Bande sonore : Roxette – It Must Have Been Love.
La première fois, je n’étais pas âgé d’une dizaine d’années ; et après, je n’ai plus été le même. L’enfance avait vécu. Annie, elle s’appelait. À peine dans la quarantaine. Gothique sur les bords, le regard clair comme une pleine lune, la silhouette fantomatique, la bouche vampire. C’était étrange. Terrifiant et irrésistible. J’étais trop jeune pour comprendre ce qui se produisait en moi, mais j’avais conscience de mon émoi. La transformation violente sans effusion de sang, la métamorphose brutale sans vésanie, ni calme ni hystérie, entre des morsures douces et des taillades rageuses. Je n’ai pas souffert. J’ai joui.
Annie. Son univers sombre, inidentifiable. Sa voix affirmée de maîtresse sadomasochiste. J’étais aux ordres. Quand d’autres auraient exigé que je leur dise à quel point je les aimais, Annie me tenant sous sa botte n’en fit rien. No more I love you’s, me somma-t-elle. Depuis ce jour-là, je n’ai jamais plus su dire « Je t’aime ».
Annie. Médiévale. Moderne. Entourée de ballerines avec des barbes. Des cygnes blancs sortis du lac qui vit de Lamartine puisée dans ses eaux mélancoliques des vers méditatifs suspendant le cours des heures propices. Et des hommes d’une maturité qui extérieurement en impose étaient dévêtis par de jeunes effrontées, puis habillés de corsets. Certains d’entre eux à l’instar des nouveau-nés se laissaient donner la tétine. Et une servante écarlate, échappée de l’œuvre éponyme de Margaret Atwood portant la même barbiche que celle de la chèvre de monsieur Séguin, riait aux éclats.. de verre.. de terreur. Annie, prêtresse, au milieu de cette saturnale partouzarde, bénissait par un chant à glacer le sang les esclaves affranchis et les maîtres défroqués. Je n’avais pas dix ans, mais je savais. Cette scénographie improbable, cultissime, hors du commun dans le sens le plus anormal et le plus anomalie du terme, serait désormais pour moi l’un des lieux où viendraient se trouver mes sens. Je viendrais y crever à chaque fois que cela me serait nécessaire.
Annie. C’est Charly, l’aîné d’une fratrie comptant trois gamins aussi paradoxaux qu’incompatibles, qui me l’a présentée. Un après-midi. Il faisait chaud et vif comme une saison paradisiaque. Celle qui brûle la rétine et aux transpirations puantes. Moins quarante-cinq degrés à l’ombre. Le soleil infernal cognait dur sur les crânes presque cramés. Comme chaque début du mois, après avoir reçu sa rente de notre mère, Charly s’était acheté une cassette Gamava chez le disquaire du coin. La collection Hits ’95 ne s’arrachait pas, trop sentimental pour faire suer sur les pistes de danse. Tout le monde voulait du « Gangsta Paradise » de Coolio, du « Shy Guy » de Diana King, le « Be My Lover » de La Bouche, du « Scatman’s World ». C’est donc à un prix convenable que Charly finit par obtenir son précieux. De façon rétrospective, il fit une belle affaire.
La collection Hits ’95, une perle. Face A : des Take That au « Back For Good » comme on n’en fait plus, des Boyzone s’écriant « Love Me For A Reason » remplacés sur les ondes contemporaines par des « 1-800-273-8255 » qui sont des lignes ouvertes au suicide, du Seal au « Kiss From A Rose » ayant même ému les chauves-souris de Gotham City comparativement au « Rockstar » de 2017 qui n’émeuvent que des pierres. Face B : les negro crooners Boyz II Men implorant la Lady pas toujours in Red dans un « Water Runs Dry » digne de « La ci darem la mano » du mozartien « Don Giovanni » quand de l’autre côté les « Bodak Yellow (Money Moves) » et les « Sorry Not Sorry » sont comme la saison paradisiaque avec ses crânes qui crament. Face B : un Bryan Adams questionnant le coeur « Have You Ever Really Loved a Woman ? », et au coeur aphone le rockeur lover masqué offre ses rimes tel un bouquet de fleurs :
To understand her you gotta know her deep inside
Hear every thought see every dream
And give her wings when she wants to fly
Then when you find yourself lyin’ helpless in her arms
You know ya really love a woman
Le cœur n’oubliera pas de les déposer aux pieds de son choix. Aujourd’hui, à la radio le cœur est une bite qui parle de « Bank Account » et de « B.E.D » à des pieds « Perfect » faisant partis du « Gucci Gang » en chantant « Gorgeous » l’hymne féministe postmoderne « Unforgettable ». Face B : Michael Jackson rappelle aux âmes attristées, solitaires, perdues, égarées, « You Are Not Alone » tel un phare dans la nuit, le brouillard. Et Jon B., l’une de ces âmes dans la nuit, le brouillard, aperçoit la lumière du phare, soutenu par son comparse Babyface, lève la main en direction de cette espérance si loin si proche en conjurant « Someone To Love ».
Someone to love
Someone to touch
Someone to hold
Someone to know
Someone to love
Someone to trust
Someone to hold
Oh someone to know
Et Elton John de lui répondre, « Believe ». La Madone des Madones, bien avant le crépuscule de l’idole, aussi délicate qu’un murmure, en attend qu’il « Take A Bow ». Et ce que la Madone veut, Dieu veut. Et ce que Dieu veut, la Madone s’en fout. Cela convient très bien à Jon B. et à Babyface. Au point où ils en sont..
