L’homme invisible

 

6h30mn

 

Je suis l’homme invisible.

Les masses populaires me traversent, le pas toujours pressé, comme elles marcheraient sur l’insignifiance.

Cela fait un moment que je les regarde, passer et revenir, courir et se manquer, regarder et se regarder sans jamais voir et se voir, désirer et se désirer, rêver et se rêver, et recommencer, inlassablement, prisonnières de la routine quotidienne.

Je les regarde aller vers des destinations inconnues en me demandant si dans cette foule solitaire quelques uns étaient finalement parvenus à rattraper le temps qui semblait leur échapper, ou à trouver enfin ce bonheur capricieux, mystérieux, dont j’ai souvent entendu parler sans avoir eu le plaisir, la tristesse, de le rencontrer.

Un jour, peut-être…

 

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Autoportrait myope de l’Homme invisible, by Dave

 

Je garde espoir comme les croyants tiennent à leur foi, même si on dit que le bonheur est aussi généreux que sadique, que ceux qui l’ont possédé un moment en ont souffert une éternité.

J’aimerais bien tenter moi aussi l’aventure, juste comme ça, pour savoir, ne dit-on pas de la vérité qu’elle est empirique.

Pour l’instant,  j’observe, assis à ma place, entre les murs en béton grisâtres, épouvantables de ce lieu étrange qu’est la Civilisation.

Ceux qui ne me voient pas, je les observe. Tantôt avec affection tantôt sans.

J’écoute battre d’ici le cœur en acier inoxydable de Montréal, réglé comme une horloge suisse avec des aiguilles en flèches pointant vers les chiffres de ce temps qui vaut argent, l’ultime cible.

 

 

J’observe les passants, ceux qui ont le plus réussi l’intégration urbaine et leur naissance dans la postmodernité, et qui ont des yeux brillant telles des étoiles mortes, éteintes par la cupidité, la vanité, en espérant que quelqu’un les remarque. 

J’observe les passants, ceux qui marchent le moins droit sur la ligne de conduite rectiligne tracée par la société, sans la cadence moutonnière de toutes ces individualités qui ne sont plus, au fond, que des mimétiques.

Je les aime bien ceux là. Et tout le monde devrait leur ressembler, avoir leur vie que j’imagine palpitante, enthousiaste et remplie de toutes ces affections qu’ils accrochent en sourires sur leur visage vivant d’humanité.

 

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Je suis une inexistence. Je n’existe pas par rapport à moi, seulement pour être utile à autrui. Un objet, un médium, un écho, un silence, un divan, une morsure. Surtout une morsure. Ou une renaissance.

Je suis transparence pour que les autres aient suffisamment d’espace pour exister, ou se sentir exister. Cette inexistence, contrairement au néant, est l’unique bien que je puisse offrir, parce que je ne connais qu’elle. Je ne la possède pas, elle me possède. Elle ne loge à aucune enseigne, son sens est aussi plurivoque que les autres peuvent être polysémiques. 

Un rien avec lequel on peut faire ce que l’on veut, un hit hissé aux sommets stratosphériques du Billboard, une œuvre à réaliser, un vide à remplir ou rempli de tout, renouvelable ou fossile, médiocre ou  de la marde, transitionnel ou transformationnel, bouddhique ou chamanique, original ou orignal, une page blanche ou noircie, un étonnement ou un écœurement. Un vide, invisible, invincible. 

 

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6h13mn

Ce matin, je n’ai pas envie d’aller conquérir le monde. Il fait un temps dégueulasse, et Montréal sent la pisse.

C’est le printemps. Les révolutions sont mortes. Les carrés rouge, désormais lointain et vague souvenir dans une mémoire collective qui a des trous de gruyère, ont rangé dans la cuisine de leurs parents les casseroles de la Revolución!

Le changement a déserté la rue, ou plus précisément a été déserté par la rue. L’avenir plongé dans une profonde hibernation par le long et rude hiver d’austérité, n’a pas survécu à la fin du rêve.

Personne ne sait vraiment de quoi demain sera fait, mais cela n’a pas la moindre importance, demain ne paie pas les factures d’aujourd’hui. De plus, l’avenir est un luxe que seuls ceux qui en ont plein les poches peuvent désormais s’offrir.

L’avenir est une affaire de riches. Les rues ne connaissent que les pauvres sans casseroles, marchant le carré rouge arraché comme les espoirs tués par un réalisme sans pitié. 

 

 

Et, j’ai aussi des factures, empilées dans un coin, qui me rappellent tous les jours à quel point je ne suis plus propriétaire de ma propre vie.

