Dans quel monde contemporain vivons-nous?

Vivons-nous encore dans un monde hobbesien et wébérien ? Ou bien notre monde devient-il kantien ? Ou se caractérise-t-il par l’anomie chère à Durkheim ? Un monde hobbesien du chaos et de la lutte de tous contre chacun, un monde wébérien du désenchantement, un monde kantien de l’idéalisme de l’universalisme moral et de paix perpétuelle, un monde durkheimien désorganisé déstructuré avec la « disparition progressive de lois, de normes, de valeurs communes » qui dit aussi l’absence ou la confusion voire la contradiction des règles sociales, un monde d’anomie faisant régresser la solidarité ? Dans quel monde contemporain vivons-nous ?

Ali Kazancigil dans « La gouvernance et la souveraineté de l’État », chapitre deux de l’ouvrage Gouvernance : un concept e ses applications (2005), pose cette question essentielle à une époque que l’on qualifie de sans identité et en quête de sens depuis le constat de la fin des métarécits, la fin de la modernité, le début d’une sorte d’ère du vide et des temps postmodernes ou hypermodernes, de société liquide, de citoyenneté mondiale, de retour des nationalismes, de frictions civilisationnelles, d’hégémonie ou de cohabitation culturelles, bref un monde un temps une époque d’une complexité (sans doute historique) qui donne le vertige le tournis et rend obsolète les grilles de lecture conventionnelles.

Pour Kazancigil, il y a comme deux façons de regarder notre monde : sur le plan global et sur le plan national. Sur le premier plan, on remarque une espèce d’ingouvernabilité due à la « complexification, la diversification, la fragmentation de la société [globale] en réseaux et sous-systèmes sociaux », mais aussi à un « environnement socio-économique et culturel soumis à des changements accélérés ». Cet état découle d’un monde régit par « la logique instrumentale du marché », un monde de plus en plus de gouvernance « apolitique » opérant par « sectorialisation et fragmentation de l’action ». C’est un monde de gouvernance technocratique, précisément de « privatisation de la gestion publique » née d’une croyance issue dans années 1970 que la gestion politique démocratique a produit des excès conduisant à une « crise de la gouvernabilité ». Une gouvernance mondiale « privatisée » comme une volonté de contournement de la politique représentative dans les « modes de prise de décisions et d’élaboration de politiques publiques ». Paradoxalement, une telle gouvernance mondiale se faisant passée pour « la bonne gouvernance » tend à être considérée comme une forme avancée de la démocratie, de la participation, de la proximité avec les citoyens, de la transparence, et de l’efficience. Tel que le souligne Kazancigil, « c’est ainsi que les vessies de la gouvernance technocratique sont prises pour des lanternes de la démocratie avancée ».

Une gouvernance mondiale qui se veut celle de la coopération c’est-à-dire des négociations horizontales entres les acteurs dans les affaires mondiales (États par exemple), mais aussi de participation de partenaires sur le même pied d’égalité. Ce que l’auteur trouve « illusoire » car reprenant la « métaphore orwellienne », « certains partenaires sont forcement plus égaux que d’autres ». Une remarque d’ailleurs appuyée par l’analyse empirique de Maria Celia Toro dans son « Gouvernance, réseaux trans-gouvernementaux et gestion de la globalisation », chapitre huit de l’ouvrage précédemment cité.

Sur le plan national, selon l’auteur, « l’autonomisation de plus en plus poussée de l’économie capitaliste par rapport à l’État, à la société et à la culture, emblématique d’une fragmentation et d’une incohérence accrue entre les diverses sphères sociales, a affaibli la légitimité de l’État souverain et des régimes démocratiques. Le processus de mondialisation néolibérale ayant renforcé ces évolutions ». Conséquences directes : les « espaces publics » abandonnés par le retrait de l’État (comme déjà constaté par Susan Strange), les services et administrations publics désormais gérés selon le « modèle de gestion des entreprises » – « corporate governance » pour dire « gouvernance tecnhocratique ». « Au lieu de servir les citoyens », les services publics (pour la plupart privatisés ou en voie de l’être) ont basculé dans une logique de prestation économique, le citoyen devenant d’abord un « client-consommateur » « disposant d’un pouvoir d’achat ».

