A Cole Porter & Francis Bacon.
Le trottoir me fascine. Me retient et me libère. M’ajuste avec la foule qu’il porte, au rythme effréné des pas battant le pavé. Il me soutient dans ma démarche, il me porte dans mon mouvement, moi et tous les autres obèses.
Et même ceux qui l’effleurent à peine, poids plumes, anorexiques de passage, casaniers agoraphobes. Le trottoir ne juge pas, n’émet aucune opinion, ce qui de nos jours est un exploit. Le trottoir est taiseux, il est inexistant, il est mort.
Le trottoir ou le silence du mort, l’anonymat et son essentiel discrétion, qui ne guide personne, ne s’autorisant qu’à ouvrir la voie.
Ce trottoir vicieux, lorsqu’il est verglaçant, arrosé, ou recouvert de salissure, ne fait chuter que ceux qui ont des excès d’assurance, comme des abcès d’ego, ceux qui ont la tête ailleurs, ivres, enthousiastes, pressés par le temps, pressés par la vie, la tête dans les nuages ou dans le cul, pour mieux les ramener à ce qu’il y a de véritable : le sol, dur, impitoyable.
Ce trottoir sali, oublié, méprisé, qui se venge à sa manière, sans que personne ne puisse faire peser sur lui les suspicions que l’on dépose, rapidement, couronnes d’épines, sur nos bons coupables.
Il n’en a que faire le trottoir, il regarde notre spectacle, fait trébucher quelques uns, hoche les épaules et poursuit sa route bien plus loin que là où nous n’oserions errer. Les chemins angoissants, les tracés inquiétants, les itinéraires désertés, les trajets encombrés, les voyages sans retour, les retours solitaires, et les marches sous l’éclat indigent de réverbères.
Il va plus loin le trottoir, il ne craint rien, il traverse les coins mal famés, les peurs qui tremblent dans l’obscurité, les monstres qui attendent dans l’ombre. Il va toujours au-delà ce que l’on puisse voir, en l’absence de soleil, de lune, d’étoiles. Et lorsqu’il s’arrête, c’est pour mieux repartir ailleurs. Un pont entre les espaces éclatés, un fil d’Ariane dans les cimetières, les labyrinthes, urbains.
Le trottoir ne connaît ni d’Adam ni d’Ève, il porte chacun et chaque chose aussi indifféremment que nous ne le remarquons à peine. Nos envies, nos frustrations, nos vidanges, nos trésors, notre déliquescence, tout.
Le trottoir me dilate à proportion de la progression avec cette impression de n’avoir de fin que tout ce que mon souffle puisse donner. Il y a ici une telle infinité de possibilités que la seule question posée est celle de la direction à prendre. Est, ouest, nord, sud.
Le trottoir, terre d’accueil de toutes ces couches sociales qui supportent mal, souvent, beaucoup, de se fréquenter, offre des tranches francisiennes baconesques d’existences hachées, interrompues, colmatées, mises chacune en perspective ou en contraste des autres.
Et il montre que même si nous aimerions tant nous haïr les uns les autres, nous n’avons pas le choix que de nous tenir ensemble. Au moins pour le tableau.
Du clochard qui penche sur une nouvelle stratégie marketing au patron qui ne sort jamais sans son parachute doré au cas où la rue voudrait le faire voler en éclats; du dealer qui fait dans le développement de produits et l’expansion des paradis artificiels aux luxueuses vitrines rappelant à ceux qui n’ont rien combien ils ne sont rien et à ceux qui en ont plein les poches combien c’est bon d’être quelque chose. Le trottoir accueille tout le monde. Défroqué, dénudé, baisé, enculé, zombie, éveillé, suicidaire, couilles pleines, couilles molles, sans couilles, castré, imbécile, heureux, ou pas du tout. Tout le monde.
Dans cette partie du tableau, je suis comme ce petit détail dont on ne sait pas toujours à quoi il sert, avec quoi il rime, et quel est l’intérêt de sa présence.
En fait.. je suis le trottoir, et cela peut faire mal quelques fois. Le cul. La gueule. Etc.

Study for Portrait II (after the Life Mask of William Blake) 1955, Francis Bacon.
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