Bande sonore : Slavonic Dance Op. 46 N°2 in E minor – Dvorak.
Hier, Dorothée m’a envoyé un message-texte : « T’es où ?! Je sonne chez toi personne ne répond ! » « Je passe cette fin de semaine à la campagne. » « Ahhhh, faut avertir quand t’es pas à Montréal tabarnak ! » « Ah. Okay. C’est noté. » « Quelle est l’adresse de ton autre chez vous ?! » « Heu. Tu sais que c’est quand même deux heures de route ? » « M’en crisse ! Ton adresse ?! » « Okay. » Environ deux heures et quelques minutes après, Dorothée était chez moi.
« Pourquoi t’as décidé de passer ta fin de semaine dans ce trou perdu ?! » « J’avais besoin de m’oxygéner. » Dorothée m’a jeté un regard un peu interloqué, s’est sans doute demandée quelle semaine pourrie j’avais eue pour me barrer de la Ville-monde. Mais, elle n’a pas posé la question. Elle s’en foutait royalement. Son envie quasi urgente de me voir n’avait rien à voir avec le sexe. Dorothée ressentait le besoin de parler à quelqu’un, et Dave c’est le psy’ le moins cher qu’elle connaisse. Je l’ai conduite dans mon bureau, elle s’est installée sur le divan, et nous avons commencé la séance.
« Je ne sais plus où j’en suis ! » Dorothée a par la suite déversé tout son mal-être, Spleen baudelairien, silencieux attentif je l’ai écoutée comme une éponge qui absorbe. Elle vivait une rupture amoureuse douloureuse, elle se questionnait sur le sens de sa vie, elle était au bout du rouleau, presque se jetant dans le vide. Dorothée s’est livrée, j’ai absorbé. Une heure plus tard, après les pleurs, les colères, le vertige, l’atterrissage, la remontée, elle m’a lâché : « Dr. Dave, qu’en dis-tu ?! » J’ai repensé à Viktor Frankl et à son Man’s search for meaning, à ce qu’il aurait pu faire et dire à la patiente, et j’ai fait de mon mieux. Dorothée s’est sentie bien. Après la séance, nous avons passé une belle soirée ensemble, elle parlait et j’écoutais. J’absorbais. Elle a dormi dans la chambre des invités, elle et moi n’avions pas la tête à fourrer.
Ce matin, nous avons déjeuné ensemble. En repartant à Montréal, elle m’a demandé quand j’avais prévu de retourner à la civilisation et à sa barbarie, « T’sé, faut que tu me dises quand je pourrais passer à ton appartement ! C’est pas vrai que je vais me taper deux heures en auto pour te voir ! » Je lui ai répondu que je quittais les vaches lundi matin pour les morts-vivants. Elle a rigolé, a démarré sa voiture, et s’est tirée.
Ce dimanche, j’ai repris la lecture du Psychotherapy and Existentialism de Frankl, pour les prochaines séances avec Dorothée, Patricia, Amanda, Camille, Judith, Aurélie, Mathilde, Jennifer, Geneviève, Marie-Eve et Jeffrey, Jimmy, Thomas, Vladimir, Andrew, Valentinov, Laurent, et les autres. Laurence ne fait plus partie de la liste, elle s’est tuée dans un accident de voiture, la conne textait au volant. Cette semaine, j’ai appris la nouvelle par Karim. Me Karim, conseiller matrimonial de Melissa, m’apprenait la bêtise dans un message-texte laconique, télégraphique : « Hey Dave ! Laurence est morte ! » Elle envoyait un putain de texto. La collision n’a pas tué qu’elle. En face, il y avait une famille. Connasse de Laurence. Karim était effondré, j’étais en colère. Notre dîner cette semaine était un monologue dans lequel il racontait nos souvenirs avec ce pétillant bout de jeunesse qu’était Laulo. Je n’ai pas eu la force de parler. J’en étais juste pas capable.
Ce dimanche, j’ai repris Frankl, en face de moi, par la fenêtre le tableau était un impressionnisme avec les vaches de mon fermier de voisin. Cela me change des stèles que sont ces immeubles horribles qui composent la vue panoramique de mon appartement montréalais. Les vaches broutent, meuglent, regardent les trains passer, et ne font chier personne. Elles attendent patiemment le jour où le fermier les conduira à l’abattoir et en fera des steaks. Elles n’ont pas conscience de cette inéluctable fin, elles profitent de l’instant. Elles ne rêvent pas de barbecue, ne croient pas en l’au-delà ou en rien, ne se torturent pas de questionnements métaphysiques et existentialistes, elles broutent – déjeuner sur l’herbe, observe le soleil levant peint par Monet, se fondent dans le paysage de Guillaumin, jusqu’au jour où elles se font zigouiller. Les vaches en face de moi n’ont pas besoin de logothérapie, même pas d’un libérateur, juste de profiter du moment avant les grands froids, l’abattoir, le barbecue l’été prochain, un moment à eux.
Dorothée est arrivée à Montréal, elle me l’a fait savoir : « J’suis chez nous ! On se voit quand au fait ?! » J’ai ouvert mon agenda, beaucoup trop de rien qui paie les hypothèques, les factures, la survie. « Mercredi soir, ça te va ? » Dorothée a fait « Nice ! C’est parfait ! » Demain, adieu les vaches, direction le mouroir. Les vaches montréalaises sont conservées dans du formol, prennent le métro, roulent en VUS, n’ont pas conscience d’être dans un bocal, et surtout ne savent pas qu’elles sont déjà passées par l’abattoir.
Bande sonore : Symphony n°39 in G minor : Allegro Assai – Haydn.
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