Un exemple que je prendrais pour illustrer un tel renversement paradigmatique c’est celui de l’université publique. Les étudiants ne sont plus considérés (ou de moins en moins considérés) comme bénéficiaires d’un service public (l’enseignement) mais une clientèle qu’il faut attirer et pousser à la consommation (des cours, création d’une multiplicité de choix dont on peut souvent interroger la pertinence, acceptation de l’attitude de magasinage des cours comme dans un supermarché) et qu’il faut fidéliser (adoption de mesures attrayantes : trop grande flexibilité, baisse du niveau d’exigence, mesure de satisfaction des besoins immédiats d’un tel client disons-le très chouchouté).  L’étudiant, enfant-roi, client-roi, l’université publique un centre commercial comme un autre. C’est un changement de modèle de l’enseignement qui résulte d’une réalité contemporaine mue de la logique capitaliste. Les effets sur la formation de ce citoyen qu’est l’étudiant sont non-négligeables : questionnement sur son esprit critique, sur sa capacité à se discipliner, sur sa capacité à se décentrer de lui-même, sur sa capacité à accepter de se plier aux règles permettant une cohésion (sociale), sur sa capacité à se mettre en danger en sortant de son confort, sur sa capacité à explorer d’autres voies, sur sa capacité à maintenir un effort soutenu de réflexion, etc. Un client a qui il est de plus en plus difficile de lui refuser un A car il risque d’aller voir ailleurs, au privé ou dans une autre université publique moins exigeante. Ce renversement paradigmatique est de plus en plus un standard ou une norme globale.

 

 

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Alors, en fin de compte, dans quel monde contemporain vivons-nous ? Pour Kazancigil, en partant de la nouvelle typologie des États élaborée par Robert Cooper (2002) (qui regroupait les États en trois grandes catégories : les États modernes – pensent en termes d’intérêts strictement nationaux et la raison d’État, les États postmodernes – n’envisagent pas leur sécurité en termes de conquête et de rapport de force et ayant acceptés de transférer une partie de leur souveraineté à des instances supranationales, les États prémodernes – dépourvus d’ordre interne et souvent ravagés par les guerres civiles), le système mondial actuel comprend : les États hobbesiens, post-hobbesiens (exemple ceux membres de l’Union européenne), kantiens (dans leur rapport intracommunautaire et pusillanimes à l’extérieur, anomiques (qui sont des États en échec et caractérisés par le chaos). Ainsi, il n’y a pas une réalité homogène du monde contemporain, mais une diversité de situations qui illustre encore une fois la complexité de notre époque. Ce qui me semble une invitation à considérer chaque cas dans son contexte, sa situation, et de sortir d’une lecture simplifiée ou simplificatrice des grandes grilles théoriques. Le monde contemporain tendant de plus en plus à rendre obsolète la plupart de ce que l’on a eu à voir comprendre (du Vieux Monde). S’il n’existe pas un Nouveau Monde, il est clair que le nôtre présente de nouveaux aspects du Vieux connu. Aspects qui remettent en question justement le connu, en termes de lisibilité et de sens.

Kazancigil termine en proposant une série de solutions. L’une des premières c’est de passer à un monde post-statocentriste en ouvrant la gestion des affaires mondiales à tous les acteurs globaux à l’instar des ONG, des mouvements sociaux (mouvements altermondialistes comme celui de Porto Alegre, par exemple), des syndicats, etc. Ce qui pourrait résoudre le problème de légitimité de la gouvernance mondiale technocratique actuelle (qui considère que la démocratie représentative produit l’ingouvernementalité car le « peuple » ou les « masses populaires » sont souvent ignorantes de la complexité des enjeux et se trompent souvent à prenant des voies en dehors des directives données par les classes dirigeantes, un exemple est le fait de faire revoter un peuple quand il a voté contre de telles directives – un argument légitime auquel répond Giovanni Sartori cité par Guy Hermet : « La démocratie ne veut pas dire que le peuple a toujours raison, mais tout simplement que c’est le peuple qui a le droit de se tromper »).

Une ouverture à des acteurs provenant de ce qu’il est nommé la « société civile » qui ne changera pas grand-chose en matière de gouvernance mondiale démocratique pour Guy Hermet dans son « La gouvernance serait-elle le nom de l’après-démocratie ? L’insaisissable quête du pluralisme limité », chapitre un de l’ouvrage mentionné précédemment.

Pour Hermet l’élargissement de la participation à d’autres acteurs dans la gestion des affaires mondiales n’est pas nécessairement un gage de pluralisme démocratique ou de gestion démocratique, car ces acteurs-là connaissent ou ont des problèmes de légitimité et de représentativité démocratiques. En effet, pour Hermet, la « société civile » (globale, internationale, ou non) sont généralement des représentants de la « bourgeoisie » (globale, internationale, nationale), des représentants souvent autoproclamés issus des multinationales et des ONG de premier rang (ONG qui tendent à faire du « business des grandes causes »), également qui fonctionnent dans un système de cooptation qui s’apparente à un esprit sectaire).

