Billet dédié à Eric Dupond-Moretti & à Jacques Vergès, Me Jedi qui ne me connaissent pas.
L’action de la justice pénale internationale est le sujet d’une grande conversation houleuse (ou d’un débat public international passionné) . Loin d’être unanimement considérée comme un moyen de « garantir la paix par la sécurité collective » , la justice pénale internationale est accusée dans les politiques mondiales d’être une « instrumentalisation punitive » du droit international. Une instrumentalisation du droit à des fins politiques ou de domination politique exercée par l’hégémon occidental sur les États non occidentaux, ce qui ne manque de provoquer le courroux de ces derniers. C’est un euphémisme.
Dans cette perspective, la justice pénale internationale est prise comme un néocolonialisme, d’où la critique d’illégitimité dont elle fait l’objet. L’action de la justice pénale internationale assimilée aussi à la théorie du « droit d’ingérence » – qui au nom de la protection des populations civiles dans les situations de conflits armés porte atteinte à la souveraineté des États. La justice pénale internationale dans cette configuration, agissant comme le pendant judiciaire de la responsabilité internationale de protéger – à côté des opérations militaires de maintien de la paix, serait une arme de l’impérialisme occidental . Justice politique, justice néocolonialiste, droit impérialiste , moralisation culturaliste du monde (des relations internationales ) en prétextant la protection universelle de la dignité humaine – vue comme un cheval de Troie, l’action de la justice pénale internationale est en outre accusée de racisme au regard de son action sélective dans la lutte contre l’impunité.
Lutte contre l’impunité qui dit ainsi une justice à deux vitesses, une justice de la race dominante, mais aussi une conceptualisation racisée d’ « humanité » – puisque ceux qui sont accusés par la Cour pénale internationale sont Noirs et Africains, ce qui fait en sorte qu’en poursuivant ainsi dans cette perspective, dans cette lecture, l’on dire que le Barbare, l’Inhumain est Noir, il est Noir Africain. C’est observable, factuel, la quasi-totalité des affaires et des enquêtes de la CPI sont de la même coloration raciale. Coloration d’Afrique subsaharienne. Indéniablement. C’est peut-être une des raisons, pour mettre fin à cette critique ou pour invalider cette critique que depuis sa création la CPI a désormais une Procureure générale Noire Africaine, Mme/Me Fatou Bensouda, d’origine gambienne, ancienne procureure adjointe de Luis Moreno Ocampo, choisie en 2011 par les 120 États parties du Statut de Rome de 1998 (instituant la CPI).
Ainsi, la grande discussion sur la justice pénale internationale est en réalité un (grand) procès en bonne et due forme de son action qui se retrouve au banc des accusés. Une action de lutte contre l’impunité comprise à la fois comme un devoir moral, une responsabilité morale, une obligation juridique de faire, et une question (et peut-être) surtout (de) politique. Sans parler de celles subséquentes de domination, d’impérialisme, d’hégémonie, de moralisation du monde ou de mondialisation d’une morale ethnoculturelle. Bien entendu, comme susmentionné, de racisme pur et simple.
Alors la justice pénale internationale : coupable d’inhumanité (puisque raciste, etc.) ou non coupable?
Ce procès de la justice pénale internationale voit une pluralité de parties confrontées leurs propres lectures de l’action de l’institution judiciaire. Le juge désigné, c’est vous. C’est vous la décision qui dire coupable ou non-coupable à partir des différents arguments présentés qui dépassent largement l’intramuros juridique (du droit international).
Ce procès s’ouvre large à toutes sortes de vérités-réalités, légitimes, pertinentes, contradictoires, très souvent irréconciliables. Et chacune des parties prenantes demande une chose très différente des autres. Ceux qui accusent ne fondent pas toujours leur accusation sur la même chose, ceux qui défendent ne le font pas toujours sur le fondement du même principe. La diversité des vérités-réalités en discussion dans ce procès montre à quel point le verdict du juge ne sera pas chose aisée.
