

12 Years A Slave de Steve McQueen est un me too cinématographique qui évidemment n’apporte rien de bien substantiel à la question de l’esclavage des noirs. On savait que cet épisode infâme, barbare, sauvage de l’histoire des Hommes était d’une inhumanité innommable. On le confirme une fois de plus. Et on se demande toujours comment des personnes en sont arrivées à traiter l’altérité avec autant de déconsidération.
Steve McQueen ne tente pas un essai éclairant les mécanismes et les racines de l’esclavage, comme le ferait le suréminent Ta-Nehesie Coates des répercussions historiques et actuelles sur la société américaine. Il y va de la présentation sans subterfuges des rapports entre le nègre et son maître blanc. C’est brutal. Ça gicle d’atrocités. Et cela ne laisse personne insensible.
Le réalisateur de l’exceptionnel Shame revisite la vie dramatique de Solomon Northup, noir né libre et kidnappé en raison de motivations pécuniaires, de telle sorte que le spectateur happé par cette descente aux enfers n’ayant rien de dantesque sombre avec le personnage.
Sombrer. Le mot semble inadéquat. Car sa nouvelle réalité n’est pas juste une longue nuit densément ténébreuse, elle est une rétrogradation de la condition humaine au niveau de l’animal, voire du sous-animal. Salomon Northup cesse d’être une personne pour n’être que chose, rejoignant des milliers d’autres dont la dignité a été aussi niée.
Comme Stendhal dans Le Rouge et le Noir qui promene son miroir le long du chemin qu’est la nature humaine, Steve McQueen sillonne les champs de coton souillés par l’hémoglobine de la cruauté, rentre dans l’esprit sadique de l’esclavagiste, s’attarde sur les souffrances insupportables de ce bien meuble qu’est le Nigger, anomalie et immoralité, sauvé par sa valeur économique.
Eh, Monsieur, un roman est un miroir qui se promène sur une grande route. Tantôt il reflète à vos yeux l’azur des cieux, tantôt la fange des bourbiers de la route.
Et l’homme qui porte le miroir dans sa hotte sera par vous accusé d’être immoral ! Son miroir montre la fange, et vous accusez le miroir !
Accusez bien plutôt le grand chemin où est le bourbier, et plus encore l’inspecteur des routes qui laisse l’eau croupie et le bourbier se former.
Stendhal, Le Rouge et le Noir. 1830
L’auteur de l’audacieux Bear, du démontant Hunger met le spectateur entre le fouet qui claque, déchire, et la chair déchiquetée qui hurle, serre les dents pour ne pas augmenter le plaisir du pandour.
Steve McQueen, indéniablement, a du talent. Il a cette faculté peu ordinaire de raconter des histoires en laissant l’éloquence de l’acte parler plus fort et plus juste que les envolées lyriques. 12 Years A Slave conforte cette observation, et le jeu des acteurs, bouleversant, prenant, touchant, apporte à l’oeuvre une puissance rare.
De l’emotion. Trop d’emotion. C’est peut-être là le problème de ce film.
Un manque d’équilibre émotionnel.
Il est vrai que le sujet n’est pas facile. Il est vrai que Steve McQueen est sans doute loin de décrire toute l’horreur de l’esclavage.
Et qu’en ce siècle, les noirs ne sont plus dans les champs de coton, ni fouetter jusqu’au sang, encore moins lyncher. Et qu’en ce XXIe siècle, la discrimination est souvent plus subtile, le racisme subreptice est quelques fois plus intelligent, il n’en reste pas moins que malgré M. Obama, Mme Winfrey, canarder du nègre est encore une banalité du quotidien.
Cela s’appelle l’autodéfense. Ou l’identité nationale. Ou la pureté de la souche. Gangs de rue, les mauvaises fréquentations, quotient intellectuel inférieur, l’odeur particulière, l’émotif, la sous-culture ou le Street-Ghetto Art. Etc. Les noirs sont libres, mais ne doivent aller nulle part, dans un système que l’on dit ouvert mais au plafond de verre blindé, unbreakable. Ou difficilement.
L’émotion est une obsession pour Steve McQueen. 12 Years A Slave s’assume comme tel. Peut-être qu’inconsciemment le lauréat de l’Oscar du Meilleur Film a souhaité faire vibrer le spectateur autant que Beloved de Toni Morrisson a bouleversé le lecteur. C’est compréhensible. Et ce n’est pas la fin du monde.
On note et applaudit la prestation de Lupita Nyong’o qui confond l’entendement, dans un rôle d’objet sexuel, désir et sentimental de son maître blanc joué par un ahurissant Michael Fassbender (déjà epoustouflant dans Shame).
Peu importe d’où vous venez, vos rêves sont valides.
On passera sur le coup de vent Brad Pitt, on soulignera le petit-truc-qui-ne-va-pas dans le jeu de Chiwetel Ejiofor incarnant le personnage de Solomon Northup. Il n’a jamais acquis l’épaisseur à laquelle raisonnablement on s’attendrait.
12 years a slave est une dignité qui finit par devenir une marchandise, un outil de production. Une personne chosifiée. Une personne-rien.
En fin de compte, nous sommes tous ou presque des Solomon Northup. Il fût un temps nous étions encore libres des chaînes de l’exploitation. Nous n’étions pas des marchandises bradées au black market durant le black Friday. Nous n’étions pas des outils de production interchangeables. Nous n’étions pas des esclaves.
Puis, nous avons été enlevés à cette liberté et nous avons été drogués à l’opium du modernisme, capitalisme, politique, religieux, médiatique. Réveillés dans un cachot et dépouillés.
Nous sommes devenus des esclaves, et contrairement à Solomon Northup qui finit par retrouver sa liberté.
Pour nous, il n’y a aucune certitude du happy end.

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