’elles ne lisent pas, ou ne veulent pas lire.

Pas le temps. Ou la tête ailleurs. Et il faut que ce soit relax.

Comme des vidéos de chats qui se lèchent, miaulent et sautent. Des bébés qui rient, pleurent et dansent la macarena.

Des gags à la con. Par des cons. Qui font les cons pour émouvoir des cons. Et des cons qui trouvent ça con ce que font ces cons mais qui le partage à leur communauté de cons. Et les cons leur en sont si reconnaissants qu’ils continuent à faire les cons. Ainsi de suite. Circulation circulaire de la connerie. Jusqu’à la salle de rédaction. 

Vous n’oublierez pas de tourner une petite vidéo… Vous savez pour le site web…

Notre rubrique la plus populaire contient des informations essentielles à la société. Vidéos insolites de la semaine. Un pulitzer en a pris la direction, flanqué d’une équipe de boutonneux, geeks, adulescents, qui meuglent de temps en temps devant la machine à café comme pour s’assurer que tout le monde ne les ait pas compris. Meuglement revendicateur. Militant. 

Je la ferai cette foutue vidéo. 

N’oubliez pas, du croustillant!

Oui. Chef. Je le saoulerai, parait qu’il est du genre Bukowski. Puis, je le ferai danser les fesses en l’air. 

C’est excellent ça! J’aime ça! Continuez ainsi et je vous promets une grande carrière! 

Mouais. 

 

C’est ça le problème avec la gnôle, songeai-je en me servant un verre. S’il se passe un truc moche, on boit pour essayer d’oublier; s’il se passe un truc chouette, on boit pour le fêter, et s’il ne se passe rien, on boit pour qu’il se passe quelque chose.

Charles Bukowski, Women, 1978

 

 

Le meilleur tirage en deux décennies. La Une s’est arrachée. Sharée partout. Likée en masse.

Le rédacteur en chef extatique à embrasser la jeune stagiaire anorexique et d’une blondeur écervelée que même sa paire de lunettes XXL, aussi disproportionnée que défigurante, n’arrive pas à sauver. 

Elle est depuis chroniqueuse des médias sociaux. Un boulot prenant. On en parle comme la future Martha Gellhorn. Les réseaux sociaux, c’est la guerre. Entre trolls, chialage, négativité, buzz, et rien, ça fuse de partout et il faut bien une correspondante de guerre pour informer et tenir en haleine le lecteur. Même s’il ne lit pas. 

La rédaction est euphorique. Des articles s’écrivent sur le succès inattendu de l’Enquête. D’autres racontent ses coulisses. La plupart s’étendent en plus ou moins 140 caractères sur ceux qui écrivent et racontent le succès et les coulisses.

On invite des spécialistes pour qu’ils apportent leur expertise, on fait un vox populi pour que le quidam trop heureux que l’on s’intéresse à sa petite opinion déblatère des insanités qui seront recyclées en vidéos insolites de la semaine. Sharées partout. Likées en masse.

Et il n’est pas impossible que le quidam auréolé de cette notoriété soudaine s’ouvre une chaîne sur une plateforme pour réaliser des gags de con, à la con, pour des cons.

Qui à leur tour feront l’objet de nombreux articles, des commentaires de spécialistes. Circulation circulaire. La boucle qui fait sa boucle, inlassablement. Viralité et variole. 

 

Quelle drôle d’occupation: ça n’a pas l’air d’un jeu, ni d’un rite, ni d’une habitude. je crois qu’il font ça pour remplir le temps, tout simplement. Mais le temps est trop large.

Jean-Paul Sartre, La Nausée, 1938

 

 

 

Il voulait parler.  L’homme qui ne parlait jamais se cherchait une voix. Ou un porte-voix. Et c’est tombé sur moi. Moi. En charge de la rubrique nécrologie.

Une caméra. Un carnet de note. Une adresse. Une bouteille de rhum. Une autre de Vodka. Une dernière de Whisky. Et la blonde stagiaire. Pas le choix. Paraît-il certains hommes sont moins crispés devant une paire de jambes féminines. C’est misogyne. Certains n’ont pas encore évolué. Moi, perso, j’aime bien les Femen. Quand elles ne sont pas toutes habillées.

