Il y a des jours comme ça. On regarde le ciel et il n’y a pas d’étoiles. La nuit est nuit. Le temps est maussade. Le souffle du vent est froid, comme une mort, un départ, une disparition. Glacial.
Le bruit du mouvement du pendule qui tourne résonne dans le vide, meublant autant que possible le silence de l’espace, du cœur, du rien.
Des jours comme aujourd’hui où à la lecture de quelques nouvelles c’est le foudroiement. Certains repères s’effacent, la boussole perd le nord, la tête, tout le reste, et l’on se sent un peu perdu. Un peu orphelin. Seul. Désormais, sur le long chemin d’une existence étrange qui semble avancer sans nous, ou que nous empruntons pour ne pas demeurer là, dépourvu et inerte, telle une pierre, tombale.
Ces jours apparaissent comme ça. Un songe venu d’ailleurs, un cauchemar sorti de nulle part. On se retrouve pris au piège, en espérant que quelque chose survienne aussi, et nous libère.
J’ai entendu il y a longtemps le chant de l’oiseau moqueur. J’avais dans la quinzaine tout au plus. Il m’a transformé.
Comme la première lecture de Les Fleurs du mal de Baudelaire, à 12-13 ans. Et la révélation. A cet âge, ça vous fait un homme.
Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir;
Le soleil s’est noyé dans son sang qui se fige.
Comme mon premier bouquin, quelques années auparavant, Les Destinées d’Alfred de Vigny. Et ce vers magnifique tiré du poème L’esprit pur, qui fût la ressource nécessaire, inépuisable, d’une ambition en devenir :
J’ai fait illustre un nom qu’on m’a transmis sans gloire.
Et cet extrait sublime de La mort du loup sur lequel repose toute l’architecture de la bâtisse intérieure que je me suis construite dès l’enfance :
Seul le silence est grand ; tout le reste est faiblesse. […]
Fais énergiquement ta longue et lourde tâche
Dans la voie où le Sort a voulu l’appeler.
Puis après, comme moi, souffre et meurs sans parler.
L’oiseau moqueur est arrivé par un vent printanier, s’est posé sur le rebord de la fenêtre ouverte, s’est invité et est rentré. Personne autour de moi n’y a prêté attention, et lorsqu’il s’est mis à chanter j’étais encore le seul à l’entendre. La pièce était vide.
Cela a duré deux jours.
Un air audacieux, un chant de révolte, un cri de justice.
L’oiseau moqueur a occupé tout autour de moi. Chaque parcelle de mon esprit lui était consacré. J’ai ri avec lui. Tremblé. Pleuré. Questionné avec l’impertinence de Scout le pourquoi des choses, le mystère de l’insensé, l’éonisme du sens.
J’ai vibré d’impuissance avec Tom sur le banc des accusés. J’ai enragé avec Atticus devant la plèbe dépotoir des préjugés. Et j’ai appris une leçon de vie:
Et j’en ai fait une intransigeance.
Le chant de l’oiseau moqueur est resté longtemps, traînant dans un bruissement, un murmure, un écho. Après le printemps, il est parti, par la porte de derrière qui donne sur l’été et d’autres jardins.
Il est revenu hier, bravant l’hiver, pour chanter à nouveau pour que je me souvienne, gamin tout le bien qu’il me fît.
J’ai ouvert la fenêtre. Frissonné.
Il a accepté l’invitation, est rentré.
Je l’ai écouté me donner un récital magistral, hors du commun, un soliste à plusieurs voix tels une mosaïque sonore, des nuances auditives, une émotion et des vibrations aussi particulières que merveilleusement complémentaires.
Puis ce matin, plus un bruit. L’oiseau moqueur ne chantait pas, couché immobile sous le pendule d’Eco arrêté sur le Numéro zéro.
J’ai regardé autour de moi, la pièce était vide. J’ai ouvert la porte de derrière qui mène ailleurs, l’au-delà, l’autre côté.
Il y a des jours comme ça. Les mouvements sont statiques. Le pendule a suspendu le temps. L’envol est cloué au sol, tel un albatros aux ailes trop grandes, brisées. Ce n’est pas de Lamartine. Ni Baudelaire.
C’est beaucoup plus simple. Et un peu compliqué.
J’ai fixé le pendule une éternité. En espérant qu’il se passe quelque chose. N’importe quoi. Un signe. Une illusion. En vain. L’inertie est une forme de mort qui fût longtemps inconcevable pour mon esprit. J’ai appris à être inerte comme on apprend à marcher, patiemment.
Le pendule a été l’un de mes premiers maîtres. Il m’a enseigné l’art d’être, de penser, de vivre. Il m’a initié à l’observation et l’analyse. Une certaine manière de déguster et de prendre du plaisir, en scrutant l’apparent, en prêtant une oreille attentive à l’éloquence du silence plutôt qu’à la verbosité de la parole.
Je n’avais pas encore 20 ans, et j’apprenais à mourir quand d’autres jouissaient. J’ai compris que chacun avait sa petite mort. Chacun était différent. Le normal plus que tout le monde.
Eco a fait écho en moi. Le pendule qu’il m’a offert est encore là où il l’a laissé. Arrêté sur le zéro. Nourrissant mon insatiable curiosité. De tout. De trop. En étant immanquablement insuffisant.
Et me rassurant, quelques fois lorsque pris de vertige, que si j’ai durant mes jeunes années perdu le sens de la vraie vie, ce n’était pas si grave que ça.
Le pendule m’a rasséréné. Je n’ai jamais été normal. En équilibre. J’ai été et je reste crétin, imbécile, stupide, fou. L’un après l’autre. Au moment qu’il convient.
De telle sorte que regardant un A je vois plus un entonnoir renversé à moitié vide, à moitié plein qu’une simple lettre de l’alphabet.
Il y a des jours comme ça. Sans oiseau moqueur et avec un pendule qui a dompté le mouvement. On regarde le ciel, on y voit pointer l’aurore. Pâle. Timide. Une arrivée. Une espérance. Le vent, toujours froid.
A Harper Lee
A Umberto Eco
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