Il s’approcha, l’air faussement perdu, la démarche nonchalante, près du micro laissé, quelques instants plutôt, ouvert par la présentatrice blonde et filiforme. Les yeux plongés dans la lumière du projecteur, aveuglés, cherchant dans l’auditoire des visages comme points d’ancrage. Un verbe volontairement hésitant se fit entendre. Étouffé, anal.
Je suis Ben Laydhen, professeur titulaire à Gorgetown, et président du groupe Char de Réflexion, lança t-il en gratifiant la salle d’un épouvantable raclement de la voix. Un tonnerre d’applaudissements se fît entendre. Désolé. Je ne suis pas stressé. Il sourit et l’auditoire éclata d’un rire qui résonna comme des tours jumelles frappées par des aéronefs une belle journée ensoleillée de septembre. Avant le cauchemar. L’hiver.
Je tiens à préciser que le ‘Ben’ est la contraction de ‘Bénédicte‘, ma mère a toujours voulu un enfant androgyne, elle était pour la mixité des sexes, des contraires, dans le même sujet. D’après elle, cela nous aurait évité bien des batailles absurdes. Je suis né Bénédicte. Et je me suis spécialisé dans l’étude et la résolution des conflits, des affrontement des contraires, des différents, en fin de compte de la justice. Oui, ma conviction est celle de la justice. Ce soir, je voudrais vous en parler. Si vous me trouvez ennuyeux et long, je vous prie de ne pas le tweeter. Je le ferai moi-même, car on n’est jamais aussi bien servi.
Un énorme fou rire parcourut l’assemblée d’étudiants, de professeurs, d’invités de marque, de journalistes, et de tout ce que l’intelligentsia produisait de flamboyance.
Ben Laydhen était un intellectuel rock star. La moitié de la foule présente avait dormi devant l’amphithéâtre afin d’être certaine d’obtenir une place. Il était un dealer qui vendait assez brillamment sa came, le savoir, l’érudition, le populisme. Il était le nouveau chouchou d’une opinion publique grabataire. Les bourgeois ayant toujours su devenir le porte-étendard des pauvres. Allez savoir.
La petite parenthèse ‘Ben’ refermée, soulagé que tout le monde ait embarqué dans son humour bof bof comme un plan cul plan-plan, heureux d’avoir une salle désormais pleinement conquise, il entra dans le vif du sujet. Comme souvent avec lui, la formule fît l’effet d’une frappe chirurgicale. Mesdames et messieurs, l’Empire n’est pas mort. Je suis venu vous le dire, droit dans les yeux, et en toute franchise, nous ne capitulerons jamais, nous ne nous rendrons jamais, nous allons mener notre combat jusqu’à la victoire totale, et anéantirons jusqu’aux derniers les impies.
Salve d’applaudissements.
…Car seul l’Empire est grand, tout le reste est faiblesse!
Tonnerre d’applaudissements. Aussi assourdissant qu’une explosion kamikaze au Proche-Orient. Standing ovation.
Bravo! Bravo! Vive l’Empire! Vive la Justice!
Transes et euphories.
Un océan de drapeaux de l’Empire brandis, en transe et euphoriques eux aussi.
Salut et chant des Patriotes. La rock star en communion avec sa foule, relation symbiotique, électrique, sous le regard de Zeus qui approuve en lâchant la foudre dans le ciel.
Liberté! Liberté! Justice! Vive l’Empire! Vive la paix!
Voilà comment l’on a accueilli l’horreur et assassiné l’humanité.
L’annonce de la présence à cette bulle annuelle de l’intellectualisme populaire draguant les bas-fonds de la société – où les frustrations accumulées, les dénigrements et autres humiliations avaient fermenté les esprits – du nouvel apôtre de la reconquête très virile de la Gloire passée, avait ameuté les foules, les caméras, ainsi que tout le reste du gratin voyeur.
Depuis les attentats économiques perpétrés les mois précédents par des nations lilliputiennes – longtemps méprisées – sur le sol de l’Empire, le patriotisme né du sang social avait su jumelé en son sein les factions antagonistes qui divisaient l’opinion publique.
