Le droit international humanitaire face aux « guerres technologiques » : licéité et responsabilité

« La science ne peut être placée au-dessus de ses conséquences » est un éditorial de Vincent Bernard publié dans la Revue internationale de la Croix-Rouge. Bien que sans valeur et portée juridiques, il est d’importance par sa réflexion sur les défis auxquels le droit international humanitaire[1] fait face devant l’évolution technologique rapide et exponentielle des moyens de guerre utilisés dans des conflits armés contemporains[2].

Licéité et responsabilité sont au centre du propos de l’auteur. Deux notions cardinales du droit international humanitaire (DIH) puisqu’elles définissent à la fois les moyens acceptables de l’agir[3] et l’obligation de répondre à ses conséquences[4] dans les situations de conflits armés[5]. Au XXIe siècle, cet agir est transformé et de façon constante par les « progrès scientifiques » qui introduisent de nouvelles « tendances observables dans la conduite de la guerre » telles que l’autonomisation de systèmes d’armement (délégation de la décision militaire à un système autonome), la précision la persistance et la portée de ces systèmes (drones, armes nanotechnologiques, robotisation du combattant, etc.), la substitution de l’énergie cinétique par une force immatérielle (cybernétique).

Une transformation substantielle qui sans diminuer le risque de dommages humanitaires importants (par exemple, une attaque informatique détruisant ou paralysant le système de santé d’un pays, le réseau de transport en commun, etc.) s’impose de plus en plus comme une réalité contemporaine faite pour durer. De l’autre côté, elle brouille les « catégories juridiques des conflits armés » avec au moins pour double effet de mettre hors-jeu l’application du DIH (évaluation de la licéité des attaques, identification rendue complexe des responsables) et d’affaiblir la protection juridique internationale des victimes qu’offre le DIH. Alors, la science est-elle au-dessus de ses conséquences ? Le progrès scientifique pour le progrès scientifique, le toujours aller plus loin leitmotiv des premiers grands esprits scientifiques condamne-t-il la personne à une perpétuelle adaptation consistant à colmater indéfiniment les brèches ou à panser les blessures causées par le technologisme[6] presque déifié (et donc paradoxalement déconnecté de la réalité, intrinsèquement déconnecté de la responsabilité) ?

Vincent Bernard débute son questionnement en reconnaissant que depuis Icare (et même antérieurement au mythe[7]), l’Homme n’a eu de cesse de repousser les frontières du savoir afin d’améliorer sa propre condition, assurer sa survie, comprendre son monde. En même temps, si l’invention de l’avion a donné des ailes au genre humain, favorisant une rencontre des peuples, des échanges, repoussant les limites de l’inconnu, il a aussi permis que l’anéantissement de l’Autre soit beaucoup plus dévastateur (Hiroshima, Nagasaki). Cette ambivalence est inhérente au progrès scientifique. On la constate de nos jours dans le fait que les nouvelles technologies contribuent à « aseptiser » la guerre (la précision de l’armement diminuant les dommages collatéraux, la fin progressive du « corps-à-corps » par l’usage des drones et des moyens militaires robotisés, etc.), mais aussi à faciliter l’action humanitaire (identification des victimes de guerre par la géolocalisation, la coordination par la communication, l’amélioration médicales, etc.), ainsi qu’à avoir accès à l’information pouvant servir de preuve dans les cas de violations graves du DIH (l’imagerie satellite, les vidéos filmées par les combattants, d’établir les faits aux fins de justice). Si les nouvelles technologies sauvent des vies ou tout au moins en épargnent – au point que certains parlent désormais de « guerre propre »[8], elles n’ont pas rendu les conflits armés moins violents (au contraire), les souffrances des populations plus tolérables, ou annihiler la riposte (les actes terroristes, par exemple).

Le DIH quant à lui devant l’obsolescence de la notion traditionnelle de la guerre ne peut que réaffirmer l’obligation qui incombe aux États Parties de vérifier que l’évolution technologique est compatible (tant dans sa nature que dans ses effets) avec les principes et responsabilités internationaux. Une responsabilité politique, sociétale, ne perdant pas de vue qu’au bout de la baïonnette (virtuelle, robotisée) il y a des vies humaines. Cela implique une éthique dans le développement scientifique aux fins militaires, une anticipation des conséquences humanitaires, une application du principe de précaution dans un contexte d’incertitude scientifique, mais surtout une mobilisation de la société civile « suscitant le débat public » et participant à la « formation de la conscience publique internationale ».

La science est-elle sous ses apparats messianiques un « Killer above the law »[9] ? La technologie, cette amie qui nous veut du bien, serait-elle au fond un robot-tueur à la Terminator[10] ? Le texte de Vincent Bernard n’ose pas la provocation, et c’est tant mieux car son intérêt est ailleurs. Il est dans l’interrogation qui dénote d’une grande compréhension du contexte contemporain et de la complexité de la problématique. C’est un texte où l’on pose des questions, ce n’est pas un texte de réponses. Elle est là sa force, déclencher la réflexion et la conscientisation publique. Il illustre aussi tout le désarroi du DIH devant une réalité mutante, ou pour dire son impuissance.

