Lorsque Mons m’a demandé ce que j’avais pensé de Karlita la première fois que je l’ai vue, j’ai parlé de sa face de bitch, une tronche de peste. Karlita était assise près de moi, offensée, choquée, silencieuse. Quelque temps après cette réponse, dans une autre discussion, elle m’a dit ceci : « T’sé derrière chaque face de bitch il y a une histoire. » J’ai compris qu’elle ne l’avait vraiment pas apprécié et malgré le temps ne l’a jamais digéré. Ce que je n’ai pas su dire à Karlita c’est que si au Québec avoir une face de bitch signifie avoir un air bête – c’est-à-dire avoir soit une expression faciale très et trop sérieuse, impassible, fermée, hermétique, constipée, un visage de ou en colère ou de mauvaise humeur ou d’une humeur peu disposée à laisser paraître le sourire du cœur – chez moi cela veut dire avoir l’air trop sur la défensive, trop contrôlé, (très) peu naturel. Contrairement à la signification courante, avoir une face de bitch à mes yeux n’implique pas d’avoir un bâton dans le cul; c’est se prendre trop au sérieux, se donner trop d’importance non pas dans le sens d’une surdose d’ego mais de vouloir que les autres sachent peut-être de façon excessive que l’on est quelque chose d’importance. Une chose sérieuse. Ce qui dénote d’un manque d’assurance et de confiance en soi. Je ne l’ai pas dit à Karlita, et je crois que ce fût une faute, qu’elle ne m’a jamais pardonné et qu’elle ne pardonnera jamais.
Karlita est la contraction de Karl (Marx) et Lolita, le prénom que je lui ai donné.
« Et parfois, je devinais ce que tu éprouvais, et c’était pour moi un supplice infernal […]. Petite Lolita. » – Vladimir Nabokov, Lolita, Folio, 2001
Avant-hier, une consœur m’a nommé Frédérick, quelques semaines avant Renato trouvait que j’avais une tête de Marc. Je fais toujours l’exercice quand je rencontre des inconnus de leur demander de me donner un prénom, celui qu’il croit que je pourrais avoir, et j’insiste sur le fait qu’ils devraient suivre leur intuition, et le résultat est toujours intéressant. Pour ma consœur, j’ai une tronche de Frederick, un peu monarque, un peu pacifique, étymologiquement « puissant » d’où sa popularité chez les princes et rois de ce monde. D’après les sites web consacrés à rassurer les (futurs) parents, les individus, sur le choix d’un prénom, Frédérick se résumerait au mode « Je » par :
En lisant ces lignes, j’ai envie de changer de prénom, troquer Dave pour Frederick, car il y a un peu beaucoup de moi dans cette étiquette germanophone. Mais, en même temps, Dave c’est pas mal comme attrape-chatte comme un dreamcatcher et casse-couille à la Baby Boss. Un baume sur les lèvres dans un monde de barbaries. Je crois que je vais conserver Dave, pour le bien de l’humanité.
Karlita vient de Marx, la jeune femme presque dans sa trentaine, a le cœur qui penche du côté de Trèves, et l’esprit anti quelque chose que je devine être le système. Elle et moi n’avons jamais fait allusion à ses convictions politiques et idéologiques, j’ai juste examiné son profil réseau social pour savoir que la révolutionnaire affichée à travers des publications « ¡Viva la Revolución! » est une féministe aussi rouge que le mois d’octobre. Le mois d’octobre à Trèves est écarlate, les monarques les princes y sont assassinés, les têtes couronnées décapitées. Je ne le lui ai pas dit. Parce qu’avec Karlita c’est toujours délicat. La fragilité derrière la carapace et l’impénétrable, l’impression d’être jugée évaluée classée et infériorisée, le sentiment de pas être considérée à sa juste valeur, la croyance que plus elle impressionnera par l’intellect plus on la respectera, et dès lors de prendre chaque observation comme une critique ou une dévaluation. La défensive. J’ai gardé le silence.
Karlita est instruite, très instruite, son domaine d’expertise est l’histoire. Et son histoire à elle est un magasin de porcelaines, les personnages sont faits de cristal, et l’un des rares êtres autorisés à s’y mouvoir est une déesse féline dont la silhouette soyeuse fait écho à l’ombre élégante de sa maîtresse. Ishtar règne dans le royaume un peu mésopotamien de Karlita, l’amour et la guerre ensemble réunis pour le meilleur comme pour le pire, toujours dans une passion brûlante. L’histoire de Karlita se pénètre en adoptant les rythmes nocturnes chopinniens d’un chat. Je suis la chouette de Minerve.
Elle m’a dit, il y a quelques mois, qu’avec l’histoire la profondeur est une nécessité, la vérité historique est celle qui met à nu les falsifications, il ne peut y être question de rester en surface, on plonge dans la mémoire et on va jusque dans les abysses. Karlita ne parlait pas que de l’histoire, elle me disait à quel point elle était exigeante, des gens et des amours. D’ailleurs, aux dernières nouvelles, elle est en couple avec un mec qui n’a apparemment rien de la couverture de GQ, le papier glacé lisse sans épaisseur. Son mec a la face de l’intello collégien pas très populaire parce qu’il sait les briser à tout le monde, et cet effet m’est familier, j’imagine devine même s’il ne le dit pas sa souffrance, les castrateurs les exciseurs méritent leur sort, ce sont d’épouvantables empêcheurs de jouir en rond. Un peu comme les historiens en ces temps contemporains de réécritures fantasmagoriques du passé.