Pour l’accusation
Pour l’accusation, la lutte contre l’impunité répond à une logique impérialiste, ethnocentriste, néocolonialiste dans un monde du Choc des civilisations. Dans un tel monde huntingtonnien, la justice pénale internationale (à l’instar du droit international public) est observée comme une conquête hellénique et une domination culturelle sur les « restes du monde ». C’est dans ce climat de tensions que devrait se comprendre le mouvement (réel ou circonstanciel) de retrait annoncé du Statut de Rome de la part de certains pays Africains et de la volonté (politique) des États Africains de mettre sur pied une Cour pénale africaine. Pour ceux-ci, l’accusé est coupable, hors de tout doute raisonnable. Il est (presque) irrécupérable.
De plus, dans les cas de situations post-conflits (jus post bellum) où le processus transitionnel requiert quelques fois des modes alternatifs de justice et de réparation (commissions vérité et réconciliation juste restaurative justice réparatrice, etc.), l’action de la justice pénale internationale est souvent perçue comme une source de déstabilisation – un écueil au dialogue national, un obstacle à la réconciliation nationale, à la préservation du fragile ordre sociopolitique nouvellement trouvé (la reconstruction politique, le processus de démocratisation). C’est donc une action qui peut être contre-productive et dangereuse, minant le délicat état social et politique des pays en quête de cohésion nationale. De telle sorte qu’il serait sans doute plus opportun (au nom de l’intérêt général) que celle-ci soit une abstention d’agir. La paix sans la justice (pénale internationale).
Pour la partie civile
Pour la partie civile que sont les victimes d’atrocités et les acteurs non-étatiques (telles que les organisations non-gouvernementales ainsi que les organisations internationales non-gouvernementales), l’accusé est coupable d’une morale et d’une action sélectives qui crée la permissivité, renforce l’impunité, ne garantit pas à tous les membres de la famille humaine (Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948) l’égal droit à la justice internationale mais surtout l’égal droit d’être protégé par elle. C’est ainsi que, paradoxalement, la partie civile est à la fois un défenseur de la justice pénale internationale (dont elle ne conteste pas la légitimité) et un accusateur (dont la réclamation s’entend comme une frustration, une colère, mais surtout un appel à une forme de sécurité par le renforcement de son pouvoir d’action).
Pour elle, la légitimité de la justice pénale internationale découle d’une espèce de contractualisme qui fonde la société internationale. Cette société avec ses Communautés des Egaux. Les États, librement, ont passé entre eux un contrat (le Statut de Rome) qui transférait sous certaines conditions une partie de leur souveraineté à une institution judiciaire internationale (la justice nationale étant un élément fondamental de souveraineté). Les individus et la dignité humaine sont l’objet de ce contrat, il est question de s’abstenir de faire (agir d’une façon à porter atteinte autant aux principes du Statut de Rome) et il est question d’obligation de faire (agir de telle sorte à ne pas obstruer l’action de la justice internationale, à ne pas protéger les individus suspectés d’actes en violation des interdictions du Statut, etc.). Ainsi, les États qui ont exercé leur autonomie de la volonté en établissant ce contrat et en se reconnaissant comme parties du contrat ne peuvent pas nier la légitimité de la justice pénale internationale ainsi que son action. Cette dernière, légitime, doit au contraire être renforcée, dans l’esprit du contrat.
Renforcement d’ailleurs urgent dans le monde contemporain où les politiques mondiales connaissent la montée de l’illibéralisme, un monde de la résurgence du spectre de la guerre froide (ou la reprise d’une guerre froide inachevée), une résurgence concurrencée par celle des ethnismes et des fanatismes communautaires qui manifestent de profonds malaises identitaires, et tous ces phénomènes du monde contemporain sont potentiellement des risques de violation du Statut de Rome.