Revanchard, ce patriotisme réclamait à son tour de s’abreuver du sang humain de ses ennemis qui avaient frappé par une violence inouïe et un culot invraisemblable le cœur et l’âme de la nation.
Les images chocs de cadavres jonchant les salles de marché, de financiers de haut vol se jetant dans le vide, des banquiers se suicidant entre les mains de leurs maîtresses SM payées une fortune, le terrible chaos des institutions banksters s’effondrant comme des châteaux de cartes sur leurs fondations que l’on vantait indestructibles, les grandes fortunes qui abattaient leur jeu dévoilant l’ignominie de leur cupidité et qui trichaient sans scrupules en se vendant aux nouveaux maîtres, tout cela avait plongé l’Empire encore plus dans le cercueil.
Si au regard de nombreux experts en déclinologie et analystes en déclinisme, ces attentats illustraient de façon douloureuse le début d’une fin de cycle; pour d’autres comme le professeur Ben Laydhen, issu d’une longue lignée de la vieille bourgeoisie, richissime et austère, ces attentas-là annonçaient un Empire invincible qui se devait de montrer au monde qu’il était immortel. Le peuple, affirmait-il, n’est pas mort! Le peuple crie justice! Le peuple est la nation! Et notre nation est la plus grande de l’univers! Elle le restera pour l’éternité! Le professeur devint l’image forte d’un peuple meurtri, résistant, indomptable. Patriote.
Le cénacle que forma Ben Laydhen était composé de la crème de la crème. La meilleure part d’un corps à l’agonie. Tous dans la quarantaine et vifs, ils s’étaient écartés du milieu sénile et incapable qui dirigeait un pays terne, sans vision, sans envie, se contentant d’un rôle de figurant sur la grande scène mondiale.
Ils méprisaient cette élite dont ils étaient un peu les pommes pourries et qui avait capitulé devant l’inévitable, préférant mettre à l’abri du crépuscule annoncé tout ce qu’elle avait amassé d’or.
Ils sont tous corrompus et traîtres! On devrait les pendre en direct sur les réseaux sociaux! L’aile ultra patriotique du cénacle s’impatientait furieusement, faisant apparaître Ben Laydhen comme le plus raisonnable de tous ces agités du bocal tel que les nommait la Chancelière du Conseil privé de l’Empereur, l’homme fort du régime.
Aube éternelle. L’essai politique du cénacle s’était arraché à sa publication. Il trônait sur les étagères vides de la classe ouvrière – celle des surdiplômés sans lignée généalogique heureuse, sur les étagères vendues sur Amazona.com du précariat, traînait sur les tables garnies de la gent épicière et au chevet de tout ce qui y trouvait un quelconque défouloir ou un probable enrichissement matériel. Les temples voués au culte monothéiste du Capital en firent le Nouveau Testament.
Les médias qui boudèrent et tentèrent de le ridiculiser un temps, face à son impact et sa résonance, cédant aussi aux pressions de leurs propriétaires, entrèrent dans la danse. Et le bal ne fit que commencer.
Le cénacle ne se contenta pas d’un rôle d’architecte, de penseur, d’un mouvement des colères. Grâce au succès retentissant de Aube éternelle, il se décida en conclave, loin des caméras et loin du peuple, que l’heure fût venue d’entrer dans l’arène politique et de renvoyer la mégère Chancelière dans cette cuisine d’où – pour le bien de l’Empire – elle n’aurait pas dû sortir.
Le conclave terminé, une fumée noire embrassa le ciel gris, quelques passants immortalisèrent l’instant qui fût partagé sur les réseaux sociaux. Tout le monde sut. Des groupes virtuels se formèrent. Des pages furent crées. Des # devinrent des cris de ralliement telle La Liberté guidant le peuple de Delacroix.
C’est ainsi que débuta le Mouvement SnapThat.
Révolution! La Une écarlate fît frémir la Chancelière. Et l’élite au pouvoir. L’assemblée de notables fût convoquée en urgence et elle vota la nuit même un volumineux arsenal législatif contre le terrorisme économique.