Face B : Annie. Annie Lennox. « No More I Love You’s ». Charly a mis la cassette Gamava dans la chaîne stéréo du grand salon de la maison familiale. Maman au travail, le volume est à fond la caisse. Quand la chatte n’est pas là, les souris ont la queue en l’air. Charly esquisse des pas dont Tim Burton s’inspirera pour ses « Noces funèbres ». De nous trois, il a toujours été celui ayant le plus le rythme dans la peau. C’est macabre, osseux, mais cela plaît beaucoup à Annie. Je regarde mon frère maigrichon comme un i écrit avec la typographie Raleway Thin remuer du squelette avec la grâce des ballerines d’Annie. Je suis tout admiratif, il faut dire Charly ne danse presque jamais, et pour moi assister à ce spectacle surréaliste c’est semblable au fait d’assister à la prestation de serment de Donald Trump quelques décennies plus tard, ou constater que Margaret Tchatcher n’était qu’une petite couille molle comparée aux néolibéraux de nos jours. Fatalement, d’Annie je suis tombé amoureux, elle m’a fait l’amour, j’ai joui, j’étais mineur, mais je n’aurais laissé personne me convaincre et l’accuser d’abus. Au contraire, je lui étais redevable. Autant qu’à Marie Fredriksson du groupe suédois Roxette, objet durable de mon premier fantasme sexuel, qui dans le « It Must Have Been Love » incarnait à mes yeux la sensualité par sa gracilité féline. De telle sorte que le simple fait de l’évoquer, d’y penser et de l’écrire, là tout de suite, provoque chez moi un raidissement phallique irrépressible.
Touch me now, I close my eyes and dream away
It must have been love but it’s over now
From the moment we touched ’til the time had run out
Make-believing we’re together
That I’m sheltered by your heart
But in and outside I’ve turned to water
Like a teardrop in your palm
Chrispy, le second frère, rentrant du collège, ne s’était pas attendu à trouver Charly valsant au milieu des meubles animés par la prêtresse Annie. Il tomba sur le cul, littéralement. Je crois que ce traumatisme fût l’un de ceux qui contribuèrent à rendre incurable son animosité envers son aîné. Chrispy n’en est jamais revenu. À seize ans, las, il se jettera sur les chemins de l’exil loin du cocon familial, mais toujours sous perfusion financière maternelle. L’exil doré sans les emmerdes. Chrispy a toujours su tirer avantage de toutes les situations. Le mec était tellement doué qu’il aurait pu faire passer un éléphant rose pour une espèce en voie d’extinction, et l’ONU se serait mise en branle pour aller à sa rescousse. Chrispy, El Colombiano, prestidigitateur hors-pair. Aujourd’hui, c’est un homme d’affaires au succès indéniable. Et avec Charly, ce n’est pas encore l’amour fou.
Annie n’était pas la tasse de thé de Chrispy. Il faut comprendre, si Charly adorait un truc, il y avait de fortes chances que Chrispy l’ait en détestation. Lorsque Charly traversa sa crise rap américain avec sa vague « California Love » de Tupac Shakur, Chrispy écoutait de la soul en hurlant les paroles de « Last Night » d’Az ou en imitant grossièrement la suavité de Sade. Quand Charly revenait à la Soul en poussant la chansonnette sur le « If I Ever Fall In Love » de Shai, son cadet basculait dans le « Can’t Touch This » de MC Hammer. Ainsi de suite. Du rap à la soul, du jazz au new age, du rythm and blues au « Je t’aime » de Lara Fabian, de la « Laura » de Johnny Hallyday à la « Chic Planet » de l’Affaire Louis Trio, de Vivaldi et ses « Four Seasons » au « Nessun Dorma » du Turandot de Puccini. Ainsi de suite. Inlassablement. Charly en voyant Chrispy sur le cul, lui porta assistance, en éteignant Annie. Ce qui me plongea dans les ténèbres. Une colère noire. Vite calmée par Charly, un coup de pied dans mon postérieur, par Chrispy avec une taloche derrière la nuque. Double ration, la colère se dissipa rapidement.
Annie, je ne l’ai jamais oubliée. On n’oublie pas sa première fois. Bon coup, mauvais coup. Les morsures d’Annie n’ont pas cicatrisé. Comme le dirait l’autre grand fantasme sexuel de ma vie, Norah Jones, « Don’t Know Why ». Quelques décennies plus tard, sur la grande scène de l’existence, dans cette perpétuelle représentation quotidienne, avec ses acteurs ballerines aux barbes hipsters, avec ses jeunes femmes effrontées, ses vieux délurés aux costumes qui en imposent et sous lesquels sont cachés des corsets, sous les regards désabusés, naïfs, je suis Annie. La saturnale ouvre sur « Nabucco – Va, pensiero » un chœur d’esclaves nostalgiques rêvant de briser les chaînes, passe par le mois révolutionnaire de « Novembre » d’Odezenne, s’arrête sur un « Chimpanzé » clandestin se faisant refouler à la porte d’entrée, s’achève sur un « More I Love You’s » à l’ivresse « Vodka » où le « No » a été rayé d’un trait barbare afin que comme Charly et Chrispy la foule cesse de se taper sur la gueule.
Harpe d’or des devins fatidiques,
Pourquoi, muette, pends-tu au saule ?
Rallume les souvenirs dans le cœur,
Parle-nous du temps passé !
Bande sonore : Annie Lennox – No More I Love You’s.
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