Cette partie civile poursuivant son argumentation va jusqu’à lier les crimes d’inhumanité (que sont le génocide, les crimes contre l’humanité, les crimes de guerre, les atteintes graves à la dignité humaine, etc.) au-delà des actions politiques aux conditions sociales et économiques globales. En effet, ces crimes ne sont pas des créations ex nihilo. Les actions politiques ne sont imperméables aux conditions socioéconomiques, et si de telles actions conduisent à des actes de crimes contre l’humanité par exemple, il importe de prêter une attention particulière à de telles conditions. Ainsi, sans nier le fait que les actions (de) politiques suivent leur propre logique, il s’agit de comprendre qu’elles se nourrissent ou émergent dans des situations où la protection (sociale) étatique se désagrège fragilisant les couches sociales (déjà) défavorisées. La colère et l’exclusion sociales devenant le terreau idéal pour la terreur violente. La multiplication des foyers de tensions potentiellement déstabilisateurs à l’intérieur des États – blocs d’affrontements dans l’espace sociopolitique interne – donne quelques fois l’impression de « guerres civiles » larvées. Cette autre mutation de la typologie classique des conflits provoque un brouillage quant à leur identification, et la faiblesse d’identification qu’engendre cette situation rend l’activation des protections juridiques internationales adéquates difficile. Pour dire, s’il faut protéger encore faut-il savoir sur quel instrument juridique et sur quel principe juridique fonder une telle action, or pour mobiliser le droit international à cette fin de protection il est nécessaire de déterminer quel type de situation on a à faire, quel est le droit international applicable dans cette situation (est-ce du droit international humanitaire ou est-ce du droit international des droits humains?). La protection du droit international est inhérente à la capacité d’identifier avec précision la situation, ce qui pose problème, qui doit être protégé, qui doit être imputable, qui est le responsable, etc. Quand de tels conflits se situent à l’intérieur des États, le droit international, la justice pénale internationale, peuvent ne pas avoir une action effective de protection.
Pour la défense
La défense de l’accusé quant à elle, s’inscrivant dans la validation de l’argument de légitimité présenté par la partie civile, la justice pénale internationale joue d’abord un rôle de dissuasion et assume une fonction préventive. Même si son action n’est pas toujours effective pour toutes les situations l’exigeant et la réclamant, il n’en reste pas moins que sa simple existence est un facteur de respect des normes juridiques internationales de protection de la dignité humaine. Une façon de dire : c’est mieux que rien. Car rien, c’est le chaos, l’anarchie. D’ailleurs, pour la défense il ne faut pas se limiter à l’action de la CPI, que la justice pénale internationale n’est pas uniquement ou réductible à l’action de la Cour de La Haye. La lutte contre l’impunité recouvre une diversité de modalités (façons d’agir) d’action qui vont du droit d’ingérence humanitaire aux guerres « justes » en passant par les militantismes locaux en faveur des droits humains ou des mouvements sociaux comme l’on l’a observé en Amérique du sud (Chili, Argentine, etc.).
L’avocat principal de l’accusé, Robert Badinter, dans la réalité contemporaine comme notamment observé par la partie civile, l’action de la justice internationale est la solution efficace réaliste responsable nécessaire à la construction d’ « Un monde plus sûr ». C’est une action provenant d’un contrat moral librement consenti entre les États, mais aussi les Communautés du monde. Cette action est une réponse collective devant les graves présentes et imminentes menaces pesant sur l’Humanité. Une obligation collective découlant de l’engagement par tous d’assurer la sécurité collective à l’ensemble des membres de la famille humaine. C’est pour lui, une action qui est moralement et éthiquement un impératif moral catégorique. C’est agir juste.
Dès lors, ce procès doit être non pas celui d’une institution mais une discussion sur le renforcement de cet impératif moral catégorique et plus largement la construction d’une gouvernance mondiale du juste.
