« Correspondance
Première série
(1830 – 1846)
De Gustave Flaubert
À Alfred Le Poittevin
(extrait)
Croisset, septembre 1845.
….. je crois avoir compris une chose, une grande chose, c’est que le bonheur, pour les gens de notre race, est dans l’idée, et pas ailleurs. Cherche quelle est bien ta nature, et sois en harmonie avec elle. « Sibi constat », dit Horace. Tout est là. Je te jure que je ne pense pas à la gloire, et pas beaucoup à l’Art. Je cherche à passer le temps de la manière la moins ennuyeuse, et je l’ai trouvée. Fais comme moi romps avec l’extérieur, vis comme un ours – un ours blanc – envoie faire foutre tout, tout et toi-même avec, si ce n’est ton intelligence. Il y a maintenant un si grand intervalle entre moi et le reste du monde, que je m’étonne parfois d’entendre dire les choses les plus naturelles et les plus simples. Le mot le plus banal me tient parfois en singulière admiration. Il y a des gestes, des sons de voix dont je ne reviens pas, et des niaiseries qui me donnent presque le vertige. As-tu quelquefois écouté attentivement des gens qui parlaient une langue étrangère que tu n’entendais pas ? J’en suis là. À force de vouloir tout comprendre, tout me fait rêver. Il me semble pourtant que cet ébahissement-là n’est pas de la bêtise. Le bourgeois par exemple est pour moi quelque chose d’infini. Tu ne peux pas t’imaginer ce que l’affreux désastre de Monville(*) m’a donné. Pour qu’une chose soit intéressante, il suffit de la regarder longtemps. Voilà ! chaque jour ressemble à l’autre. Il n’y a pas un qui puisse se détacher dans mon souvenir. N’est-ce pas sage ? »
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(*) Monville fut dévasté par un cyclone, le 19 août 1845
