Anaïs, jeune, femme, & Black

Hier, Anaïs et moi ainsi que le verbe conversationnel digressif avons eu un vrai moment jouissif. Vous, qui êtes habitués à ce blogue, à mes billets cul-cul ou baisobsessionnels, croyez qu’il s’agit de sexe. Nan. Jouissif comme ce qui procure un profond bien-être et qui est très plaisant. Il ne s’agit pas toujours de party de jambes en l’air. Le jouissif, le vrai, n’a rien de sexuel. Il est la connexion. La vibration. L’exploration. La découverte. La dégustation. J’ai eu beaucoup, beaucoup, de plaisir à discuter avec Anaïs.

Anaïs est un haricot vert qui s’est essayé au bronzage intégral, ce qui lui a particulièrement réussi. Le haricot bronzé est grillé, de la tête aux pieds. Et sa personnalité en est des plus croustillantes. Que voulez-vous que je vous dise, chers lecteurs, je suis un gourmet, j’affectionne la bonne bouffe, les plats fins et délicats, le bon vin, et je n’ai que très rarement manqué la fête de la bière – l’Oktoberfest – quand j’étais un européen non-de-souche. Munich me manque. La bière, les blondes, la saturnale, les ivresses, la folie des baisers avec des inconnues qui ne veulent pas se mettre en couple, l’allemand – cette langue formidable aux intonations barbares. Anaïs, c’était l’Oktoberfest version Montréal sans l’alcool apollinaire mais avec beaucoup du I Am not your Negro de Raoul Peck rendant hommage à James Baldwin. Oui Anaïs est une militante Black, avec des tresses qui sont de grosses racines cérébrales descendant presque jusqu’au cœur et qu’elle prend l’habitude de balancer vers l’arrière quand elle éprouve de la gêne. Pas de fausseté en extensions capillaires comme chez la plupart des femmes Noires. Pas de mimétisme d’un esthétisme blanc érigé en norme de beauté, de désirabilité. Anaïs a la crinière d’une lionne affamée. Que voulez-vous que je vous dise, je n’ai pas été dévoré. Ma chair doit être inconsommable.

Nous étions sur le campus, sortant d’une conférence dans laquelle Anaïs venait de foudroyer d’intelligence le binôme postdoctorant qui nous expliquait que la révolution haïtienne – de St.  Domingue – était plus importante que la révolution française puisque ce soulèvement d’esclaves noirs fondait la modernité et inspirera un cycle de luttes et de combats qu’est entre autres choses l’internationalisme ouvrier. Le binôme était aussi pâle qu’une aube magnifique décrite par Victor Hugo, nous étions deux Noirs – pour le coup je vais écrire deux « Noires » malgré mon absence de vagin et en restant fidèle à mon éducation gentry qui n’admet pas la préséance du masculin sur le féminin, nous étions en minorité. Anaïs a fusé lorsqu’il a été question de parler des complicités « internes » ou « domestiques » dans cette chose dégueulasse que fût la traite négrière. Non la pratique de servitude sur le Continent ne signifiait pas la négation de l’Autre comme il a été le cas de l’esclavage, et que les résistances sont nées de la prise de conscience de la chosification inacceptable de cet Autre Noir par le marchand blanc. Anaïs a parlé sans euphorie, sans excitation, avec fermeté et vibration.

Vibration. Quand Anaïs prend la parole elle émet des ondes de choc. Assis près d’elle, je recevais les vagues déferlantes, de mini tsunamis absolument dévastateurs. Anaïs rectifiait le propos scientifique ; il faut être culotté, oser dire que la connerie malgré son intelligence reste une connerie, le faire sans avoir un couteau entre les dents, sans ce présomptueux clownesque (existe-t-il un présomptueux qui ne soit pas in se clownesque dans le sens le plus carnavalesque du terme ?), le dire sans ce blablabla pompeux qui témoigne souvent du vide, sans ce décousu qui part en couilles, sans cet argumentaire qui se lit dans le Journal de merde que dévore le « vrai » peuple as known as M. Tout-le-monde. Calme et passionnée, ambivalente, en perpétuelle transition entre la rageuse combativité de la personne et la rationalité admettant peu de pathos, Anaïs ne veut rien prouver d’elle, elle a quelque chose à dire, quelque chose qui ne veut pas un exhibitionnisme de belles convictions à la mode faussement disruptives, et ça sort comme un ébranlement.  J’ai adoré.