A la fin des présentations de différents arguments des parties, il convient de noter que si l’action de la justice est contestée, aucune des parties ne demande la condamnation à mort de l’accusé. En outre, toutes les parties s’accordent au moins sur le principe de lutte contre l’impunité (même l’accusation y adhère en songeant instituer sa propre cour pénale régionale). Aussi, sur le fait que lutter contre l’impunité est une question à la fois juridique et morale qui touche le cœur même de notre définition commune d’Humanité.
Les avis des experts convoqués à la barre
Les experts universitaires convoqués à la barre ont une profonde divergence d’opinions intellectuelles sur l’action de la justice pénale internationale.
L’avis des experts téléologiques et utilitaristes
L’action de la justice pénale internationale comme lutte contre l’impunité pour les experts téléologiques et utilitaristes est une volonté de punir les principaux responsables de violations du droit international dans le but non seulement de dissuader et de prévenir de tels actes mais aussi de favoriser la reconstruction de l’État de droit, du lien social et des institutions politiques. Dans cette perspective, c’est un impératif qui ne se résume pas seulement à mettre hors d’état de nuire par la condamnation judiciaire, il facilite le processus transitionnel, des situations post-conflits, et permet de contribuer à la réalisation de la démocratie. Ainsi, cette action est moralement bonne parce qu’elle rend possible l’atteinte d’une finalité envisagée, souhaitée.
Pour eux, ladite action s’inscrit dans le sillage eudémonique des principes moraux émanant des textes juridiques comme la Déclaration universelle des droits de l’homme, la Charte de San Francisco (ou Charte des Nations Unies), etc. Cette action est régit par le réel possible, l’atteinte d’un but, ce qui la rend donc hypothétique. Pour dire, cela explique pourquoi elle n’est pas toujours universellement effective à toutes les situations qui normalement l’obligent. Autrement dit, la mission punitive de la justice pénale internationale est une noble entreprise et nécessaire qui ne devrait toutefois pas mettre en danger la sécurité de tous et le bien-être collectif. Ces deux derniers étant la finalité souhaitée par la communauté internationale.
Une des critiques que l’on formulerait contre cette expertise est sa surévaluation de « l’effet pacificateur » de l’action de la justice pénale internationale comme l’attestent les expériences de la récente Libye, de la situation en République Démocratique du Congo, de la déliquescence de l’État soudanais, pour ne citer que ces exemples. L’autre critique est dans la suggestion que la lutte contre l’impunité serait tributaire d’un conséquentialisme qui introduirait de fait un pragmatisme permissif. C’est-à-dire, qu’il ne s’agirait plus d’une prohibition inconditionnelle de l’impunité, mais une prohibition d’un type réaliste permettant en sacrifiant si nécessaire les principes du droit international. Le plus important restant de ne pas envenimer les relations sociopolitiques dans le processus transitionnel par exemple, ou de ne pas plomber les chances d’en arriver à la paix.
Pour cette critique-là, il n’y a pas de « paix sans justice », la justice est d’abord pénale. Aussi, le pragmatisme permissif est un anachronisme dans le monde contemporain où la tendance est dans la suppression des immunités et l’usage restreint des amnisties qui illustre la « grande conquête du droit international depuis un demi-siècle » en matière de responsabilité pénale individuelle. De telle sorte que ce pragmatisme utilitaire créant des « angles morts » dans le droit international démontrerait de l’« incapacité à se hisser à la hauteur du défi moral des crimes de masse » de la part de la communauté internationale.
L’avis des experts fonctionnalistes et instrumentalistes
Pour eux, l’approche est relativement différente. Lutter contre l’impunité est une norme éthique et politique – « un impératif fragile » (comme par exemple dans le processus de réconciliation post-conflit). Cet impératif est fragile parce qu’il est soumi à une « exigence de praticabilité », c’est-à-dire ce qui devrait être possible de faire bien plus que ce qui doit être fait. Ce qui explique l’action à géométrie variable de la justice pénale internationale (en l’occurrence la CPI). La CPI est fragilisée par les conditions de réalisation de son action, des conditions qui sont dans le Statut de Rome (notamment les questions de compétence, le pouvoir du Conseil de sécurité pouvant bloquer une enquête du procureur, etc.). Ces experts rappellent que la justice pénale internationale ne supplante pas les justices nationales qui sont par le Statut de Rome reconnues comme premier recours, elle ne peut intervenir que si celles-ci se reconnaissent incapables d’agir. Une question qui est souvent d’ordre politique mais aussi logistique matériel et de ressources humaines (certains pays sortant de violents conflits n’ont simplement pas les moyens d’avoir une justice nationale capable d’agir). Ainsi, la justice pénale internationale n’est qu’un instrument parmi tant d’autres, un processus parmi tant d’autres, permettant la lutte contre l’impunité.