Une belle pile là déposée sur une petite table branlante, qui ne détonne pas de l’ensemble indigent de cet appartement que je paie à un prix de riche. J’ai perdu la force de la renverser, de tout foutre à terre, parce que comme tous ces gens qui passent je n’ai plus les moyens de ma colère.

Alors, j’ai abandonné, ou plutôt j’ignore pour survivre.

Et ce matin j’ai envie de rester là, perdu dans mes draps recouverts de l’odeur forte des folles nuits montréalaises. J’ai oublié les prénoms, mes draps ont plus de mémoire que moi.

 

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Montréal baigne dans une aube pâle, la lumière terne se heurte contre ma fenêtre, un appel timide au réveil, je bâille et laisse glisser. De toutes les façons, personne ne croit plus que l’avenir appartienne à ceux qui se lèvent tôt. Allez demander aux mecs qui bossent comme des esclaves pour une rémunération de crevard, accumulant des heures impossibles, voyant à peine leurs enfants grandir quand ils ont la folie d’en avoir, et qui sont permanemment au bord du gouffre.

Je crois que cette histoire d’avenir a été inventée pour que les gens se tuent à la tâche comme on se jetterait sous les roues d’un bus. Moi, je n’ai pas envie de me jeter sous quoi que ce soit.

 

 

6h18mn

 

Je regarde par la fenêtre, le soleil semble ne pas avoir fermé l’œil de la nuit, et les ombres qui passent dans la rue s’enfoncent à chaque pas dans la terre.

J’ignorais que l’on pouvait autant s’enraciner en bougeant.

J’éclate de rire comme on pique une crise de folie, ça résonne dans tout l’appartement. Le voisin frappe sur le mur pour me ramener à la raison. J’ai envie de lui dire d’aller se faire voir mais je sais qu’il est con, que même ça il ne comprendrait pas. Certaines personnes ont poussé la connerie tellement loin qu’elles en ont perdues le sens de l’humour.

Je vous le dis les cons, de nos jours, ne savent plus être assez con pour l’humour. Coluche est mort. Pierre Desproges aussi. Et Les Flagrants Délires manquent cruellement au monde. 

 

 

 

Le voisin tambourine, maintenant c’est ma porte qui lui fait penser à sa femme qui s’est tirée avec les gosses. Faute de pouvoir se payer une pute avec son chèque de l’aide sociale, ma porte, mon mur tient lieu d’exutoire.

Mon voisin est obsédé par la bagarre. Il ferait n’importe quoi pour en avoir une. Ce matin, je suis le n’importe quoi.

Il cogne, gueule, cogne, dégueule, cogne, m’engueule, et finalement cogne sur ma gueule.

Je pisse du sang, et je ris encore plus fort.

Un coup, et un jet d’hémoglobine qui refait la déco. C’est rafraîchissant.

Le voisin finit par se vider, sur le plancher en bois pourri, la jugulaire tranchée,  en crise spasmodique, les dernières respirations de l’agonie. Et puis, rien.

Et moi, je ris, encore et toujours au-dessus de son corps inerte, crevé comme un pneu. Ce minable m’a donné envie de descendre dans la rue, de chopper l’avenir en Mercedes, en BMW, et de ressusciter la Révolution, dans un vacarme de casseroles, sous une pluie de carrés rouge. Hasta siempre, comandante

 

 

 

 

6h31mn

Ce qu’il est arrivé après relève du poétique.  J’ai des vers qui surgissent du passé, la vieille époque, comme un hurlement de Sully Prudhomme, rythmant les pas de forçats qui sont le peuple : 

 

Tous, prisonniers d’orbites infinies,

Rouges ou bleus, ténébreux ou vermeils,

Vont lourdement sous l’effort des Génies.

 

On voit marcher en silence ces blocs.

Quels forts dompteurs, ô monstres, sont les vôtres !

Pas un ne bronche, et sans écarts ni chocs,

Ils tournent tous les uns autour des autres.

 

Je n’ai pas chopé l’avenir. Les Mercedes m’ont toisé. Les BMW m’ont ignoré. Et je cède l’espace aux fortunes qui paradent.

Une pauvre tâche. Ouais. Plus de couilles. Émasculé. 

 

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6h33mn

J’imite la foule, cigarette pincée par mes lèvres épaisses, qui file vers le métro et où il est d’usage de n’adresser la parole à personne, je tire la tronche pour ne pas paraître ridicule, et snobe à peu près tout. Juste pour le plaisir de se sentir comme les autres. Ou de se sentir avec les autres. Je fais ma plus belle tronche.

Je crache le mégot avant de pénétrer dans les entrailles de la ville, je remarque une ombre qui se précipite pour le ramasser, elle me donne la nausée et j’ai envie de vomir Sartre.