Ce nouveau cadre légal prévoyait entre autres choses l’interdiction de manifester et de rassemblement aux fins de sécurisation du marché financier frileux. La suspension des droits et libertés au nom de la prévention contre le chaos, source d’instabilité économique. La mise en place d’un service de renseignement tentaculaire à l’intrusion sans limites et dont la mission principale était la traque ainsi que la neutralisation de tout détracteur du gouvernement impérial, garant de l’ordre économique. La refonte et la militarisation des forces de sécurité pour dissuader les tentatives de déstabilisation des centres financiers, pour éradiquer les coalitions contre les donateurs du Parti impérial, et pour conduire devant la justice toute critique dissidente.
Le cénacle pris au dépourvu rentra une fois de plus en conclave. Les salauds! Nous n’aurions pas fait mieux! Le constat fût unanimement partagé.
Que faisons-nous maintenant Ben?
Nous allons prendre le pouvoir et baiser cette salope, dit-il le regard et le calme olympiens. Les autres hochèrent les têtes. Oui! Des poings frappèrent la table ronde. Oui! Oui! Au pouvoir!
Une fumée noire toisa le ciel gris. Des passants la partagèrent sur les réseaux sociaux. Et le virtuel descendit dans la rue.
Les forces de sécurité l’y attendaient, de matraque ferme. L’affrontement fût épique. Homère Simpson en fît une oeuvre mémorable qui s’échange aujourd’hui contre des donuts.
Dès les premiers instants de la bataille, Ben sut que la victoire était acquise. La ferme matraque des forces de sécurité cognait sur le peuple désespéré. Comme qui dirait le pire ennemi de la Toute-puissance, c’est un désespoir qui n’a rien à perdre.
Le peuple reçût les coups et les rendirent avec une furie que quelques privilégiés avant cet événement connurent, Vuithon le XVIème monarque par exemple, raccourci par l’inventivité tranchante du génie de M. Guillotine.
Le peuple donna des coups qui ramollirent la fermeté des matraques. Les forces de sécurité se sentirent insécurisées. Les renforts demandés furent rachetés par Mark Zoukerberg dans la confusion du marché paniqué pour une bouchée de pain.
Mark Zouquerberg était l’un des nouveaux grands princes d’une caste si riche et si influente que Dieu Himself pour leur faire plaisir s’habillait en latex.
Les renforts ne vinrent pas. Les forces de sécurité finirent sur l’échafaud. La fumée noire de leurs corps calcinés défia le ciel gris. La Chancelière de son palais la regarda, et trembla pour la première fois. L’assemblée de notables élue au suffrage médiatique se présenta devant les cameras pour prêter allégeance au Mouvement SnapThat, ce pouvoir du peuple par le peuple pour le peuple.
Ben Laydhen l’accepta au nom du peuple. Les notables votèrent en urgence une loi spéciale qui destituait la Chancelière et la rendait coupable de crimes contre celui-ci.
La Chancelière se réfugia au palais impérial où dormait le monarque et où la famille impériale se prélassait loin du tumulte aux frais de la princesse.
La Chancelière demanda asile. L’Empereur le lui offrit pour service rendu.
Ben Laydhen le rejeta au nom de la Justice du peuple.
La Chancelière fût livrée à la foule qui l’exécuta après un procès sommaire. Le génie de M. Guillotine brilla une fois de plus.
Puis ce fût le tour de l’assemblée des notables. Le peuple jugea, le peuple condamna, M. Guillotine fût étincelant.
Ben Laydhen décréta la suprématie du pouvoir populaire. Le peuple en fît son souverain suprême. Le Consul. Il exila la famille impériale dans les steppes de la Mongole, territoire sauvage et bête. Peu de temps, après il décida de tous les exterminer, au nom du peuple.
Le conclave occupa les fonctions du Conseil privé. La nouvelle assemblée fût constituée sous le seul critère du Quotient Intellectuel, car seule l’intelligence pouvait en cette ère d’innovation et donc de pouvoir permettre l’Aube éternelle de l’Empire transformé en République. L’assemblée législative fût privatisée pour limiter les coûts liés à son fonctionnement.
