Hier, Luc m’a envoyé le texte d’une amie, il m’en avait dit le plus grand bien, je l’ai lu, il ressemblait à Luc marchant entre les mots, le même rythme, la même musique, la même scénographie, le même regard sur soi et l’en-dehors, surtout le même rapport aux mots. Au verbe.
J’ai répondu à Luc en lui disant à quel point je trouvais le texte d’une grande beauté, et chez moi ce n’est pas une question d’esthétique, ça prend aux tripes. Le beau doit nouer l’estomac, bousculer, faire vibrer, renverser, désarçonner, laisser sur le cul. Que l’on soit inculte, analphabète fonctionnel ou structurel, esprit académique, traditionaliste, surréaliste, undergrounder, beat-générationnel, impressionniste, expressionniste, pointilliste, fauviste, postmoderniste, et ailleurs, l’œuvre ne saurait être tiédeur, convenance, d’une originalité qui ne dit rien ou pas grand-chose ou qui ne mène à rien. Morte née. Ce n’est pas tant le sujet ou l’objet qui est intéressant, mais ce que l’on n’en fait, comment on l’offre, ce qu’on y met, ce que l’on y retire. Comment on s’y connecte. Cette espèce de b.a. -ba semble ne plus avoir une grande pertinence à une époque de l’immédiateté et de la surconsommation effrénée. Les œuvres sont des produits industriels, nous pensons en mode mécanique, utilitariste dans le sens le plus matérialiste, en quête d’exposition. Mais, ce n’est pas si dramatique, ni critiquable, l’évolution n’étant pas une linéarité davantage un éternel recommencement, rien n’est perdu.
Le texte partagé de Luc m’a interpellé, il était deux heures du matin et des poussières, le silence rempli de belles phrases et beaucoup d’imaginaires. Je me suis rendu compte à quel point selon nos appartenances culturelles nous n’avons pas le même rapport aux mots. Le texte que je lisais, relisais, était semblable à ceux de Luc, tout en se connectant différemment aux mots. Au-delà de sa structure, de sa mise en forme, du procédé, des images et de leur peinture, il y avait un univers à part. Cette impression étrange m’a tellement troublé que je me suis plongé dans un questionnement qui peut paraître absolument sans intérêt, et au bout d’un instant comme un foudroiement j’ai compris. Le rapport aux mots est la relation de l’intérieur de soi et de l’extérieur de soi, à la fois de la nature de notre sensibilité et du sens que nous donnons à cette relation.
Dans certaines cultures, souvent indifféremment de la langue utilisée, je constatais que le rapport aux mots relevait d’une sensibilité aux choses (le mouvement partant de l’extérieur de soi vers l’intérieur) et d’une relation d’appropriation. Par exemple, le texte que je venais de lire tout usant du même style du même registre du langage ou du même vocabulaire que celui de mon ami Luc était écrit en français par une Sud-américaine dont les mots semblaient jaillir des objets à l’extérieur d’elle et qui après les avoir reçus les sculptait de sorte à restituer leur essence. Il y avait dans ses mots un tel respect, une telle diligence, presque un devoir d’honnêteté ; il y avait une espèce de mise à distance sans qu’elle ne soit un éloignement. Un rapprochement bien plus qu’une proximité. Les mots épousaient cette sensibilité aux choses, dans un raffinement assez frappant, avec une délicatesse qui elle seule est une émotion (déroutante). J’ai retrouvé le même rapport aux mots dans les écrits de Gabriel García Márquez, Mario Vargas Llosa, Jorge Luis Borges, Juan Rulfo, Isabel Allende, Antonio Skármeta, Luis Sepúlveda. Ou d’écrivains non Sud-américains à l’instar de Tanizaki, Umberto Eco. Cela m’a fait penser aux écrits de Renato, connaissance brésilienne, dont l’intelligence et cette manière de l’exprimer m’ont la première fois émerveillée. Cette sensibilité aux choses.
Certaines cultures ont un rapport aux mots qui est du sentiment (le mouvement va de l’intérieur de soi vers l’extérieur) et d’une relation de cannibalisation. Il n’y a pas de distance, il y a un écrasement. Les mots sont des métamorphoses. Des artifices. Par exemple, les textes de Français ou francophones. J’ai toujours eu l’impression qu’ils ne s’agissaient pas tant de l’objet ou du sujet dont on parle que du ressenti, de la prédisposition émotionnelle, des sentiments que les auteurs ont déjà en eux et qu’ils greffent sur l’en-dehors. L’extérieur, l’objet en dehors de soi, est une production de son imaginaire. On ne regarde pas les choses, on se regarde. On ne parle pas vraiment des choses, on parle à/de soi non pas dans le sens égocentrique ou nombriliste, voire schizophrène, mais dans une espèce de projection hors de soi. Les textes de Français ou de francophones m’ont généralement paru des tableaux du je dans ce qu’il a de plus intime et même quand le sujet ne s’y prêtait pas. Ils ont une sensibilité de soi, marquée, dévorante, on pourrait dire passionnelle. Il faudrait comprendre que cela ne signifie en rien que le propos soit dénué de rationalité, l’on peut être profondément rationnel tout en s’exprimant avec des mots moulés par l’affectif. Je crois que le schisme rationalité et affect est trop souvent trop exacerbé par l’acceptation courante, ce schisme d’après moi est une chimère.
