Droit international de la mer: la CNUDM, un régime juridique novateur

La « Convention des Nations Unies sur le Droit de la Mer » (CNUDM) adoptée le 10 décembre 1982 à Montego Bay (Jamaïque) est un régime juridique international contraignant établissant la gouvernance mondiale[1] de la mer et l’exploitation des ressources naturelles maritimes.

Entrée en vigueur le 16 novembre 1994, la CNUDM est en réalité la plus récente mutation majeure du droit international de la mer dont les premiers jalons furent posés par la Convention de Genève de 1956 et par les quatre traités internationaux de 1958[2]. Elle est aussi le produit des discussions entamées lors de la Conférence des Nations Unies sur le droit de la mer de 1960. C’est la transposition dans un cadre normatif codifié global des règles essentiellement coutumières sur les délimitations maritimes et la définition des principes généraux de l’exploitation des ressources de la mer[3] – de façon à ne pas perdre de vue que les mers et les océans sont un bien commun de l’humanité et ne sont pas des ressources inépuisables. A cet effet, elle précise les notions tels que la mer territoriale et le plateau continental[4], la haute mer[5], ou la pollution du milieu marin[6] (la CNUDM offre une définition large d’une telle pollution, traite de ses différentes sources, oblige les États Parties à se doter de règles visant à la prévenir, contrôler, réduire, et dont le seuil d’efficacité ne pourrait être en-dessous des normes internationales « généralement acceptées » – article 209 et ss.); introduit de nouveaux concepts à l’instar de la zone économique exclusive (ZEE)[7], élabore des principes nouveaux régissant  « La Zone »[8], les eaux archipélagiques et les détroits navigables[9], etc.; impose des mécanismes de résolution de différends[10] aux États Parties[11]; régule les comportements et les activités étatiques[12] dans les espaces maritimes (de la marine marchande à la protection de la biodiversité[13] et les milieux marins[14] à la recherche scientifique en mer[15] et l’exploitation des grands fonds marins), mais aussi des acteurs non-étatiques[16].

À côté de tels apports juridiques, l’une des principales innovations de la CNUDM est d’instituer un véritable gouvernement mondial – l’Autorité[17] – exerçant la « souveraineté de la Communauté internationale sur la Zone », composé d’organes comme l’Assemblée (organe suprême devant lequel les autres organes principaux sont responsables)[18], le Conseil (organe exécutif composé d’une Commission de planification économique et d’une Commission juridique et technique)[19], le Secrétariat (organe en charge de la gestion administrative et des ressources humaines de l’Autorité)[20], et l’Entreprise (organe en charge de l’exploitation et l’exploration de la Zone en conformité avec l’article 153 de la CNUDM)[21].

La CNUDM, c’est un composite de visions sur le droit de la mer. Une vision séculaire formée à partir de la pratique coutumière (relations interétatiques, usages commerciaux, etc., une vision que l’on retrouve dans les 11 premières Parties qui s’attardent sur les questions d’espaces maritimes) et une vision humanisée voire idéaliste de la mer (largement inspirée de la Charte des Nations Unies et de la Déclaration universelle des droits de l’homme, se manifestant autant dans le Préambule, la Partie XII consacrée à la responsabilité des États en matière de protection du milieu marin que dans la Partie XV présentant les mécanismes de résolution des différends). Ce qui en fait un texte massif (320 articles, 9 annexes) aussi complet (de la « souveraineté nationale maritime » à l’obligation de coopération internationale en passant par l’institutionnalisation de la gestion de la mer et la construction de structures fonctionnelles à cette fin – dignes de l’ONU itself) que complexe (de la question des pavillons de complaisance, du « naufrage des droits »[22] des boat people contemporains aux disputes autour des « Archipels impériaux »[23] en passant par la sécurisation du transport maritime).

Cette hétérogénéité structurelle loin d’affaiblir la portée du texte permet son universalisation et son adaptation à presque tous les domaines inhérents au droit de la mer (comme l’illustre entre autres choses la double compétence[24] contentieuse et consultative du Tribunal international du droit de la mer[25] qu’il crée, pouvant être saisi par les États Parties ainsi que par des entités autres[26] sur les questions relatives propres aux dispositions de la CNUDM[27], mais aussi sur « tout différend relatif à l’interprétation ou à l’application d’autres accords »[28] bilatéraux[29] et multilatéraux à l’exemple du Protocole de 1996 à la Convention sur la prévention de la pollution des mers par l’immersion de déchets de 1972 ou de la Convention sur la protection du patrimoine culturel subaquatique de 2001).

