Transnationalisme : diasporas et nationalisme & criminalité organisée

Les phénomènes transnationaux ne sont pas nouveaux, contrairement à ce que laissaient croire Joseph S. Nye et Robert O. Keohane dans leur « Transnational Relations and World Politics : An Introduction » en 1971, vite recadrés par Samuel P. Huntington dans « Transnational Organizations in World Politics » en 1973. Sans parler de nouveauté, le débat sur le transnationalisme s’est concentré et s’est déplacé sur la place, le rôle, la complexité, l’éventuelle influence des phénomènes transnationaux dans le système international encore dominé généralement par le stato-centrisme – ou le paradigme stato-centré faisant de l’État unitaire l’acteur central des politiques mondiales. Il s’agit dans notre réflexion d’examiner les caractéristiques contemporaines des phénomènes transnationaux (à l’instar des diasporas et du nationalisme, et de la criminalité organisée), relever les différences par rapport aux périodes historiques antérieures, et discuter des formes d’action collectives qui y sont associées.  

« Parfois, comme le soutien l’approche du processus politique, la transnationalisation des solidarités est le résultat de l’action politique des institutions (nationales et internationales), mais, souvent, elle est aussi le résultat de la volonté des militants de construire des liens par-delà les frontières nationales, c’est-à-dire de transcender les territoires nationaux et les modes d’appartenance qu’ils imposent. » – Dufour, P. et Goyer, R. (2009). Analyse de la transnationalisation de l’action collective : Proposition pour une géographie des solidarités transnationales. Sociologie et sociétés, 41(2), 111–134.

 

 

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Diasporas et nationalisme

Gilles Bertrand dans « Acteurs transnationaux : amplification contemporaine d’un phénomène ancien » explique que la principale caractéristique contemporaine du phénomène transnational découle de l’évolution récente des acteurs transnationaux : l’autonomisation. C’est-à-dire que l’acteur transnational aujourd’hui est un élément d’un réseau d’échanges et d’interactions transfrontalières échappant tout au moins partiellement au contrôle des États. La « nouveauté » étant une volonté plus ou moins affirmée, une intention plus ou moins implicite, de contourner et même d’affaiblir l’emprise de l’État. A lire Bertrand, à la suite de Rosenau (« Turbulence in world politics » – 1990), Badie et Smouts (« Le retournement du monde. Sociologie de la scène internationale » – 1992), le phénomène transnational et les mouvements qui y sont associés se placent déjà dans une sorte de monde post-étatique (ce que Rosenau identifie comme étant une ère de « post-international politics »), la croissance de leur autonomie par rapport à l’acteur étatique et les impacts de plus en plus directs des formes d’action collective sur les structures étatiques ainsi que sur les autres acteurs des politiques mondiales l’illustrent. Pour en faire une brève démonstration, comme Bertrand, nous retenons d’abord le cas des diasporas et du nationalisme.

Pour ce qui des diasporas, comme Bertrand nous croyons qu’il est difficile d’en parler sans discuter des migrants, puisque les diasporas sont des « réseaux migratoires » fondés généralement sur des « liens de parenté, du voisinage, de religion, d’ethnicité/nationalité ». De tels réseaux sont animés par un esprit de solidarité – donc de proximité à la fois avec les autres migrants dans les mêmes Ailleurs et avec le territoire d’origine (localisme). Les réseaux diasporiques que nous définissons comme :

  • « des mouvements transnationaux faiblement institutionalisés » – dans le sens opposé de hiérarchisation organisationnelle verticale propre aux institutions et de l’existence d’un centre hiérarchique (la logique est « l’horizontalité des rapports sociaux » dans le fonctionnement sans que cela n’implique nécessairement une absence de rapports de pouvoir et de dépendance tant à l’intérieur du réseau qu’à l’extérieur)
  • « réunissant des groupes d’individus ou des individus installés à l’étranger dans une association » d’intérêts susceptibles d’évoluer avec le temps et avec « les contraintes » pesant sur les acteurs.

