Nous sommes dans la voiture, et cela fait une bonne quinzaine de minutes que nous cherchons une place de parking.
C’est la grande ruée de fin de semaine dans les magasins, celle de l’après-jeudi, du chèque du chômage, du dépôt des miettes salariales pour employés précarisés, de la prime de gros patrons. C’est la suée des magasins. Il y a un monde fou, et trop endetté.
Les gens ressentent un besoin irrépressible de dépenser. C’est une addiction pour certains. Une question de survie pour d’autres, et pour le reste juste un moyen de se sentir exister. Alors, tout ce beau monde dépense.
Quelques-uns comptent et cela se voient à leur transpiration devant la caisse qui engloutit leur carte avec un appétit gargantuesque. Quelques rares s’en fichent, un peu. Ceux-là sont agacés par le montant exigé par la caissière. C’est trop peu ou pas assez. Presque indigne de leur statut. Pour eux, parler d’argent relève de la vulgarité. Certains ne s’attardent pas trop, ils feront les comptes chez eux. Parce qu’en public, c’est gênant de montrer à quel point la somme à débourser rallonge le mois déjà interminable. Nous sommes le cinq, ceux-là sortent la carte de crédit et dans leur regard on voit que ce n’est pas seulement pour accumuler des points.
La caissière passe le tout à l’enregistreuse qui semble sans scrupules. Elle est brune avec une coloration blondeverscente. Des cils comme les pointes d’un râteau, des ongles d’une longueur criminelle et badigeonnés de toutes ces couleurs que seule l’absence singulière de goût ou de classe puisse expliquer, tolérer, le choix, l’exposition. Elle mastique quelque chose, telle une vache helvétique qui regarde les trains passer sous l’ombrage des alpes. Il paraît que c’est sexy. Elle me fait débander.
Elle gagne à peine le salaire minimum. Elle n’a plus les vingt ans qui poussent à bosser juste pour se payer des shooters dans des bars où l’épicurisme prévaut et se consomme sans complexe.Mais elle est toujours là, derrière sa caisse, avec ses extensions en forme de lianes qui feraient la joie de Tarzan. Elle ne se prend pas pour n’importe qui. Non monsieur. Elle se sait désirable et désirée. La caisse, en fait c’est comme un site de rencontres à la Tinder. Les gueules passent et se succèdent, elle les fait glisser de droite à gauche, jusqu’à l’apparition de son futur Next!
Cela fait deux trois ans qu’elle fait le tour des boulots sans avenir, après avoir comme l’autre dirait lâchée l’école sur un prétexte bidon. Elle a rejoint toute cette génération de déscolarisés sur lesquels le futur compte pour ne pas être un crépuscule. Les vieux vieillissent et sont débarrassés dans des centres-décharges pour objets encombrants que l’on nomme résidences pour personnes âgées. Ils vont y crever dans des conditions affreuses, la solitude, l’abandon, la maltraitance, l’insignifiance. Les vieux n’ont que ce qu’ils méritent. Des enfants veulent vivre leur vie, avoir leur fin de semaine et faire toutes ces choses sans aucun intérêt qui leur donnent l’impression d’être vivants. C’est la faute des vieux, ils ont vidé les valeurs familiales de leur substance, ils ont laissé grandir le me myself and I, l’ingrat égoïsme, l’individualisme perfide, le nombrilisme abject. Ils ont cru que la modernité devait se faire en niant l’humanité. Les enfants ne connaissent rien d’autre que leur gueule. Les vieux y sont pour beaucoup.
La caissière se dit qu’elle a le temps, rien ne presse. Puis, on ne vit qu’une fois. C’est ce que disent les gens de son âge. Pas très original. Les soixante huitards et autres baby boomers ont initié le mouvement. Vivre le moment présent. Et personne ne leur a dit que cela n’excluait pas de penser au moment d’après. Manifestement, personne. On sait qui remercier pour le grand foutoir. La société. L’époque. Les rois-enfants et les enfants-rois. Etc., etc.
Je commence à fatiguer de tourner en rond sans trouver où me garer. Aussi extensible et élastique qu’est ma patience, je sens monter cette suffocante tension précédant le pétage de plomb.
La tension qui éclate dans la tête en forme de champignon nucléaire.
J’ai la patience qui ne prend pas son temps. Attendre m’est insupportable. C’est pourquoi je suis toujours en retard. Si les autres sont comme moi, quelle meilleure façon de les faire chier.
Je dis à ma femme Nous allons nous stationner dans l’espace réservé aux handicapés.
Elle me répond Mais non, tu ne peux pas!
J’enchaîne Bien sûr que si, je peux.
Elle se braque et son regard est aussi brûlant que des braises. Elle ne m’a pas seulement tué dans sa tête, elle m’a déjà incinéré et dispersé au vent.
On va avoir un ticket, ou au pire se faire remorquer!
Je fais silence. Ce silence dont on ne sait jamais s’il est un réel excès de confiance ou du pur je-m’enfoutisme primaire.
Je place un Mais non chérie, j’ai le droit.
Je ne la regarde pas, je sais que je n’y survivrai pas.
Elle a crié Tu te fiches de ce que je te dis ou quoi tabarnak! Je lui ai répondu Pourquoi me cries-tu dessus? Elle a hurlé Je ne crie pas, je parle fort!
Et nous avons stationné sur la bande réservée aux handicapés.
On sort de la voiture. Elle ne m’adresse plus la parole. Je lui glisse dans un doux enrobage sarcastique Alors mon cœur vas-tu me bouder comme une gamine toute la journée?
Elle se retient de faire éclater mes bijoux de famille. Je savoure le moment. Comme un gourmet avalant un fugu.
Si on prend une contravention ou que l’on se fait remorquer je te jure que je vais te tuer!
Je souris, elle a envie de me frapper.
Et je la prends de force dans mes bras, devant ce supermarché qui abrite une taverne consumériste où les fous ont des camisoles invisibles.
Elle se débat mieux qu’un fauve. Elle a ce côté caractériel qui la rend si unique. Il n’y aura pas de contravention ni de remorquage. J’ai collé une de mes photos sur la pare-brise.
Elle s’arrête un moment, perplexe et étonnée Mais qu’est-ce que tu racontes!
Les agents de stationnement verront ma photo et ils comprendront.
Quoi?!
Elle ne semble pas comprendre.
Tu sais, ici être noir est un handicap.
J’éclate de rire. Bruyamment. Et je la sens désespérée.
Tu es un con… Un fucking gros con…