Cela fait, d’après ce qui est affiché aux yeux du public, de nombreuses années que Karlita symbiose avec son mec – une espèce de version jeune de BHL du Québec n’ayant pas encore ouvert la chemise pour exciter les adulescentes de la cinquantaine. Son BHL a le profil hybride de Lénine et de Trotski, déjà dit comme ça c’est assez brillant et c’est incontestable qu’il ira loin. Le bolchevisme contrairement à ce que Wall Street et les institutions de Bretton Woods et (plus ou moins) affilées prétendent a un avenir radieux dans notre foutoir ultra hyper capitaliste. Il lui faudra sans doute convaincre les nombrilistes-citoyens de la pertinence du Grand Soir. C’est digne d’une malédiction sisyphéenne. Karlita sera à ses côtés, c’est déjà ça.
Karlita, la première fois que je l’ai vue, je n’ai pas d’abord vu sa face de bitch, j’ai remarqué ses grands yeux bleus. Et je l’avoue, ces yeux sont la partie la plus exquise de son présentoir. Chaque fois qu’elle m’a regardé, j’ai voulu m’y dissoudre. Les grands yeux bleus de Karlita, c’est pour moi la rencontre étrange du Grand bleu et de la Société liquide, Besson Bauman et Eco m’invitant à entrer dans une autre dimension, et je sais que j’y perdrai mes sens, je veux m’y perdre. M’y dissoudre.
Karlita est un corps filiforme, une ombre sèche, une taille pygmée, un visage rondouillard, des lèvres fines, et beaucoup de spasmes quand elle parle. Karlita n’est pas Demi-Leigh Nel-Peters ou María Gabriela Isler, c’est plutôt de l’ordre d’Élisabeth Roudinesco et de Tzvetan Todorov – c’est-à-dire d’une intelligence qui vaut toutes les beautés des Univers. C’est cela que j’ai aimé chez elle. Sa substance. Karlita est magnifique, et elle ne le sait même pas. Si elle le savait, elle n’aurait pas besoin d’attendre quoique ce soit des autres, elle ne s’évertuerait pas à démontrer qu’elle est quelque chose, elle saurait et s’accepterait sans rien attendre d’autre que ce « This is me » ressemblant au poing brandi de Jesse Owens.
Quelques fois, j’ai voulu le lui dire, mais je me suis abstenu. Karlita ne m’aurait pas compris. Habituée qu’elle est à la norme ambiante, à ces yeux j’aurais paru un drôle de zozo. Et ces derniers temps, je n’ai pas le cœur à ça.
J’ai le corps à autre chose, de l’ordre du coït hédoniste, de l’évasion chimérique dans les paradis artificiels. Mon cœur est un trou noir, il n’a absolument rien de princier. J’ai le corps salaud, l’âme salope, et je mène l’existence d’une pute nymphomane. J’ai le corps à ça, la tête entre les cuisses d’un plaisir éphémère.
J’ai pensé à Karlita ces derniers jours, je me suis demandé ce qu’elle devenait, si elle était heureuse, quels étaient ses aventures et ses solitudes. Il y a quelques semaines je m’étais juré de ne plus la contacter, mais je n’ai pas tenu le coup. Hier, je lui ai envoyé un message, elle l’a lu et elle a fait le désert comme un mur de silence. Karlita sait tout ce qu’elle me fait ressentir et tout ce que j’ai envie d’elle; c’est autant de l’ordre du cunnilingus que du simple besoin de la voir et de respirer son parfum. Le besoin de la protéger même si au fond elle n’en a pas besoin, le besoin de savoir qu’elle est heureuse, et que tout va bien de son côté. J’ai pensé à Karlita et j’ai voulu remonter le temps, m’arrêter au moment où j’aurais pu faire les choses autrement, et que je n’ai pas su le comprendre le sentir agir en conséquence. Je suis peut-être trop souvent un cérébral qui ne sait pas toujours saisir les opportunités. Je n’ai pas cet instinct, je suis maladroit, un peu à gauche, et très souvent con. Les autres ne me le pardonnent jamais. Et je comprends. A leur place, je serais tout aussi impitoyable.
Une nuit, j’ai demandé à Karlita de se mettre à nu, de me laisser voir sa nudité, ses ombres et ses lumières, elle s’est exécutée, et durant un court instant qui a duré une éternité j’ai saisi pourquoi elle m’a toujours paru irrésistible. Le passif compliqué, les histoires rocambolesques, les récits inachevés, les marques de souffrance dans l’âme, les larmes que pas grand monde ne voit, les déchirures sans paroles et sans bruits qui étouffent mal de pénibles et terribles hurlements. Karlita nue, sans forcement dire, était magnifique, elle m’a subjugué. J’ai voulu lui faire la promesse de ne jamais l’exposer aux ténèbres, de la protéger contre les éclipses, je n’ai rien dit. Je n’ai pas su parler des « vraies affaires ».
Karlita est l’incarnation des occasions manquées. Ou peut-être d’un aveuglement face à une situation impossible. Ou sans doute de la construction mentale d’une attirance ou une attraction ne devant pas être. J’aime l’interdit, ceci explique peut-être cela. Karlita quant à elle est restée interdite.
Pingback: Me Jedi & Padawan – Les 50 Nuances de Dave
Pingback: Hamdoullah – Les 50 Nuances de Dave
Pingback: Frigo Therapy – Les 50 Nuances de Dave
Pingback: Goodbye my lover, goodbye my friend – Les 50 Nuances de Dave
Pingback: Magical Lady – Les 50 Nuances de Dave