J’ai bu du petit lait en l’écoutant, j’ai reçu un uppercut en la voyant animée de cette étincelle rare des gens qui ont pris le pouvoir sur leur identité. Elle est Black, ce qui signifie qu’elle ne laissera plus passer certaines idées, ne rasera plus les murs, ne baissera plus la tête, ne quémandera plus ce respect et cette considération qui devraient être naturels pour chaque être humain. Elle répliquera directement à la bêtise, elle se mettra en danger par son propos, mais comme elle me l’affirmait : « Enough of bullshit ! » En français on traduira : « Arrêtez d’être cons ! » Anaïs est ainsi, engagée, impliquée, rentre-dedans, une Toussaint Louverture avec ce qu’il en faut dans le pantalon. En outre, elle est anarchiste. Pour dire, c’est mal barré pour ses adversaires. Ou les connards.

 

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Vous savez, il y a trois catégories de messages dans une communication. La première est un partage qui n’appelle pas ou ne demande pas une réplique de l’autre. Dans ce cas, on partage son opinion et on s’en fout pas mal de ce que l’autre peut penser. C’est une livraison. Le sens est unidirectionnel, et on se vide. Un égocentrisme. C’est la catégorie « I Don’t Give A fuck » de ce que l’autre pense. La seconde catégorie est une connexion invitant à un engagement conversationnel, on veut et on s’attend à une réaction de l’autre, on est disposé à écouter sa part de vérité ou d’absurdité. Le sens est bidirectionnel, on se vide et on attend de l’autre la même attitude, la réciprocité est de mise ou est tacitement suggérée. C’est la catégorie « This Is My Shit, Tell Me Yours ». La troisième catégorie est celle qui est courante quand on réagit à une bêtise ou lorsque l’on a envie d’en découdre. On ne fait pas que livrer un message, on canarde. L’autre prend rapidement conscience qu’il a intérêt à la fermer ou à se coucher par un « Oui », parce que le propos est un coup de semonce qui dit aussi tout l’arsenal nucléaire que vous êtes prêts à faire tomber sur sa tête. L’autre n’est pas con, il a l’instinct de survie, il serre les fesses, s’écrase, s’emmure dans le silence comme on rejoint un bunker anti-nucléaire ; ou s’il sent qu’il a les moyens de la riposte ose la réponse qui sera considérée par votre personne comme un véritable acte de guerre. Dans cette dernière situation, l’échange devient un « Apocalypse Now ». Et ce n’est pas joli-joli. Évidemment. Cette dernière catégorie est le « Don’t Fuck With Me ».

L’intervention d’Anaïs appartenait à celle-ci. Le public, le binôme, a rapidement compris. Il s’est écrasé et a fait « Oui ». Soit il n’avait pas les moyens de la riposte, soit il a saisi qu’il n’était pas raisonnable d’ouvrir les portes de l’enfer. Nous étions coincés dans une minuscule pièce, et il paraissait clair en cas de guerre qu’il n’y aurait pas de survivants, puisque pas d’échappatoire. Max Weber dans son étude du processus de rationalisation a montré que l’individu est un agir mélangeant l’intellect et l’affect dont le but en général est l’obtention d’un gain hégémonique (ou le cas échéant, parvenir à un jeu de somme nulle), le public le binôme en face d’Anaïs a compris qu’il n’obtiendrait rien. Anaïs était prête à s’assurer que le jeu n’en soit pas un de somme nulle. C’est donc dans un silence de cathédrale, puis dans un concert de « Oui » « Tout à fait », que le puissant propos d’Anaïs a été accueilli. L’apocalypse n’a pas eu lieu. C’était magnifique.