C’est dans cette idée, que d’autres experts instrumentalistes affirment à la barre que lutter contre l’impunité est aussi une question d’efficacité face aux crimes d’inhumanité. En d’autres mots, quel est l’instrument le plus efficace permettant de parvenir à la finalité envisagée? Quel est le processus le plus à même de réaliser l’objectif voulu? L’action de la justice pénale internationale n’est pas tant un impératif qu’un simple moyen de procéder afin d’atteindre un résultat. Et si elle n’agit pas c’est non pas parce qu’elle est raciste ou sélective, mais que d’autres moyens au vu des circonstances ont été privilégiés (une action dépendante des besoins et défis rencontrés). En ce sens, la justice pénale internationale n’est pas dissociée d’une totalité, d’un réel, les deux sont liés.
D’autres experts complétant les instrumentalistes considèrent que le pendant coercitif de la justice pénale internationale assurant le caractère contraignant du respect des droits humains n’est pas étranger à la société moderne puisque la justice en soi remplit déjà dans une telle société cette fonction. Une fonction de protection et non de domination. À cet effet, pour eux, l’action de la justice internationale est un mécanisme autonome en défense de cette espèce de Loi fondamentale (la convention des droits et libertés) qui constitue l’objet du contrat constitutif de la société internationale.
L’une des critiques que l’on puisse adresser à ces experts est que le contrat constitutif de la société internationale est peut-être d’abord l’expression ou la manifestation des rapports politiques de force faisant de la justice pénale internationale un instrument de pouvoir et de contrôle des groupes, des individus, des communautés qui n’auraient de fait rien d’Égaux. Ainsi, cette justice est foncièrement un « instrument éminemment politique » aux mains des vainqueurs ou des plus forts contre les plus faibles, les vaincus (comme l’illustre notamment le cas Laurent Gbagbo, l’ancien président ivoirien, comparativement à Ariel Sharon – l’ancien premier ministre israélien, et George Bush, l’ancien président américain, pour ne citer qu’eux). Dans le prolongement de cette critique, l’action de la justice pénale internationale est aussi un ensemble de règles de conformité par rapport à un système de valeurs composé essentiellement de références morales de groupes privilégiés (la « morale des nations » industrialisées ou développées). Sans parler des rapports sociaux-économiques de force si l’on adopte une lecture marxiste du droit (qui n’est en rien neutre, il est également la photographie de l’état des relations entre les différentes forces sociales et économiques à un moment donné dans une communauté donnée). Dès lors, en remarquant l’identité de ceux qui sont mis en accusation par la CPI par exemple, lutter contre l’impunité est une action sous ses apparats d’humanisme un acte qui dit la verticalité des rapports politiques de force, l’hégémonie politique, la verticalité des rapports sociaux-économiques de force, de domination d’une morale bourgeoise (ou la mondialisation d’une morale bourgeoise). Elle n’est donc en rien un mécanisme autonome de la politisation et insensible à une certaine morale issue de groupes sociaux singuliers dans une position de supériorité.