Une façon pour Hermet de questionner l’ancrage de tels « nouveaux dirigeants du monde » dans les masses populaires ou leur capacité à incarner les colères des masses pauvres, les déclassés ou laissé-pour-compte de la mondialisation capitaliste néolibérale (ceux qui vivent dans les ateliers de la misère comme décrits par Naomi Klein et survivant dans les usines de la précarité socio-économique). De la sorte, une telle gouvernance mondiale dite représentative serait comme jadis avec l’instauration de la démocratie représentative (pour contenir les « émeutes ouvrières chroniques et la menace révolutionnaire », instaurer donc à contre-cœur par les « libéraux » et autres « républicains » qui n’étaient disposés à élargir réellement la citoyenneté électorale aux masses composés d’ « hommes pauvres ») une manière de contrôler ces masses populaires en colère, de servir de « rempart » et de moyen de « décompression politique », une « soupape de sécurité » pour les classes sociales privilégiées.

Néanmoins, pour Kazancigil, il faut « dépasser la logique technocratique et privée » et se soumettre à la logique démocratique. Ce qui pourrait se faire par les progrès du droit et de l’éthique introduisant la notion d’imputabilité qui est une condition sine qua non de la légitimité. Autrement dit, l’instauration d’une espèce de moralisation des relations internationales, des affaires mondiales, du système-monde wallersteinien. Or, cette moralisation est justement une des critiques virulentes provenant des communautés situées dans la périphérie du système-monde puisqu’elle est vue essentiellement comme un impérialisme (culturel, politique) et une hégémonie du centre du système-monde (l’Occident en l’occurrence).

L’universalisme moral se fait toujours dans la conceptualisation l’interprétation du centre et se diffuse par le droit international (et la justice internationale) dont Hardt et Negri dans Empire montraient qu’il favorise la constitution d’un ordre impérial mondial. Ce sont souvent les mêmes qui sont imputables comme l’illustre entre autres choses la coloration très africaine des situations déférées à la Cour Pénale internationale, ou bien encore des situations palestiniennes, birmanes, syriennes, irakiennes, ou du cas de Guantanamo. L’éthique à géométrie variable, l’imputabilité ne concernant que certains, témoignent à la fois de la verticalité dans les rapports de pouvoir dans les affaires mondiales, et en toute logique de ses incongruités.

Une éthique internationale et une imputabilité internationale devraient concernées tout le monde, centre et périphérie du système-monde, tout en se gardant d’être l’instrument d’un ordre impérial mondial, ce qui selon ce je crois exige une concertation véritable et la mise en place d’une « gouvernance globale du juste » – je reprends ici l’expression et l’idée de Jean-Baptiste Jeangène Vilmer et Ryoa Chung dans leur ouvrage Éthique des relations internationales (2014).

Par contre, lorsque Kazancigil en appelle à une régulation de l’économie capitaliste aux fins de justice redistributive – « faute de quoi les régimes démocratiques pourraient être remis en cause » – je ne peux qu’appuyer un tel appel. La fin des régimes démocratiques ne semble plus une pensée absurde ou une bêtise, la dernière décennie est marquée par la montée de l’illibéralisme un peu partout dans les pays dits démocratiques (un illlibéralisme se faisant sous couvert de nationalisme, de lutte contre le terrorisme, etc.). Illibéralisme, ou peut-être un ill-libéralisme comme un libéralisme malade, à l’agonie. La fin des régimes démocratiques ne signifiera pas la mort du capitalisme (néolibéral) car celui-ci a prouvé (historiquement) qu’il avait de la ressource et pouvait en faisant des entorses à son orthodoxie (principes de liberté, de concurrence, etc.) s’adapter et y trouver son intérêt (voire se renforcer).

En fin de compte, dans quel monde contemporain vivons-nous ? Hobbesien et wébérien, kantien, durkheimien ? Cela dépend sans doute qui quoi dans son contexte et sa situation. Ou dit autrement, c’est une (excellente) bonne question.

 

 

 

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« Est-ce que plus de démocratie conduit automatiquement à plus de liberté? » – Zakaria, Fareed. L’avenir de la liberté: la démocratie illibérale aux États-Unis et dans le monde. Odile Jacob, 2003.

 

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