 

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A la fin de la conférence, après avoir entendu que pour les humanistes la dignité humaine était d’abord un intérêt de classe, de lutte de franges méplacées contre la ligne de facture les séparant de l’élite olympienne, et que pour les abolitionnistes les pauvres les Noirs les etc. devaient attendre dans l’antichambre de l’humanité afin d’être civilisés ou éduqués avant de prétendre rejoindre la grande famille humaine, nous avons commencé la discussion par l’anarchisme. Dégoutée, Anaïs m’a avoué : « Je suis anarchiste » « Ah oui ? » « Ouais ! » « C’est quoi l’anarchisme pour toi ? » « Oh well, destroying everything ?! Et tout recommencer ». Anaïs allait m’expliquer en quoi l’anarchisme était la solution à un système contemporain et historiquement resté inchangé depuis des siècles quand elle a reçu un message d’une de ses amies l’informant que Beyonce serait en concert à Toronto dans les semaines à venir. Là, l’anarchiste s’est illuminée. Beyoncé. Il ne s’agissait plus de tout détruire. De faire tomber le système, « piece by piece », de déconstruire, la révolution ne pesait pas bien lourd devant la statue déifiée de Queen B. La révolution attendra. Pas ce soir.

J’ai fait remarquer à Anaïs la contradiction. Cet engagement militant et politique et cette espèce de bigotisme comme un culte voué à une figure représentative du système. Anaïs m’a répondu : « Je sais. C’est contradictoire. Mais Beyoncé représente aussi autre chose. » Le féminisme version Black (Woman) Power ou Black (Woman) Panther revisité par Hollywood, le mythe de la méritocratie qui récompense ceux qui ont du talent, l’illusoire ouverture du système, l’engagement auprès de sa communauté, bref de l’image Black « Successful and powerful ». Le rêve. Le trip. Le fantasme. « She is a legend! » s’est extasiée Anaïs. Je lui ai soulignée que Beyoncé en termes de talent légendaire musical reste au même niveau que Taylor Swift, on va dire ce n’est pas Michael Jackson, Stevie Wonder, Aretha Franklin ou Nina Simone. Anaïs s’est étranglée, et j’ai senti que nous étions dans la fameuse troisième catégorie « Don’t Fuck With Me ». Comme je suis d’un naturel kamikaze, j’ai rajouté « De plus, féministe Beyoncé c’est assez discutable, ou faut croire que le féminisme en est rendu à être à moitié à poil et ultra capitaliste, exhiber son (gros) cul et jouer avec cette image terrible de la négresse Venus de Hottentote devant un public majoritairement blanc, au-delà de la question de la caricature raciale de la femme Noire extrêmement sexualisée c’est l’image d’un idéal féminin correspondant à la forte érotisation contemporaine du corps de la femme.. » J’ignore comment j’ai survécu. Anaïs a balancé sur moi toute sa puissance nucléaire. Et vous savez quoi, cela m’a beaucoup plu. Anaïs me plaisait beaucoup dans sa défense de Beyoncé, dans l’explication de son adulation, dans sa tentative de résoudre ses propres contradictions. Oui elle me plaisait beaucoup. Encore faut-il comprendre ce que veut dire plaire. Une source d’agréable et de plaisir. Susciter l’intérêt, la curiosité, l’envie d’approfondir la question, de continuer la découverte. De l’autre. De sa substance. De sa complexité. C’est cela plaire à quelqu’un. Je crois. Il est possible que nous ne soyons pas tous d’accord là-dessus. Dernièrement, une jeune femme m’a fait comprendre que lorsque je dis « Tu me plais beaucoup » les gens peuvent l’interpréter autrement. « Ah. » ai-je répondu. « C’est équivoque. » « Ah. » « Oui. Fais attention tu vas te retrouver dans la merde un de ces jours. » « Oki. Que veux-tu que je te dise, je ne suis pas responsable des projections des autres. »

Anaïs en pleine défense de Beyoncé me plaisait beaucoup. Loin de tenter de se justifier, d’essayer d’arrondir les angles, de penser à un plan de communication en relations publiques, de s’inquiéter de ce que j’aurais pu penser d’elle, elle a été incisive. Directe. Droit dans ses bottes. Elle a tenu son bout. Cela faisait sens et cela s’assumait avec force. Anaïs m’a fait penser à la chanson « This Is Me » (divinisée par l’exquise Keala Settle) du film de The Greatest Showman :

 

When the sharpest words wanna cut me down

I’m gonna send a flood, gonna drown them out

I am brave, I am bruised

I am who I’m meant to be, this is me

Look out ’cause here I come

And I’m marching on to the beat I drum

I’m not scared to be seen

I make no apologies, this is me

 

L’affirmation de soi qui n’en a rien à cirer du jugement et du regard d’autrui. « This Is Me. » Une volée de bois vert. Dans la gueule. Et cela était rafraîchissant. Alléluia.

