Ma mère avait l’habitude de me dire: Fils, ne deviens jamais une personne ordinaire, ni quelqu’un de spécial. Sois juste une bonne personne avec un bon cœur.
J’ai essayé, échoué, pleuré, désespéré, souri, avancé comme l’éclair, tenu sur des béquilles, parcouru des déserts, senti le vent glacial de la solitude, goûté à l’euphorie de la réussite, incarné le succès, symbolisé la chute, dépouillé de tout, comblé par tout.
J’ai été l’étoile dans le ciel, le vers de terre, l’univers, la poussière, le trop-plein, le néant, la force de la puissance, la faiblesse et la déchéance, le pédant, le snob, l’ignorant et le pendu suspendu, l’argot du nickelé et les mots châtiés, Zeus et Sisyphe, le mythe et le mystère, l’ermite et l’austère, tous les costumes et masques du monde.
La nudité et ses identités qui se montrent quand tout s’éteint. J’ai fait plusieurs fois le tour de la vie, pris les chemins inverses, interdits et défendus, porté par des vents contraires, pour essayer de comprendre pourquoi quelques fois tout ça n’a pas de sens.
J’ai écouté les silencieuses sagesses de ceux qui savent, observé les vivants mourir pour vivre leur vie, et marché à l’ombre du soleil pour mieux voir la route. Fixé cette ligne horizontale qui sépare au loin le ciel et la terre, avancé vers elle et essayé de la dépasser. En fin de compte, me rendre compte que cette ligne est un visible invisible, proche et inaccessible, apparent et insaisissable. Cette ligne qui est l’horizon, j’en ai fait une fixation.
Je ne suis pas ordinaire. Ni exceptionnel. Je n’ai jamais été un saint et je refuse de l’être, c’est prodigieusement chiant. Je ne suis pas un diable, je le suis par intermittence. Cela dépend de l’autre qui partage ma couche.
Cela fait une éternité que je n’ai pas revu ma mère. Son souvenir s’efface, il perd de sa netteté et de sa chaleur, il devient flou, chimérique. C’est triste de me dire que j’en arriverai à ne plus me souvenir. Qu’il viendra ce jour où sur les visages il y aura un voile blanc. Comme l’autre l’a dit, ce jour-là ma tête deviendra une foule de visages oubliés.
Les vieux sentiments affectueux essaieront de recoller les morceaux du puzzle, de rassembler dans un tout ce qui est devenu éclaté, dilué, évanescent. Les vieux sentiments affectueux essaieront de faire que le cœur se souvienne de ce que l’esprit oublie, lentement. Imperceptiblement.
Ce jour-là, je serai devenu sans m’en apercevoir, l’horizon pour un inconnu, comme les autres l’ont été pour moi. Jamais ordinaires.