Il m’est arrivé le soir, en regardant la campagne par la fenêtre d’un train, d’apercevoir à l’ombre des shôji d’une maison de paysan une ampoule qui brillait solitaire sous un de ces minces abat-jour désuets, et de trouver cela d’un goût exquis.
Junichirô Tanizaki est inclassable. Il ne peut être placé dans une case, et aucune case ne peut le contenir.
Parce qu’il incarne ce que la littérature a peu connu, un écrivain total. A la fois un non-conformisme plus qu’un anti-conformisme, un « diabolisme », un « masochisme », un « esthétisme », un « charlatanisme », Tanizaki le « décadent » incompréhensible pour tous ceux qui ont l’habitude des sens et autres inspirations convenues, attendues, est l’auteur d’une oeuvre monumentale à l’éclectisme aussi vertigineux – par sa force créative – que sublime – par la justesse et la profondeur du propos.
Né à la fin du XIXe siècle dans un Japon nouvellement entré dans l’ère Meiji dont les bouleversements sociaux, politiques, culturels qui le secoue illustrent dans une certaine brutalité la Crise de sens que toute civilisation tiraillée entre le poids du passé et l’exigence de modernisation – à un moment ou à un autre de son histoire – a connu.
La Crise de sens telle quelle est un malaise identitaire surgissant de la confrontation entre le réformisme le plus autoritaire et le conservatisme le plus réactionnaire. Le choix du mouvement, donc de l’avenir, ou du statu quo, donc du passé.
La Crise de sens se fait sentir, se manifeste, souvent lorsque la Civilisation pour paraphraser Aimé Césaire est déliquescente parce qu’elle n’arrive plus à résoudre les problèmes que posent son fonctionnement.
Des problèmes d’ordre politique, économique, social qui sont autant de luttes internes découlant du constat terrible que la Civilisation est moribonde, et que rien ne semble apparemment pouvoir la sauver de l’inéluctable.
Tanizaki naît donc dans cette époque turbulente, troublée. Le choix du mouvement a été fait. Le Shongunat vaincu, le Japon sous l’impulsion de l’Empereur Mutsuhito prend le chemin de la réinvention de la tradition nationale qui passe par l’adoption d’un progressisme des Lumières aux consonances occidentales.
Cette décision de sortir le Japon de son Obscurité millénaire, caractéristique de l’esprit nippon ainsi que de sa sensibilité singulière, ouvre le pays au monde.
Le terme Obscurité pris dans l’acceptation occidentale renvoie par association d’images, par construction psychologique, culturelle, à l’inconfort, la terreur, la laideur.
Ce n’est pas seulement une absence de l’intelligibilité, c’est la présence du Mal. Dans cette perspective, elle est prohibée partout, et on en a fait une chasse quasi obsessionnelle.
L’Éloge de l’Ombre est une ode à cette Obscurité traquée dans chacun des recoins de l’identité japonaise par l’éclat ostentatoire, tapageur, voyant, des Lumières de la modernité occidentale.
Tanizaki y déploie – dans une concision qui a elle seule est un véritable tour de force intellectuel – les arguments de l’incompatibilité intrinsèque de ce modernisme occidental tape-à-l’œil, posé tel quel dans le décorum culturel nippon, avec la notion de beau comme conçue et acceptée par la culture japonaise.
Parce que l’Obscurité, l’Ombre, dans cette culture ancestrale n’est pas une absence de Lumières, d’intelligibilité, la présence du Mal.
Elle est au contraire le révélateur de la profondeur, de la sobriété et de la densité du beau. Elle est la retenue et la pause, l’ellipse et l’évocateur. L’espace, le vide, et le dépouillement.
Tout en évitant consciencieusement de tomber dans la critique facile, péremptoire, présomptueuse, l’auteur de Le Tatouage, L’Amour d’un idiot, La Femme et le Pantin, Le Goût des orties, se laisse aller à des réflexions prenant l’allure d’une fausse errance d’un objet banal (l’abat-jour ou la lampe électrique) à un lieu inconvenant (les lieux d’aisance) qui montrent le charme subtil et discret de l’Ombre produit par la lumière indigente, tamisée, légère, dont les effets sur l’être japonais sont inestimables puisqu’ils touchent à la Paix de l’esprit.