On sonne. Il ouvre. Mystérieux, barbu, négligé, déshabillé…

 

 

Une grande salle lumineuse aux murs virginaux. Aucun meuble, aucune tapisserie. Monochrome. Et l’odeur de moisi.

Premier contact, âcre. Forte intonation. Svelte. Interdiction de formules ampoulées. Un entretien au corps à corps. Trois personnes dans un cube, dévêtues, pour une conversation dans la pure authenticité originelle. Pas le choix. C’est l’homme qui ne parle jamais. 

Au milieu du vide, la discussion est entamée. 

 

 

Plutôt le monologue. Débuté par la longue tirade sur les tripes, Dieu et le fascisme. Brèves interruptions, comme pour sentir grandir son érectile narcissisme. Ou pour entendre cogner contre les parois lisses de son appartement cubique l’écho ordinaire de la démence.

Boomerang intellectuel rebondissant sur chaque mur. Jouissif. Le magnétophone is thrilling. La blonde stagiaire aussi. Ça s’annonce bien. 

 

Les seuls gens qui existent sont ceux qui ont la démence de vivre, de discourir, d’être sauvés, qui veulent jouir de tout dans un seul instant, ceux qui ne savent pas bâiller.

Jack Kerouac, Sur la route, 1957

 

Écriture et transtextualité,  travestissements et masques de Starobinski, arrachés et jetés dans la boue, comme Moïse se débarrassa des tablettes

 

L’être humain est le vivant dont l’existence s’accompagne d’une aptitude à se faire être de façon accrue, à se manifester dans des rôles surajoutés.
Pour soutenir ces rôles, dans la vie comme sur la scène, il fallut des grimages ou des masques, pourvoyeurs de simulation et de dissimulation, producteurs d’une mimique efficace.

Les masques furent tantôt des porteurs de souveraineté, et tantôt aussi bien d’infamie ou de ridicule. Pour des sujets dans l’obligation de faire face, ils furent des figures de secours.

Ils permirent de faire jouer de concert l’occultation et la manifestation. 

 

Égorger le genre, manger cannibale la graisseuse chair de cette société obèse et de cette époque vulgaire.

Je délivre plus que je ne livre. La nuance se prend dans son absurdité, et vous en ferez ce que vous voudrez.

Quand je me baisse pour observer le monde, l’âme aux yeux, le vertige me donne des haut-le-cœur. Et là, je sais ce qu’il me reste à faire.

Une œuvre naît. Je la balance dans la boue, les porcs la dévorent, et le groin levé vers moi hurlent:

Encore! Encore!

Et si je vous ai choisi , vous le bas de l’échelle, c’est pour que vous puissiez écrire mot pour mot la seule nécrologie qui vaille la peine, celle du monde.

 

 

La Une:

Rest in peace, from hell to hell

Record de vente.

Tirage historique.

Buzz, viralité et variole. La jeune stagiaire reçoit une promotion. Lui est resté avec ses dessous. Et moi, les félicitations de mes pairs.

En un claquement de doigts, je suis hissé au sommet. Dans les cimes avec les tripes qui ont des ailes et Dieu pris de nausée.

Invité sur tous les plateaux, la télévision veut un plaisir solitaire capté sur tous les angles. Je le lui donne avec tous les détails.

 

Pour que l’événement le plus banal devienne une aventure, il faut et il suffit qu’on se mette à le raconter.

 

J’en rajoute. J’en fais trop. C’est la moindre des politesses dans l’info-spectacle. Et l’audimat en redemande. 

Le monde veut tout savoir de sa propre mort, et j’imagine que quelque part il y a une personne, dans son exil cubique, qui savoure ces funérailles étranges où le cadavre ne sait pas vraiment qu’il n’est plus.

 

 

George-Redhawk-animated-GIFs-7

 

5 réflexions sur “L’inconnue Kerouac

  1. Superbe, cynique à souhait et interpellant avec toutes ses insolites contingences… Plusieurs c_ _ _ ne se donneront même pas la peine d’essayer de comprendre. L’effort est vain. Cela n’a pas vraiment d’importance, au fond. Merci.

    PL

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