Cette critique dit donc que la justice est une institution politique où s’opère une pénétration déterminante du pouvoir politique (d’ailleurs le Conseil de sécurité – organe hautement politique des Nations Unies – qui peut influencer significativement l’action de la CPI l’illustre), l’autonomie du mécanisme est somme toute relative. En outre, structurellement, la justice pénale internationale que ce soit dans ses compétences que dans sa saisine en passant par l’exercice de l’opportunité des poursuites du procureur international (la compétence proprio motu) est sous la garde du politique. Le caractère impératif de son action n’a ainsi rien d’impératif que si la politique ou le politique le permet. Et sa supposée nature morale est davantage l’expression d’un opportunisme politique et d’ambitions inavouées. Une morale très réaliste, dans le sens paradigmatique du terme.
Une autre critique serait que cette action considérée d’abord comme un moyen efficace de faire s’enferme dans des dilemmes moraux qui voient s’affronter le prix de la réconciliation (de l’oubli institutionnel qu’est l’amnistie à la mise en scène de la vérité que sont les commissions vérité et réconciliation) et la dette de la réparation, mais surtout accepte que l’évaluation de la nature morale de son action se fasse à l’aboutissant. Alors, cette lutte contre l’impunité est dans cette perspective une conditionnalité de résultat où la loi morale a un aspect performatif et flexible. Or, cette conception souffre au moins de deux problèmes : primo, il n’exclut pas totalement l’adage machiavélique de la fin justifie les moyens – ce qui rendrait difficile son universalisation ; secundo, il crée des attentes trop importantes (de la part des victimes comme de l’opinion publique internationale) qui disqualifieraient les actes en-dessous d’un certain seuil nécessairement préétabli (si on parle d’efficacité, on parle d’éléments permettant la mesure de cette efficacité, donc établir un seuil d’évaluation).
L’avis des experts culturalistes et historiques
Les experts culturalistes et historiques ont des opinions qui vont de la domination d’une morale bourgeoise à la coloration occidentale – Blanche de l’action de la justice pénale internationale (en excluant le Tribunal pénal international pour l’ex Yougoslavie). Pour eux, ce qu’ils disent à la barre c’est que l’action de la justice pénale internationale est assimilable à la mission civilisationnelle qui naguère justifia le colonialisme. Il consiste en prétextant sévir de façon inconditionnelle contre l’innommable (les crimes d’inhumanité) et en quelque sorte à civiliser les Barbares (principalement Noirs Africains). Ainsi, comprendre l’action de la justice pénale internationale c’est avant tout saisir les origines coloniales du droit international et enquêter sur le « legs colonial du droit international pénal ».
D’autres experts dans la même veine affirment à la barre que la lutte contre l’impunité est indissociable de cette espèce de culture globalisée (et globalisante) façonnée par l’Occident avec ses mythologies (idéaux, représentations culturelles, affirmations et interprétations morales) – ayant réussie à jeter le discrédit sur les valeurs morales autres que la sienne. Dans ce monde où « Le mythe de l’universel ressemble à un triomphe souterrain du particulier », la justice pénale internationale est la codification juridique d’une vision culturaliste balisant les attitudes en condamnant celles contraires à sa propre acceptation. La lutte contre l’impunité est donc susceptible par l’entremise de la fiction juridique d’être interprétée comme « une obligation erga omnes opposable et valide à l’égard de tous à cause de la nature et l’importance du droit en cause [sécurité collective], tous les États ont un intérêt dans sa protection et son respect. » Un principe général s’appliquant « en dehors de tout lien conventionnel » grâce à son « caractère universel ». Dans cette optique, lutter contre l’impunité est une conception culturelle du bien et du mal établissant des postulats moraux occidentaux (ethnoculturels) imposés à des cultures réfractaires porteuses de visions jugées rétrogrades.
L’une des critiques formulées contre ces experts est que l’on ne saurait réduire la justice pénale internationale au seul traitement de l’historique colonial, qu’il convient de placer les « rapports justice internationale / Afrique » dans une dynamique d’introduction de la pensée et pratiques pénales modernes dans la construction de l’État (africain) postcolonial. Cette dynamique voit bien plus qu’une exclusion mais une hybridation des formes (judiciaires et juridiques). Pour ainsi dire, sans nier le rôle de la justice pénale internationale dans « la modélisation d’un certain rapport de domination à l’égard de l’Afrique », il importe d’aller « au-delà des évidences », aller au-delà d’une « lecture Tintin au Congo », et de constater la prédominance des logiques de complicité et de coopération sur celles d’exploitation et de résistance.