Mark Zoukerberg en acheta la moitié, les célèbres philanthropes Arthur Goldman et Henri Sack, grands argentiers du mouvement des colères SnapThat, réunirent leur or et s’offrirent l’autre moitié.
On débaptisa l’assemblée législative. Elle se nomma Zoukerberg & Goldman-Sack’s. Le marché euphorique prononça le bénédicité, le peuple fît Amen. Et il ne mangea jamais à sa faim.
La République. Le peuple apprécia le terme, cela lui plaisait beaucoup. Il se sentit valorisé, et tous se dirent égaux. Même si la République était gouvernée par les Intelligents inamovibles, ce n’était que pour le bien commun, la Gloire de la nation, la Justice. Le peuple approuva par un plébiscite historique. Ben le Consul alla en guerre contre les barbares de la terreur économique qui frappèrent l’ex Empire dans son cœur.
La vengeance fût normalisée par une résolution des Oligopoles Unis, les barbares devinrent des contes d’horreur que l’on raconte dorénavant aux enfants pour les rendre obéissants.
Ils furent inscrits aux programmes des éducations populaires que fréquentaient tous ceux qui n’avaient pas le QI exigé pour faire partie des Lumières. Et tout se passa comme prévu.
Cela faisait quatre ans que la République existait. Quatre années de croissance économique historique. Quatre ans d’un chômage au plus bas, puis aucun chômage du tout. Quatre ans de tous les records d’enrichissement. Quatre ans d’instauration des zones de décontamination sociale.
Le peuple enfermé. Entouré de murailles infranchissables. Transparents, presque invisibles à l’œil nu. Les zones de décontamination sociale furent la solution intelligente et rationnelle à un problème social ingérable qui contenait deux données fondamentales: tout le monde ne pouvait être riche. Il fallait des pauvres pour enrichir les riches.
Ben Laydhen ne pouvait répéter les erreurs de l’Empire. Il tergiversa entre l’extermination pure et simple des éléments les plus inutiles du système – ceux qui ne pensaient pas, n’étaient d’aucune valeur économique – et les zones de décontamination de la lèpre sociale.
Les hauts cadres et dirigeants de la Mark Zoukerberg & Goldman-Sack’s penchèrent pour la seconde option. Parce qu’elle donnait espoir aux lépreux qu’un jour à force d’effort l’aplaventrisme et de docilité, ils pourraient être guéris et s’affranchir de leur condition, rejoignant les 99% du territoire appartenant à l’Intellocratie.
Le Consul ne se fît pas prier. Des cyborgs développés en secret par un consortium enfermèrent le peuple dans les zones. La résistance fût futile. L’Intellocratie devint la nouvelle idéologie, le nouvel ordre, la religion officielle. Impérialiste. La planète se convertit.
Dieu trucidé par l’intelligence artificielle greffée dans le cerveau des Intellocrates afin de décupler le potentiel de l’intellect dit naturel, eût des obsèques anonymes qu’un livre de Nisch, philosophe cocaïnomane, décrivît comme les plus célestes auxquelles il assista depuis sa tombe.
Une statue à son visage fût érigée pour montrer au monde entier la Puissance républicaine, et son incontestable supériorité.
Cette fois, le peuple ne plébiscita pas. Surveillé par un essaim de drones et par une armée de cyborgs, il garda le silence. Et de lui, personne n’entendit plus parler.
[…] Les révolutions, ou en tout cas des bouleversements majeurs comme la Révolution française, relèvent des phénomènes historiques dont il ne faut pas juger la signification à travers les intentions ou les espérances de ceux qui en sont responsables, ou même au travers de celles qu’une analyse postérieure pourrait leur attribuer.
Même si ces intentions ont, évidemment, un rapport avec l’étude du phénomène, elles ne peuvent cependant être vues comme le déterminant, parce que le processus et son résultat ont une caractéristique commune : ils sont incontrôlables.
Eric J. Hobsbawm, « Faire une « révolution bourgeoise ». », Revue d’histoire moderne et contemporaine 5/2006 (n° 53-4bis) , p. 51-68