« Constitution des océans » supra-étatique, la CNUDM novatrice et ambitieuse tant sur la réglementation juridique internationale du droit de la mer que sur la gouvernance mondiale est-elle sans défaut? Il n’existe pas d’œuvre humaine parfaite, certaines sont irrécupérables d’autres sont susceptibles d’être sauvées. Les insuffisances de la CNUDM sont davantage relatives à l’évolution rapide des pratiques (complexifiées) comme en témoigne l’utilisation exponentielle de nouvelles technologies[30], ou à l’émergence des phénomènes tels que le développement durable (bien plus que la simple protection contre la pollution), les actes de terrorisme en mer et la problématique de la sûreté maritime[31], la lutte contre le narcotrafic[32] ou le trafic d’êtres humains[33], ou bien encore l’intensité des enjeux géostratégiques[34] et économiques[35]. Ce sont des évolutions qui n’ébranlent pas dramatiquement les assises du régime international, encore moins ne rendent ses principes fondamentaux obsolètes[36]. La CNUDM n’est pas à cet égard défaillante[37]. Il suffirait : soit d’une réactualisation des normes juridiques internationales exigeant une nouvelle concertation mondiale; soit comme cela fût le cas de « l’appréciation des soubassements politiques de la Partie XI »[38] de la CNUDM par la Chambre pour le règlement des différends relatifs aux fonds marins du tribunal international du droit de la mer d’une action interprétative volontariste des dispositions existantes. Ainsi, la situation actuelle de la CNUDM est analogue à celle du Capitaine Phillips[39]. La grande question me semble-t-il est celle de savoir qui de l’acteur politique ou de l’acteur judiciaire sera sa « SEAL Team 6 »[40] (avant qu’il ne soit trop tard?).

 

 

jacques-cousteau-scuba

 

 


[1] Une première historique – Elisabeth Mann Borgese. « The Law of the Sea », Scientific American, vol. 248, no 3, 1983, p. 42.

[2] Convention sur la mer territoriale et la zone contiguë, Convention sur la haute mer, Convention sur le plateau continental, Convention sur la pêche et la conservation des ressources biologiques.

[3] William Tetley (1985). « L’ONU et la Convention sur le droit de la mer de 1982 ». Études internationales, 1985, vol. 16, no 4, pp. 795–811

[4] Clarification et réaffirmation de la souveraineté des États (de l’autorité des États dits côtiers) sur ces « régions » (Partie VI sur le plateau continental, Partie V sur la mer territoriale) qui découlent de la pratique antérieure à la CNUDM. Toutefois, une telle souveraineté exercée dans ces régions n’exclut pas le respect des droits particuliers des États étrangers. Un respect qui varie selon si l’on se trouve dans une mer territoriale (respect minimal) ou dans une ZEE (respect maximal).

[5] Partie VII. Article 89 CNUDM : « Aucun État ne peut légitimement prétendre soumettre une partie quelconque de la haute mer à sa souveraineté ». Article 87 reconnaît une « Liberté de la haute mer » pour tous les États, elle consiste à la liberté de navigation, de survol, de poser des câbles et des pipelines sous-marins, de construire des îles artificielles et autres installations autorisées par le droit international, sous réserve de la partie VI; de la pêche, sous réserve des conditions énoncées à la section 2; de la recherche scientifique.

[6] Article 4 CNUDM

[7] Partie V, articles 55 à 75 CNUDM

[8] « les fonds marins et leur sous-sol au-delà des limites de la juridiction nationale », article 1 CNUDM. « [L]a zone du fond des mers et des océans, ainsi que de leur sous-sol, au-delà des limites de la juridiction nationale et les ressources de cette zone sont le patrimoine commun de l’humanité et que l’exploration et l’exploitation de la zone se feront dans l’intérêt de l’humanité tout entière, indépendamment de la situation géographique des États » – Préambule de la CNUDM. Les règles édictées se trouvent à la Partie XI.

[9] Parties II, III et IV CNUDM

[10] Partie XV

[11] Article 287(1) CNUDM, les États Parties sont contraints de résoudre leurs conflits en choisissant au préalable et d’un commun accord le mécanisme de résolution de différends via une déclaration qu’ils jugent approprié. La CNUDM leur impose 4 mécanismes (au choix) : le Tribunal international du droit de la mer (TIDM), la Cour internationale de justice (CIJ), l’arbitrage ad hoc (conformément à l’annexe VII CNUDM) ; ou un « tribunal arbitral spécial » (déjà constitué pour certaines catégories de différends – annexe VIII de la CNUDM). En outre, la conciliation est obligatoire dans l’application de la Section 3 de la Partie XV CNUDM – Décision de la Cour Permanente d’Arbitrage dans le contentieux Timor-Leste v. Australia (19 décembre 2016), https://pcacases.com/web/sendAttach/1921

[12] Certaines dispositions balisent fermement de tels comportements comme c’est le cas en haute mer – articles 94, 98, 100 et 108 CNUDM.

