Le cinéma de ma femme

 

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L’histoire est antérieure à Fast & Furious. Elle remonte aux premières rencontres, aux conversations initiales, celles qui nous permettent de nous vendre à l’autre ; d’être à la fois le présentoir, la présentation, le présentateur.

Ces débuts poussifs, instinctifs, impulsifs, faits de vigueur, de leurres, d’apathie ou de mièvrerie, pendant lesquels nous déclinons notre identité et nous nous évertuons à la décliner en des versions plus soft, plus appréciables :

Je suis… J’aime… Je fais…

Triptyque habituel du rituel des rencontres, avec un peu de son lot de mensonges, avec beaucoup de son lot d’illusions.

Et ses imaginaires qui viennent se greffer à tous ces moments romanesques dont on dit toujours sur le coup qu’ils sont magiques, parce que sinon ce serait comique.

 Je suis… J’aime… Je fais…

Ce contrat tacite que l’on conclut avec l’autre dès l’instant où le jeu de la séduction – le je de séduction – s’impose avec sa marche à suivre.

Aucune partie ne s’attend vraiment à de grandes découvertes. La mécanique rodée par les expériences du passé,  souventefois de manière irréversible, ne laisse que peu de place à l’inattendu, en réalité.  La nouveauté demeurant dans le fait de céder, consciemment, encore, à un certain degré de naïveté. Sinon, nous serions perdus. Nous avons besoin d’aimer et de réciprocité.

Nous faisons donc semblant, de recevoir avec étonnement ces étranges vérités que l’autre dit de sa camelote et nous vend. Ça l’air pas pire, après tout. Comme un mantra intériorisé. 

Puis, l’autre nous paraît foudroyant, passionnel, sensationnel, extraordinaire. Un pic anormal sur l’horizontalité de notre existence végétative.  

Légumes nous sommes. L’autre, ce  quelqu’un ou ce quelque chose, finit par nous électrocuter, à nous débrancher, de notre morosité, nous lui en sommes reconnaissants. Nous l’aimons. Nous en tombons amoureux. C’est presque une naissance à la vie. Une renaissance.

Et pour quelques-uns, le début d’un néant.

 

 

Fast & Furious n’est pas le début d’un néant. C’est le néant.

Une course folle vers l’insipide. Et encore l’insipide, c’est quelque chose. 

Une chronique bruyante, fumante, explosive sur le temps qui court, dans tous les sens, défiant toute logique. Le pouvoir de l’imagination, dit-on. Le divertissement. L’air du temps. Lobotomisant.

Une mise en relief, 3D, de la décérébration en très haute vitesse de l’infinie inintelligibilité dont on n’aurait pas pu soupçonner, raisonnablement, l’Homo sapiens postmoderne.

Une note chorale dans la grande église du consumérisme. 

Et malheureusement, ce film est un standard de l’industrie.

 

 

Ma femme a détesté.

Elle n’a pas changé depuis notre première rencontre. C’est plutôt bon signe. Nous n’avons pas les mêmes centres d’intérêt culturels, nous ne nous portons pas vers les mêmes objets artistiques.

Elle est puissance émotive. Légèreté. Fluidité. Je revendique le caractère épuré et simple des choses.

Épuré, vidé d’excessifs artifices.  A mille lieux du superfétatoire. Épuré, débarrassé des dissipations. 

Épuré, tout en étant marqué d’impudicité, s’élevant au-dessus du margouillis, et fuyant plus que jamais cette espèce de sybaritisme propre aux inspirations vulgaires, grossières, standardisées, offertes à profusion.

Simple, dans une incarnation antonyme de crédulité. Simple, dans un mouvement génial conduisant à cette forme indescriptible de beauté qui sublime l’élémentaire, parce que signifiant, audacieux, surprenant, crédible, juste.  

Simple, tout en mêlant sobriété et particulier, abstraction et interrogation, cohérence et démence, profondeur et hauteur, chaos et anarchie, poésie et philosophie, matière et transcendance.

 

 

Le simple n’est pas chose commune. L’on le confond souvent à la manifestation de la banalité. Et on a tort.

Le simple n’est pas ordinaire, il n’est pas banal. Il est une clarté en trompe-œil pour mieux corrompre les sens, et nourrir nos paréidolies.

Il n’est pas évidence, il fait appel au voyant en chacun de nous. 

 

Je dis qu’il faut être voyant, se faire voyant.

Le Poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. 

Toutes les formes d’amour, de souffrance, de folie ; il cherche lui-même, il épuise en lui tous les poisons, pour n’en garder que les quintessences.