Dès lors, cette Éloge n’est pas un réquisitoire anti-modernisme, c’est un questionnement sur la nécessité de l’atteinte d’un équilibre harmonieux entre le progressisme pensé dans l’Ailleurs – celui de l’univers de références propre à l’Occident – et l’identité culturelle japonaise. La recherche de L’accord parfait.
Dans cette perspective, Tanizaki insiste sur la violence, souvent sur une certaine grossièreté, du clinquant occidental qui est d’une blancheur évidente, banale, translucide laissant rebondir l’étincelant; contrairement à l’Ombre orientale qui le capte, l’absorbe, le conserve en son sein pour mieux illuminer son environnement, pour mieux en libérer la magnificence.
Ainsi le raffinement est chose froide du côté nippon, loin de l’éclairage aux néons et de son aspect racoleur, loin de la luminosité en tout temps, de la scénographie qui dévoile tout et déshabille de curiosité le mystère, les jeux ou l’énigme de l’Ombre.
Le raffinement est aussi un peu sale, car il est le brillant de la crasse des mains provoqué par l’usure, l’empreinte de l’usage, ingrédient essentiel du beau.
Si la souillure suscitée de la répulsion chez l’occidental, chez le japonais au moins de ce qu’il est des ustensiles apaise le cœur et calme les nerfs.
Peut-être parce qu’elle indique les imprégnations du temps sur les objets, la transformation naturelle des choses, la part d’eux que les individus y laissent, marquant si on puis le dire ainsi la présence de l’âme en l’objet, conférant à celui-ci le sentiment à ceux qui le voit ou le touche d’être habité, et donc de paraître inerte, lisse, fade. Ou illustre-t-elle le besoin d’accepter que l’on ne peut prétendre dans l’absolu à être maître et détenteur de tout.
[…] à un éclat superficiel et glacé, nous avons toujours préféré les reflets profonds, un peu voilés; soit, dans les pierres naturelles aussi bien que dans les matières artificielles, ce brillant légèrement altéré qui évoque irrésistiblement les effets du temps.
« Effets du temps », voilà certes qui sonne bien mais, à vrai dire, c’est le brillant que produit la crasse des mains. Les Chinois ont un mot pour cela, « le lustre de la main »; les Japonais disent l' »usure » : le contact des mains au cours d’un long usage, leur frottement, toujours pratiqué aux mêmes endroits,produit avec le temps une imprégnation grasse; en d’autres termes , ce lustre est donc bien la crasse des mains.
[…] Contrairement aux Occidentaux qui s’efforcent d’éliminer radicalement tout ce qui ressemble à une souillure, les Extrême-Orientaux la conservent précieusement, et telle quelle, pour en faire un ingrédient du beau.
L’Éloge de l’Ombre est celle de la nuance de ton, une variation d’intensité, qui ajoute à l’apparente opacité une dimension de profondeur.
En ce sens, l’oeuvre de Tanizaki dont on devine le plaisir qu’il éprouve à ne jamais être là où il est attendu est – en fin de compte – une plaidoirie à certains instants, une apologie à d’autres, du Clair-obscur bien plus qu’une Ode à l’Obscurité.
Je crois que le beau n’est pas une substance en soi, mais rien qu’un dessin d’ombres, qu’un jeu de clair-obscur produit par la juxtaposition de substances diverses.
De même qu’une pierre phosphorescente qui, placée dans l’obscurité émet un rayonnement, perd, exposée au plein jour, toute sa fascination de joyau précieux, de même le beau perd son existence si l’on supprime les effets d’ombre.
Il est là le secret, le grand secret, la magie, de l’Ombre. Oubliée par le pays du Soleil Levant désormais à l’Ouest, et depuis l’ère Meiji considéré comme une nation des plus civilisées puisque connectée à l’occidentalisme exacerbé ayant fait de la brillance, la luisance, un idéal.
En un mot, l’Occident a suivi sa voie naturelle pour en arriver à son état actuel; quant à nous, mis en présence d’une civilisation plus avancée, nous n’avons pu faire autrement que de l’introduire chez nous, mais, par contrecoup, nous avons été amenés à bifurquer vers une direction autre que celle que nous suivions depuis des millénaires: bien des embarras et bien des déconvenues nous sont, je pense, venus de là.
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