[13] Obligation de prendre des mesures de conservation des ressources biologiques de la haute mer (articles 117 à 120)

[14] Partie XII

[15] Partie XIII

[16] Pirates des mers et les actes de piraterie, articles 101 à 107 CNUDM

[17] En charge d’établir des règles et de les faire respecter (articles 160 et 162), possède le pouvoir de percevoir des revenus (article 171) et d’élaborer et de mettre en œuvre des politiques.

[18] Article 160 CNUDM

[19] Article 162 CNUDM sur le rôle et la fonction du Conseil / Articles 164 et 165 sur les pouvoirs des deux Commissions du Conseil

[20] Article 166 CNUDM

[21] Article 170 CNUDM

[22] D’Allivy Kelly Delphine, « Disparus en mer : le naufrage des droits », Plein droit, 2014/1 (n° 100), p. 35-38. URL : https://www.cairn.info/revue-plein-droit-2014-1-page-35.htm

[23] Nolan Peter, « Archipels impériaux. La Chine, le colonialisme occidental et le droit de la mer [2013] », Agone, 2014/3 (n° 55), p. 175-198. URL : https://www.cairn.info/revue-agone-2014-3-page-175.htm

[24] « L’article 297 ainsi que les déclarations faites en vertu de l’article 298 de la Convention n’empêchent nullement les parties de convenir de soumettre au Tribunal un différend exclu des procédures de règlement des différends en vertu de ces deux dispositions (Convention, article 299). Le Tribunal est également compétent pour connaître de tous les différends et de toutes les demandes qui lui sont soumis conformément aux dispositions prévues dans tout autre accord conférant compétence au Tribunal » / « La Chambre pour le règlement des différends relatifs aux fonds marins a compétence pour donner un avis consultatif sur une question juridique qui se pose dans le cadre de l’activité de l’Assemblée ou du Conseil de l’Autorité internationale des fonds marins (article 191 de la Convention). Le Tribunal peut également donner un avis consultatif sur une question juridique dans la mesure où « un accord international se rapportant aux buts de la Convention » le prévoit (Règlement, article 138). », https://www.itlos.org/fr/competence/

[25] « Le Tribunal est compétent pour connaître de tous les différends qui lui sont soumis conformément à la Partie XV de la Convention et qui concernent l’interprétation ou l’application de la Convention (Convention, article 288, paragraphe 1; Statut, article 21) et de l’Accord relatif à l’application de la Partie XI de la Convention. » – https://www.itlos.org/fr/competence/competence/

[26] Article 20 (2) du Statut du Tribunal, https://www.itlos.org/fileadmin/itlos/documents/basic_texts/statute_fr.pdf

[27] Albane Geslin. « La jurisprudence du Tribunal international du droit de la mer en matière de délimitations maritimes ». https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01525700/document

[28] « En vertu de l’article 288, paragraphe 2, de la Convention, le Tribunal a compétence pour connaître de tout différend qui est relatif à l’interprétation ou à l’application d’un accord international se rapportant aux buts de la Convention et qui lui est soumis conformément audit accord. En vertu de l’article 21 du Statut, le Tribunal est compétent toutes les fois que cela est expressément prévu dans tout autre accord, autre que la Convention, conférant compétence au Tribunal. » / « Conformément à l’article 22 du Statut, tout différend relatif à l’interprétation ou à l’application d’un traité ou d’une convention déjà en vigueur qui a trait à une question visée par la Convention peut, si toutes les parties à ce traité ou à cette convention en conviennent, être soumis au Tribunal conformément à ce qui a été convenu. » – https://www.itlos.org/fr/competence/competence/

[29] Accords internationaux conférant compétence au Tribunal, https://www.itlos.org/fr/competence/accords-internationaux-conferant-competence-au-tribunal/

[30] « Quatre technologies nouvelles sont envisagée porteuses de risques environnementaux et humains : la tendance vers des forages pétroliers et gaziers profonds, notamment sur les fonds de l’Océan Arctique, la question de l’exploitation minière des fonds marins, la perspective d’une production sous-marine d’électricité à partir d’une source nucléaire, l’activité des sous-marins d’attaque et des drones sous-marins. » – Jean-Paul Pancracio. « Le droit de la mer face aux nouvelles technologies », https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01525229/document