Quelle(s) solution(s) envisagée(s) ?  La science contrairement à ce que l’anthropomorphisme de Bernard laisse croire n’est pas une entité à part ou autonome de l’esprit humain. Autant que l’individu ne peut penser au-delà de son propre langage[11], autant l’intelligence artificielle (ou le système autonomisé) faisant aujourd’hui l’objet de tous les fantasmes et autres hystéries, la grande nouveauté[12] de l’heure, demeure un système binaire limité au langage et à l’univers fixé par ses concepteurs humains. Ce n’est non plus une création ex nihilo. Elle est l’Homme, faite à son image. De la sorte, la science et la personne sont un seul et même corps. Ceci implique que si la première est placée au-dessus de ses conséquences (inquiétantes), c’est parce que l’être humain l’a décidé. Favoriser le « progrès » scientifique coûte-que-coûte, lui trouver des excuses, rafistoler par la suite, et perdre l’humanité (l’amélioration de sa condition) comme son ultime objectif. Comme le rappelle Bernard, en DIH, il est de la responsabilité étatique de s’assurer que les moyens technologiques de guerre sont conformes aux règles internationales. Et ces règles sont basées sur des principes qui restent fondamentalement inchangés : le traitement humain des belligérants ou des parties prenantes au conflit armé, la préservation des biens civils et culturels ainsi que de l’environnement, la protection des populations civiles et vulnérables, la proportionnalité dans l’usage de l’armement et des attaques.

À cet effet, le DIH n’est pas hors champs, surtout qu’il autorise dans certains cas une interprétation large[13] ou dynamique[14] de ses principes. Et quand bien même l’interprétation serait restrictive, les situations échappant au DIH tomberaient vraisemblablement dans le domaine du droit international des droits de la personne. Les deux droits internationaux se renforçant mutuellement[15].

Si la question de la licéité pourrait être examinée du point de vue des effets des nouvelles technologiques par rapport aux principes du DIH, celle de la responsabilité semble complexe à appréhender. A l’instar de Bernard, l’on se demanderait dans une situation de conflit armé (« guerre contre le terrorisme ») dans laquelle un drone autonome et hors contrôle bombarderait un marché bondé d’une ville lambda, tuant ainsi femmes et enfants, qui serait responsable ? Le drone, le soldat-operateur chargé de veiller sur l’arme, le commandant-superviseur du soldat, le fournisseur du matériel militaire, le concepteur du système, le ministre de la défense ayant validé l’achat dudit matériel, ou le chef du gouvernement en tant que commandeur en chef des armées, autorité politique suprême ?

La complexité de la désignation d’un responsable ne devrait pas être une excuse permettant l’impunité. Le DIH est un contrat librement passé entre les Hautes Parties afin d’établir un cadre conceptuel et juridique international de la conduite de la guerre. Ce contrat est la manifestation en toute conscience d’une volonté, et l’acceptation de prendre toutes les mesures nécessaires dans la sauvegarde des principes précédemment énumérés. Dès lors, les États sont tenus à la fois à la diligence, la vigilance (surveillance, actions pro actives) et l’anticipation (principe de précaution). Si le flou subsiste quant à la responsabilité précise, c’est l’État et ses dirigeants politiques décisionnaires qui devraient assumer la responsabilité en DIH[16], ils sont en première ligne. Maintenant, cet État pourrait éventuellement exercer des recours internes (disciplinaires) contre ses propres membres (militaires), civils et criminels contre les fournisseurs et/ou les concepteurs, mais ce n’est pas du ressort du DIH[17].

La norme proposée est certes sévère, mais il me semble que rien n’est jamais de trop lorsqu’il s’agit de dignité et de vies humaines, de justice (internationale). Non ?

 

Christol


  

[1] « Le droit international humanitaire est un ensemble de règles qui, pour des raisons humanitaires, cherchent à limiter les effets des conflits armés. Il protège les personnes qui ne participent pas ou plus aux combats et restreint les moyens et méthodes de guerre. » – https://www.icrc.org/fr/guerre-et-droit

[2] Rapport sur « Le droit international humanitaire et les défis posés par les conflits armés contemporains » par le Comité international de la Croix-Rouge (CICR), octobre 2015 – https://www.icrc.org/fr/document/le-droit-international-humanitaire-et-les-defis-poses-par-les-conflits-armes-contemporains

[3] Nous comprenons par « l’agir », l’acte humain dans sa dimension matérielle (élément physique) et psychologique (élément mental). Ici, nous regroupons l’acte positif (accompli) et l’acte négatif (abstention). – Brelet-Foulard, Françoise. « De Freud à Winnicott, plaidoyer pour l’agir », Psychologie clinique et projective, vol. 10, no. 1, 2004, pp. 7-29.