Ineffable torture où il a besoin de toute la foi, de toute la force surhumaine, où il devient entre tous le grand malade, le grand criminel, le grand maudit, — et le suprême Savant — Car il arrive à l’inconnu ! Puisqu’il a cultivé son âme, déjà riche, plus qu’aucun !

Il arrive à l’inconnu, et quand, affolé, il finirait par perdre l’intelligence de ses visions, il les a vues !

Qu’il crève dans son bondissement par les choses inouïes et innombrables : viendront d’autres horribles travailleurs ; ils commenceront par les horizons où l’autre s’est affaissé !

Arthur RimbaudLettre d’Arthur Rimbaud à Paul Demeny, 15 mai 1871

 

Cette revendication de l’épuré et du simple, je l’ai transformée en exigence dans mes relations avec le monde et ses univers.

Une double exigence qu’ils sont rares à remplir. Et qui me sépare tel un immense désert, froid, chaud, des autres. 

Les gens m’emmerdent. Parce qu’ils m’ennuient. Parce qu’ils sont si conventionnels. Si uniformes. Si mimétiques. C’est épouvantable. Quel gâchis.

 

 

 

Il y a peu de choses dans la modernité. Même le nu, autant vrai qu’illusoire, universel et singulier, intemporel et éphémère, engagé et identité, accessible et insaisissable, autrefois l’un des summums de la créativité.

Désormais massifié, industrialisé, réduit à faire vendre par la provocation. Un produit comme un autre. Un bidule marketing. Le nu pour les affaires. Le nu pour le nombrilisme. Le nu pour la visibilité. Le nu transparent. Contemporain. 

 

 

Fast & furious est un nu contemporain.

Durant toute la projection, j’ai donc tué le temps comme j’ai pu. A la Hannibal Lecter. A la fin de la séance, ma femme était endormie et, moi, légume.

Il y a eu des applaudissements. Des individus émus. Quelques larmes. Un type paraît-il est mort dans un accident. Je suis triste pour lui. Et pour Hollywood.

J’arrête les digressions. J’aime les digressions. C’est la liberté.

 

 

Ma femme aime le cinéma. Elle a de la misère avec les films français. Moi, avec le cinéma québécois.

Elle raffole des films relax sans être nono. Moi, des films mélasse, neurones,  à la con. 

Elle affectionne les couleurs. Moi, le gris. Miracolo A Milano de Vittorio de Sica, Le Président d’Henri Verneuil, La Condition de l’homme de Masaki Kobayashi, Les fraises sauvages et Le septième sceau d’Ingmar Bergman. Etc. Etc. 

 

La Politique, messieurs, devrait être une vocation. Je suis sûr qu’elle l’est pour certain d’entre vous. Mais pour le plus grand nombre, elle est un métier.

Un métier qui ne rapporte pas aussi vite que beaucoup le souhaiterait et qui nécessite de grosses mises de fonds.

Une campagne électorale coûte cher. Mais pour certaines grosses sociétés, c’est un placement amortissable en quatre ans.

Et pour peu que le protégé se hisse à la présidence du conseil, alors là, le placement devient inespéré.

Les financiers d’autrefois achetaient des mines à Djelizer ou à Bazoa.

Et bien ceux d’aujourd’hui ont compris qu’il valait mieux régner à Matignon que dans l’Oubangui, et que de fabriquer un député coûtait moins chez que de dédommager un roi nègre.

Jean Gabin, Le Président (1961), écrit par Michel Audiard.

 

Elle adore la subtilité. Moi, la causticité.

Nous sommes très différents et, indispensablement, complémentaires.

 

 

L’autre soir, j’ai réécouté 2001 : l’odyssée de l’espace de Stanley Kubrick, dans l’espoir d’initier ma fille aux grands classiques du cinéma.

Ma femme n’était pas d’accord.

Ah non, pas encore un de tes films poches !

Ma femme n’aime pas Kubrick. Pour être précis, il l’ennuie à mourir. Ce qui n’est tout à fait pas la même chose.

Ma fille aussi s’emmerde en écoutant Kubrick. Elle s’est endormie avant l’apparition du monolithe. 

Ma femme a rigolé, doucement.

Tu as raison chéri, Kubrick est hallucinant. 

J’ai laissé glisser.

Ma femme n’a jamais tort. Aucune femme d’ailleurs. Au Québec plus qu’ailleurs. 

Ma fille a sept mois, et Kubrick c’est déjà chiant.

 

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