Anaïs et moi et la conversation d’un type Jackson Pollock par sa nature dripping avons passé plus de deux heures debout, faisant abstraction de l’environnement estudiantin de la rue Jean Brillant. La semaine d’avant, j’étais exactement à la même place avec Leïla, autre fascinante découverte. Et je me suis rendu compte à quel point j’aime les gens, découvrir les autres, connecter avec l’inconnu, plonger en apnée dans les abysses de ce « Moi » hors de soi, entrer dans son clair-obscur, et finalement en ressortir transformé. Anaïs ne le sait pas, mais chaque bribe de notre longue discussion débridée partant d’un sujet à l’autre, glissant d’une thématique à une autre, à susciter chez moi des profondes réflexions et beaucoup de remises en question sur ma propre perception du réel. Je me suis rendu compte à quel point j’aime tellement échanger avec l’Autre. Cet Autre qui est plusieurs points de suspension. Un refus de tout dire comme une suite à venir. C’est la caverne d’Ali Baba dont on ne fait jamais le tour, et qui fait de l’émerveillement le plus grand risque à prendre. Anaïs est un émerveillement.

Florent Pagny a chanté un jour qu’il faudrait apprendre à savoir aimer sans rien attendre en retour, savoir donner sans reprendre, rien que pour le geste et sans vouloir le reste, goûter à ce plein bonheur du simple « aimer ». En avoir le courage, l’audace. J’ai la faiblesse de croire que c’est cela la rencontre. La simplicité du don de l’amour. L’amour non pas du prochain mais de celui qui se présente à soi, là en cet instant. L’amour comme l’affection et la tendresse, l’attachement que l’on devrait avoir pour cet alter ego qui se place en face de nous et qui est si différent, et qui peut être si anxiogène. Dépasser nos peurs primitives, cesser d’avoir peur du noir, faire le pari un peu pascalien de la présomption de l’humanité que celui de la culpabilité, parier sur le bonheur – éphémère, évanescent, incertain. Anaïs a été plus de deux heures d’un grand bonheur. L’être humain est un grand bonheur. Malgré tout.

En écrivant les derniers mots de ce billet, je m’aperçois que j’ai pour la première fois que j’ai créé ce blogue que j’ai racialisé le titre d’un texte (presque) portraitiste. Je n’aurais pas pu parler d’Anaïs sans mettre en avant la couleur de sa peau, puisque c’est le cœur de sa personnalité. C’est comme portraitiser Malcom X, Martin Luther King Jr., Mandela, en gommant cette caractéristique. Cela est incompréhensible, voire inacceptable. Anaïs est de façon prépondérante un militantisme noir, jeune ou Millénial, féministe ou simplement femme, qui ne lésine pas sur les moyens pour faire avancer la cause qu’elle défend. Elle n’est pas neutre, et elle n’accepterait sans doute pas que l’on la sorte de cette case. Je vais vous dire, j’ai une grande admiration pour son combat, peut-être parce que je ne m’en sens pas capable, ou que je suis trop pessimiste pour avoir espoir, ou que je me suis laissé convaincu d’un cynisme aussi matérialiste que déshumanisant. J’admire Anaïs. Une jeune femme black de ce siècle, qui est consciente de ses paradoxes, qui a aussi ses phobies, qui essaie du mieux de ses capacités d’être ce changement claironné partout et qui n’arrive jamais – du moins dans son sens d’eudémonisme, qui a la rage du présent et est affamée d’avenir. En devenir. Demain ne se fera pas sans elle. C’est là tout le mal que je lui souhaite.

 

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Une réflexion sur “Anaïs, jeune, femme, & Black

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