Ce sont quelques fois selon Bertrand des réseaux transétatiques, ce qui signifie que les membres « résident dans au moins un autre pays que celui dont ils sont originaires ». Les objectifs poursuivis par de tels réseaux peuvent être pluriels (socio-économiques, politiques) allant du simple soutien (matériel, psychologique, logistique, financier, etc.) aux arrivants à la mobilisation revendicatrice (la reconnaissance politique[1], la reconnaissance des minorités ethnoculturelles – mettre fin au « déni d’existence »[2], l’investissement politique dans les changements de régime politique dans les pays d’origine, l’investissement économique à l’étranger comme c’est le cas de la diaspora chinoise comme le souligne A. G. Hopkins dans « Introduction : Globalization – An Agenda for Historians », etc.) voire de l’établissement d’une véritable diplomatie de la diaspora[3]. Une situation qui semble correspondre à ce que Dario Battistella nomme dans « La perspective transnationaliste » – 2012 : la multiplication des « sphères d’autorité » en dehors de la traditionnelle sphère étatique inhérente à la « relocalisation des liens d’autorité » dans un « monde [désormais] multicentré », « un monde sans souveraineté ».

Tous les migrants n’appartiennent pas ou ne sont automatiquement membres de réseaux diasporiques, et l’appartenance à un réseau diasporique – compris comme une « agrégation de choix individuels » – n’est pas seulement le propre des « primo-arrivants » mais également de leurs descendants. Quelle que soit la configuration, il n’en reste pas moins que le réseau diasporique est aussi celui de la pluri-appartenance, des loyautés multiples et d’allégeances plurielles, et d’un sentiment d’être citoyen d’ici et d’ailleurs[4] sans nécessairement renier ou se renier.

Comme le souligne Denise Helly :

« Depuis les années 1980 une réactivation de l’imagerie cosmopolite associée au terme diaspora s’alimente à la réduction de sens des référents territoriaux et nationaux et à la diffusion d’une double dissociation. La première délie identité culturelle, pratiques économiques et système politique qui se conjuguaient pour fonder une nation depuis le 19ème siècle. La seconde délie citoyenneté et droits. […] En sus, durant les années 1990, l’accélération de la globalisation des marchés et des communications et l’extension de l’idéologie des droits de l’Homme qui veut ignorer les frontières, convoient une valorisation de la mobilité géographique et culturelle. De ces évolutions nombre d’émigrés et leurs descendants participent d’espaces où les frontières étatiques ont perdu de leur importance et ils développent des appartenances sociétales doubles ou à des communautés transnationales. De très nombreuses études documentent l’existence de réseaux immigrés transnationaux et la multiplication d’identités multiples, transnationales […] Face à ces processus des auteurs parlent de transnation, de nation délocalisée, de déterritorialisation, d’identités démultipliées [Appadurai, 1991, pp. 191-196 ; 1996, p. 172] ou encore de transmigrants [Basch et al., 1995, p. 48]. Ils veulent voir dans les émigrés des acteurs emblématiques de la mise en cause des frontières, de l’autorité étatique et des identités nationales unipolaires. » – Denise Helly, « Diaspora : un enjeu politique, un symbole, un concept ? », Espace populations sociétés, 2006/1 | 2006, 17-31.

Dès lors, cette caractéristique majeure de l’individu (moderne) membre de la diaspora contraste avec la conception classique de nationalisme dans laquelle il est attendu qu’il soit fixé à une identité immuable et réduite à une communauté nationale (entourée de murs frontaliers et de considération ethnoculturelle). Il n’est pas historiquement différent de son congénère britannique du XVIIIe siècle (convaincu de cosmopolitanisme grâce à ses relations transnationales de type marchand) tel que le souligne A. G. Hopkins dans « The History of Globalization – and the Globalization of History? » L’acteur transnational contemporain de la diaspora est généralement un cosmopolite (enraciné[5] ou non) – « agent de la mondialisation moderne » (A. G. Hopkins, p.7) ou de ce qu’il serait plus approprié de nommer « la mondialisation alternative »[6] – que l’on ne saurait confiner territorialement à un espace ou à une identité nationale (comme un emmurement). Le facteur de nouveauté si l’on puisse le formuler de cette manière est dans sa « réinvention » permanente de la modernité, autrement dit sa contestation d’une idée de la modernité. Une situation autant de remémoration des racines, du mouvement vers l’identitaire du pays d’accueil, bref d’« hybridation culturelle » avec son lot de souffrance et de schizophrénie. Peut-être serait-il judicieux de parler de sujet postmoderne et imprégné d’intersubjectivité?

Ainsi, cette nouvelle réalité à la fois dans les formes d’action ou de mobilisation collective susmentionnées que dans la représentation identitaire démontre que les acteurs transnationaux contemporains contrairement aux époques historiques antérieures ne sont pas plus ou moins dissouts dans le stato-centrisme (hérité du traité de Westphalie) ou dans une conceptualisation de la modernité inadéquate et peu inclusive, encore moins dans l’ombre de l’État-nation (fabriqué de toutes pièces dans les années 1800). Ils sont de plus en plus relativement autonomes, mouvants, éclatés, presque insaisissables.