Bref, pour en revenir à la discussion, le français ne se plie pas au monde. Le monde est une réalité postérieurement construite à travers ce que je éprouve. Dès lors, il m’a toujours paru crucial pour comprendre des textes français ou francophones de détecter le sentiment de l’auteur qui me placerait dans sa dimension, sa perspective, son monde. De Balzac à Le Clézio en passant par Proust, Flaubert, Hugo, Voltaire, Aragon, Césaire, Kourouma, Laferrière, Gary, ou Céline. Comprendre un écrivain Sud-américain ne me demande pas un tel effort, si je saisis l’objet j’ai accès à ce qu’il veut me dire. Ses mots sont presque des calligrammes, tandis que l’écrivain français en général je dois avoir accès à son intérieur pour saisir toute la substance de l’objet, celui-ci étant très souvent le reflet du je.
Chez d’autres cultures, le rapport aux mots est de l’utilitarisme (le mouvement est un double échange quasi simultanément de l’intérieur de soi et de l’extérieur) et d’une relation d’optimisation. La question de la distance n’est pas pertinente, ce qu’il importe c’est que ce soit fonctionnel, que cela produise les résultats escomptés. Les mots doivent servir à, et ils sont généralement puisés dans un éventail précis, des pré constructions disponibles que l’on adapte plus ou moins à la situation de communication. La sensibilité aux choses, le sentiment, doivent pouvoir rentrer dans les mots disponibles et compréhensibles qui vont porter le message jusqu’à leur destination. C’est du pratico-pratique, pragmatisme à l’anglosaxonne. Je l’ai beaucoup lu dans les textes de langue anglaise (Bukowski, Beckett, Kerouac, Wilde, Dickens, Brontë, Joyce, Woolf, Lessing, Hemingway, Roth, Auster, Jack London, Salman Rushdie, etc.), paradoxalement dans les textes francophones québécois (Rachel Leclerc, Jocelyne Saucier, Gabrielle Roy, Michel Tremblay, etc.)
Pour comprendre un texte français québécois, je n’ai jamais besoin de me questionner sur la sensibilité aux choses, chercher l’accès au sentiment, juste à me demander quel est le but du propos, s’agit-il de me faire réfléchir, réagir, agir, qu’est-ce que l’auteur(e) voudrait que je comprenne. Ce n’est pas un hasard si l’une des phrases que l’on entend le plus souvent au Québec soit le « Me comprends-tu ? » C’est très anglosaxon, comme dit plus haut. Tandis que le Sud-américain m’invitera dans sa sensibilité des choses, le Français/Francophone n’en aura vraiment rien à cirer de ma compréhension (compréhension qui lui paraîtra d’ailleurs évidente puisqu’elle est son intérieur) – au mieux je passerai pour un inculte, le Québécois francophone/l’anglosaxon voudra d’abord à la satisfaire.
Le rapport aux mots est donc très différent. Chez ceux cités précédemment, l’artifice est une exception, voire accidentel. Le choix des mots vise à véhiculer une intention, le sens ou le sentiment ou la sensibilité voudrait être reçu dans son entièreté. On communique, on ne fait pas de la littérature (dans sa signification la plus littéraire). Et cela en étant généralement assez économe des mots (cela peut aussi s’expliquer par le fait que le vocabulaire est certes diversifié, mais demeure inchangé – on le recycle, on l’adapte en fonction de l’évolution de l’extérieur sans jamais l’abandonner ou le bonifier par de nouveaux ajouts, les gens quand ils intègrent un mot et en font un sens du commun ils l’utilisent systématiquement, comme un gage de sécurité, on ne s’aventure pas trop au Québec francophone hors des balises et des sentiers battus).
Dire l’essentiel en quelques mots. Cet aspect de la relation d’optimisation au Québec francophone m’a quelques fois permis de m’expliquer la « pauvreté » du vocabulaire courant, l’apparente unidimensionnalité de l’expression. Expression qui à Paris serait l’indigence même. Ce n’est pas un mépris – grands dieux non, mais une façon de dire que l’on n’a pas besoin d’en rajouter plus qu’il n’en faut si l’on est convaincu que c’est suffisant pour se faire comprendre. Et à certains moments, cette volonté d’optimiser les mots peut pousser à une créativité assez remarquable, ou tomber dans la banalité la plus effarante, une affligeante paresse. Comme j’ai pu le lire dans les textes primés par Radio-Canada (concours de nouvelle, de poésie, de récit) ces dernières années. Cette singularité dans le rapport aux mots explique peut-être également les anglicismes qui pullulent dans le français québécois parler (et écrit). En France, l’anglicisation me semble être le produit d’un processus d’assimilation à une culture que l’on juge consciemment ou inconsciemment plus « moderne », « dynamique ». Au Québec, l’anglicisation serait le fruit d’une proximité dans la relation que l’on a avec les mots. Le grand voisin du sud partageant avec celui du nord un même rapport, des signifiants généralement renvoyant à une même réalité, au point que lorsque j’écoute certaines fois un Québécois francophone parler ou que j’ouvre le journal, j’ai l’impression d’entendre de lire l’anglais en français. De voir un monde américain aux illusions françaises.
Qu’importe au fond quel est notre rapport aux mots, le plus important n’est-il pas le partage ? L’échange ? Le texte que m’a fait parvenir Luc a été l’occasion de me laisser ébranler, de m’enrichir, et d’écrire ce drôle de billet. Billet sans prétention que des lecteurs liront en se posant la question de mon propre rapport aux mots, et du leur, ce qui engendra peut-être une discussion (par textes interposés), une conversation (indirecte) qui en enfantera d’autres ainsi de suite. Et tout le long du processus nous en apprendrons autant sur nous que sur ce qui est à l’extérieur. Ce qui est merveilleux.
Pingback: Call center – Les 50 Nuances de Dave
Pingback: Carte postale – Les 50 Nuances de Dave