La vie est une merde abyssale.

Sur le quai, chacun tripote son téléphone qui est aussi intelligent qu’il abrutit. Tout le monde ignore tout le monde, et fait semblant d’avoir une vie intéressante. C’est sans doute ça la fameuse comédie humaine. Et j’éclate de nouveau de rire. Personne ne me remarque, ou fait semblant.

Dans le métro, règle numéro une : rester imperturbable en toute circonstance. Parce que s’intéresser aux autres, c’est dire que l’on est un no life, alors on doit montrer que l’on a une vie, qu’elle est cool, et qu’elle nous suffit.

Même si à la prochaine station, on foncera dans un bar, retrouver cet autre rencontré sur Tinder qui comblera le temps d’une capote usée ce gros et lourd vide en forme de zéro. On se dira il vaut mieux ça que d’être seul. Seulement, deux fois zéro, ça reste toujours zéro. 

 

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6h40mn

Il y a une fille gothique aux allures de toxico-crasse qui fait une tête de mort, anorexique jusqu’à l’os, je voudrais bien qu’elle laisse son odeur dans mes draps, mais je ne crois pas qu’elle soit intéressée, elle est en amour avec le mur en face.

Le train arrive avec du retard, pour ne rien changer. Certaines habitudes ne changeront jamais. 

Elle se jette contre lui dans une étreinte morbide. J’aime définitivement son style. Ça ressemble aux noces pourpres de George R.R. Martin.

Un éclat d’horreur comme un éclair d’humanité jaillit du regard zombifié de tout ce monde qui fait la tronche tordant le cou à leur téléphone intelligent, et je me dis que quelques fois l’horreur a du bon.

 

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6h43mn

 

Plusieurs, plus intelligents que leur téléphone, davantage que les autres, comprennent rapidement l’importance du moment, l’opportunité d’affaires, la rareté de la situation, ils sont malin. Quelques selfies pour le buzz. J’ai encore la nausée. Putain de Sartre, sors de mon corps.

 

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6h33mn

Je fume un mégot qui traînait par terre. J’en ai ramassé quelques uns avant que la masse ne les écrase comme elle se marche dessus. C’est l’heure dite de pointe, ça se bouscule dans une impolitesse naturelle, être grossier n’a jamais tué quiconque.

L’entrée du métro ressemble à un cendrier géant, tout le monde s’en fout,  les braves gens balancent où ils veulent des bouts de cigarette, je reste à l’affût.

Certains paient pour avoir un cancer, moi je l’ai gratuitement. J’assume. Who cares. Je suis invisible.

Un petit mec vient de se débarrasser d’un bout pas encore consommé de son cancer.  A peine sur le sol, déjà sur mes lèvres. Les mégots frais et tout chaud sont devenus rares, les gens ne sont plus aussi généreux qu’avant, ils profitent jusqu’au dernier souffle d’un plaisir qui pue.

Le petit mec fait la grimace, je suis content, il m’a remarqué, c’est bien la première fois.

Je le suis dans les escaliers mécaniques qui descendent vers les quais. Je marche après lui, suivant ces pas, essayant de mettre ses souliers, et j’ai l’impression de m’enfoncer dans le sol.

 

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6h39mn

 

Il s’arrête sur le quai, bondé, au milieu d’une foule solitaire. Il est près d’une fille au drôle d’accoutrement, on dirait un fantôme. 

Je me réfugie dans son ombre pour me mettre derrière ses yeux et tenter de voir le monde tel qu’il le perçoit. C’est noir et glauque. C’est donc ça l’humain.

 

 

6h40mn

 

Le petit mec, sans un mot, agrippe la fille et la pousse contre le train qui rentre. C’est un jet d’hémoglobine qui refait la déco. Rafraîchissant. Et personne n’a rien vu, en pleine conversation avec leur téléphone intelligent.

 

 

6h43mn

 

Le petit mec s’éclipse pendant que la foule gazouille, ça fait tweet, tweet, tweet. Il  remonte à la surface de la terre, sort une cigarette, l’allume et va vomir dans un coin près de l’entrée du métro. 


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6h49mn

 

Je suis toujours dans son ombre, derrière ses yeux. C’est toujours noir et glauque.  Je m’approche encore plus près pour mieux faire corps avec lui.

Il m’a vu et à mon tour je le vois. C’est sombre et sordide.

Je plante mes crocs dans son cou, la jugulaire éclate, elle gicle sur Montréal. 

Un homme invisible est né. 

 

Son eau fraîche a fui goutte à goutte,
Le suc des fleurs s’est épuisé ;
Personne encore ne s’en doute ;
N’y touchez pas, il est brisé.

 

Une réflexion sur “L’homme invisible

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