Dès lors, l’action de la justice internationale pénale est la rencontre d’une justice moderne et d’une justice traditionnelle, la rationalité occidentale incarnée par la justice pénale internationale et les croyances traditions africaines à l’instar des Gacaca.
Certains experts dans la critique de leurs confrères et consœurs culturalistes vont plus loin en disant que l’universel n’est plus à la disposition de la puissance coloniale mais une expérience partagée; il ne s’agit non plus de voir dans les principes défendus par la justice pénale internationale une ruse de la domination, au contraire une justice pénale internationale qui de par sa seule présence « insécurise tous les pouvoirs du monde ».
Pour d’autres experts, « La qualité hybride et métisse de toutes les cultures est un fait aujourd’hui avéré, en dépit des rhétoriques de domination », de ce point de vue le droit international est cette hybridité matérialisée dans des textes juridiques internationaux à portée universelle qui ont vu l’active contribution des États (de la presque totalité de la planète) à leur élaboration et à la définition des notions de bien et de mal s’y trouvant.
Conclusion
Vous êtes seul juge. C’est à vous de prononcer le jugement qui s’imposera à l’accusé : la justice pénale internationale. Ce que vous pouvez retenir est que lutter contre l’impunité met quasiment tout le monde dans tous ses états, et que l’idée même de lutter contre l’impunité est une diversité de phénomènes. Il n’y a pas d’unanimité, et cela a tout d’une malédiction sisyphéenne. Pourtant ce qu’il est en jeu, ce dont il sera question vraiment dans votre décision, c’est l’Humain.
En tant que juge vous devez impérativement aller au-delà des étiquettes et de vos a priori surtout de vos convictions personnelles pour évaluer les faits et les arguments susmentionnés. Vous avez l’obligation d’impartialité.
Il est possible qu’après cette lecture vous vous disiez : « Il est ironique, ou à un certain égard ubuesque – dans son sens le plus saugrenu, que l’agir de la justice pénale internationale souhaitant « contribuer à instaurer une paix à long terme, une stabilité et un développement équitable » soit à cause de l’imbroglio qu’il cause lui-même une source d’insécurité et d’instabilité. Votre jugement consistera donc : « À la suite d’Henri Bergson qui faisait remarquer dans Le Rire , « […] pour tout dire, nous ne voyons pas les choses mêmes ; nous nous bornons, le plus souvent, à lire des étiquettes collées sur elles », à aller au-delà des étiquettes.
Et de vous poser cette question fondamentale : « Qu’est-ce que la lutte contre l’impunité? » Qui en elle-même en soulève d’autres : « Est-ce un devoir ou une obligation? Est-ce moral ou non? Impérativement catégorique ou hypothétique? Sur le fondement de quel(s) principe(s) moral ou moraux? Est-ce un principe universalisable? Est-ce seulement juste de faire et injuste de ne pas faire? Bon/bien de faire ou non? Pour quelle(s) raison(s)? Quelle éthique cela oblige? Conséquentialiste ou déontologique? » Etc. Toutes ces questions feront nécessairement parties de votre ratio decidendi qui s’appuiera autant sur le droit international pur que sur la philosophie et les sciences politiques (pour dire sur les sciences humaines et sociales : sociologie, anthropologie, histoire, psychologie, etc.). Car la question est simple, complexe, et c’est l’Humanité (la dignité humaine) en jeu. L’Humanité n’est pas seulement une question de droit et de politique.
Alors, coupable ou non coupable?
Post-scriptum : les références bibliographiques ont été volontairement retirées de ce billet. Il me fera plaisir de vous les communiquer au besoin.