[4] Articles 2 et 3 communs aux Conventions de Genève de 1949 (Convention de Genève pour l’amélioration du sort des blessés et des malades dans les forces armées en campagne (12 août 1949 – Ière Convention de Genève) ; Convention de Genève pour l’amélioration du sort des blessés, des malades et des naufragés des forces armées sur mer (12 août 1949 – IIème Convention de Genève) ; Convention de Genève relative au traitement des prisonniers de guerre (12 août 1949 – IIIème Convention de Genève) ; Convention de Genève relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre (12 août 1949 – IVème Convention de Genève)

[5] « Un conflit armé [international] existe chaque fois qu’il y a recours à la force armée entre États » – Tribunal Pénale International pour l’ex Yougoslavie, Le Procureur c/Dusko Tadic, 1995 » / « les conflits armés non internationaux sont des affrontements armés qui se produisent sur le territoire d’un État, entre le gouvernement d’une part, et des groupes d’insurgés d’autre part. […]. » – « Comment le terme « conflit armé » est-il défini en droit international humanitaire ? » Comité international de la Croix-Rouge (CICR), mars 2008, https://www.icrc.org/fre/assets/files/other/opinion-paper-armed-conflict-fre.pdf

[6] Desportes Vincent, « Armées : « technologisme » ou « juste technologie » ? », Politique étrangère, 2009/2 (Eté), p. 403-418. URL : https://www.cairn.info/revue-politique-etrangere-2009-2-page-403.htm

[7] 2001, Odyssée de l’espace, film de Stanley Kubrick (1968) / Sapiens, la brève histoire de l’Humanité de Yuval Noah Harari (2015, Albin Michel, 512 pages)

[8] Pignède Béatrice, Del Debbio Christophe-Emmanuel, « Propagande de guerre, propagande de paix », L’Homme et la société, 2004/4 (n° 154), p. 179-188. DOI : 10.3917/lhs.154.0179. URL : https://www.cairn.info/revue-l-homme-et-la-societe-2004-4-page-179.htm

[9] Philip Alston et Hina Shamsi, “A killer above the law?”, The Guardian, 8 février 2010, https://www.theguardian.com/commentisfree/2010/feb/08/afghanistan-drones-defence-killing

[10] Édouard Pflimlin, « Les Nations unies contre Terminator », Le Monde diplomatique, mars 2017, https://www.monde-diplomatique.fr/2017/03/PFLIMLIN/57287

[11]  La façon dont on perçoit le monde dépend du langage – L’hypothèse Sapir-Whorf – Meyran Régis, « Edward Sapir et Benjamin L. Whorf – La langue est une vision du monde », Les Grands Dossiers des Sciences Humaines, 2017/3 (N° 46), p. 14-14 / Premier contact, film de Denis Villeneuve (2016)

[12] Dominique Desbois, « Comment l’« intelligence artificielle » conduirait la guerre », Le Monde diplomatique, septembre 1985, https://www.monde-diplomatique.fr/1985/09/DESBOIS/38774

[13] Sylvain Vité, « Typologie des conflits armés en droit international humanitaire : concepts juridiques et réalités », ICRC, https://www.icrc.org/fre/assets/files/other/irrc-873-vite-fre.pdf

[14] « L’interprétation statique se base sur le sens originaire des mots tels qu’entendus par les Etats parties au moment de la conclusion du traité. Cette méthode d’interprétation qui prévalait dans le passé a été peu à peu délaissée pour une interprétation dynamique des traités internationaux » – RESS, G., «The interpretation of the Charter», in: SIMMA, B. (ed.), The Charter of the United Nations: A Commentary, Oxford, Oxford University Press, 2002, pp. 23-24, cité dans : Gloria Gaggiol, « Le rôle du droit international humanitaire et des droits de l’homme dans l’exercice des pouvoirs de maintien de la paix du Conseil de sécurité. Rôle catalyseur ou rôle de frein? », Centre Universitaire de Droit International Humanitaire, février 2005, http://www.prix-henry-dunant.org/wp-content/uploads/2005_Dissertation_Gloria_Gaggioli_fr.pdf

[15] Juana María Ibáñez Rivas, « Le droit international humanitaire au sein de la jurisprudence de la Cour interaméricaine des droits de l’Homme », La Revue des droits de l’homme, novembre 2017, URL : http://journals.openedition.org/revdh/2799

[16] Zakr Nasser, « La responsabilite du superieur hierarchique devant les tribunaux penaux internationaux », Revue internationale de droit pénal, 2002/1 (Vol. 73), p. 59-80. URL : https://www.cairn.info/revue-internationale-de-droit-penal-2002-1-page-59.htm

[17] Élise Groulx, « La responsabilité des multinationales et des chefs d’entreprise : une conséquence inattendue de la Cour pénale internationale », Humanitaire, décembre 2009, URL : http://journals.openedition.org/humanitaire/595


 

Texte : Vincent Bernard, Guerre et nouvelles – Revue internationale de la Croix-Rouge  

 

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