Peut-on en dire autant de la criminalité organisée?

 

 

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La criminalité organisée

Bertrand d’entrée de jeu pointe la nature diasporique des réseaux de la criminalité organisée de la première mondialisation – fin du XIXe siècle (développement du « commerce international de biens illicites et de la drogue »). C’est le cas de la mafia sicilienne. Ces autres types de réseaux diasporiques sont très hiérarchisés, fortement structurés, et transétatiques. La seconde mondialisation voit la « globalisation du marché des drogues illicites » qui va favoriser une forme de transnationalisation de la criminalité organisée. Les mafias – de cette deuxième vague contrairement à la première qui étaient de formes de transposition dans les ailleurs (dans les pays d’accueil des migrants) d’un système local (conçu et fonctionnant dans les pays d’origine) – vont nouer des « alliances » avec d’autres organisations criminelles (les cartels colombiens et mexicains de la drogue s’alliant à la mafia américano-italienne en l’occurrence) aussi similaires que les accords bilatéraux (ou multilatéraux) passés entre les États. Afin d’assurer la production de la drogue, et sa circulation, d’autres alliances (surprenantes) vont se faire entre différents acteurs (véritablement) transnationaux (afghans, turcs, albanais, iraniens, etc.).

Circulation transfrontalière de la drogue, élaboration de vastes réseaux de prostitution et de trafic d’êtres humains, circulation de l’argent issu de telles activités dont la fluidité est favorisée par la « mondialisation financière ». Pour dire, selon Bertrand, la criminalité organisée a su profiter de la déréglementation de la mondialisation néolibérale, tant par les mécanismes de blanchiment d’argent via des structures bancaires opaques (les paradis fiscaux par exemple) que par l’incapacité des structures traditionnelles gouvernementales et inter-étatiques à exercer leur autorité sur ces acteurs transnationaux aux ramifications tentaculaires.

Sans aller jusqu’à parler de l’existence d’une espèce de culture de l’impunité, Bertrand note toutefois que les relations entretenues entre la criminalité organisée – comprise comme un mouvement transnational avec les particularités contemporaines permises par la « mondialisation financière » – et l’État peuvent être examinées selon deux modèles : le crime organisé contre l’État (les actions de ces mouvements transnationaux visant à affaiblir l’État et à diminuer son pouvoir de nuisance sur leurs activités – corruption, et remplacement progressif de l’État dans ses fonctions dites régaliennes et de justice redistributive, etc.); ou le crime organisé au sommet de l’État (la constitution des « narco-États »). Résultat : la notion même d’État est vidée de sa substance (tout au moins sur le plan international puisqu’un tel État n’est plus en mesure de remplir ses obligations internationales quelle soient de coopération ou de respect des normes internationales).

 

 

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[1] Anthony Goreau-Ponceaud. « Visibilité et mobilisation politique : quand diaspora rime avec reconnaissance ». Delon Madavan, Gaëlle Dequirez et Eric Meyer (Dir.). Les communautés tamoules et le conflit sri lankais, L’Harmattan, pp.127-152, 2011.

[2] Denise Helly, « Diaspora : un enjeu politique, un symbole, un concept ? », Espace populations sociétés, 2006/1 | 2006, 17-31.

[3] Kandel, Maya. « Une diplomatie des diasporas ? La mobilisation des diasporas « yougoslaves » aux États-Unis et leur influence sur la politique étrangère américaine pendant les guerres balkaniques des années 1990 », Relations internationales, vol. 141, no. 1, 2010, pp. 83-97.

[4] Lourme, Louis. « Chapitre V. Vers une citoyenneté multiple », Le nouvel âge de la citoyenneté mondiale. sous la direction de Lourme Louis. Presses Universitaires de France, 2014, pp. 221-258.

[5] « Les cosmopolites enracinés forment aujourd’hui une partie importante des groupes et des individus impliqués dans le militantisme social. S’appuyant sur les changements technologiques, l’intégration économique et les réseaux culturels, ce phénomène trouve son expression la plus frappante dans la mobilisation de jeunes militants à des manifestations organisées hors de leur propre pays, ce qu’on nomme le militantisme transnational. » – Tarrow, S. (2007). Cosmopolites enracinés et militants transnationaux. Lien social et Politiques, (58), 87–102.

[6] Carlos Agudelo. « Les réseaux transnationaux comme forme d’action chez les Mouvements noirs d’Amérique latine ». Cahiers de l’Amérique latine, 2006, pp.31.

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