[31] « L’Océan Indien est vulnérable aux crimes transnationaux en raison de sa position géostratégique. Les questions de gouvernance et de « l’ordre en mer » ont émergé comme un concept important de la politique maritime. L’intervention des personnels de sécurité armés sous contrats privés (PCASP) peut jouer un rôle important dans le commerce maritime. Mais la régulation et la surveillance deviennent le coeur de son bon fonctionnement. » – Srilatha Vallabu. « Privately Contracted Armed Security Personnel in Indian Ocean Region. », https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01525277/document

[32] « Le cadre juridique international progressivement établi au cours du siècle dernier permet-il aux Etats d’agir efficacement contre le trafic de stupéfiants par voie maritime ? Rien n’est moins sûr au regard des difficultés juridiques et opérationnelles rencontrées jusqu’à présent […] » – Valérie Boré Eveno. « Le cadre juridique international de la lutte contre le trafic maritime de stupéfiants :

Quelles compétences pour les Etats », https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01525041/document

[33] Arnaud Montas. « Les migrants maritimes devant la Cour européenne des droits de l’Homme », https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01525159/document

[34] Alexandre Taithe, avec Isabelle Facon – Patrick Hébrard – Bruno Tertrais. « Arctique : perspectives stratégiques et militaires », Fondation pour la recherche stratégique, novembre 2013, https://www.files.ethz.ch/isn/174253/RD_201303.pdf

[35] A l’instar du passage Nord Ouest : « passage maritime qui relie l’océan Atlantique à l’océan Pacifique en empruntant un véritable labyrinthe de terre, d’eau et de glaces à travers les îles arctiques du Grand Nord Canadien. […] Depuis 2007, […] le passage du Nord-Ouest est désormais presque ouvert et attire toutes les convoitises. L’enjeu est considérable. L’emprunter permet de raccourcir d’au moins 4 000 kilomètres le trajet maritime actuel entre l’Europe et l’Extrême-Orient passant par le canal de Suez. De plus, la mer de Beaufort renfermerait en son sous-sol jusqu’à un quart des réserves mondiales d’hydrocarbures. Une fantastique richesse qui ne cesse de raviver la querelle entre le Canada et les Etats-Unis sur le tracé de leur frontière maritime.» – http://www.anne-quemere.com/defi/le-passage-du-grand-nord/  / Lasserre Frédéric, « Vers l’ouverture d’un Passage du Nord-Ouest stratégique ? Entre les États-Unis et le Canada », Outre-Terre, 2010/2 (n° 25-26), p. 437-452. URL : https://www.cairn.info/revue-outre-terre1-2010-2-page-437.htm

[36] « Trois principes fondamentaux animent la Convention sur le droit de la mer : le premier principe est que les États ont certains droits souverains à une certaine partie de la mer qui borde leur littoral. Le deuxième principe sert à limiter le premier; il affirme qu’une certaine partie de la mer, soit le fond de la mer et les grands fonds océaniques sont partagés en tant que «patrimoine commun de l’humanité». Le dernier principe est que les droits des États sont assortis d’obligations de préserver les mers et de tenir compte des besoins des autres États. » – Eric LeGresley. « La Convention sur le droit de la mer », Division du droit et du gouvernement, 1993, http://publications.gc.ca/Collection-R/LoPBdP/BP/bp322-f.htm#(39)txt

[37] Jean-Louis Fillon. « « Le fiasco de Montego Bay», uchronie juridico-maritime », La Revue Maritime, no 495, Institut français de la Mer, http://www.ifmer.org/assets/documents/files/revues_maritime/495/4-Le-fiasco-de-Montego-Bay-uchronie-juridico-maritime.pdf

[38] Robert-Cuendet Sabrina. « TIDM : Responsabilités et obligations des États qui patronnent des personnes et des entités dans le cadre d’activités menées dans la Zone (avis consultatif 1er février 2011) », Annuaire français de droit international, vol. 57, 2011. pp. 439-476, http://www.persee.fr/docAsPDF/afdi_0066-3085_2011_num_57_1_4192.pdf

[39] Œuvre cinématographique de Paul Greengrass (2013) sur la prise d’otage du porte-conteneur Maersk Alabama par des pirates somaliens.

[40] « unité [d’élite] américaine de lutte contre le terrorisme et d’opérations spéciales […] rattachée à l’United States Navy», https://fr.wikipedia.org/wiki/Naval_Special_Warfare_Development_Group

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