Je déteste que l’on me dise : Merci. Je déteste vraiment ça. Mon ex-femme en témoignerait, elle n’a jamais compris. Il n’y a rien à comprendre, seulement à l’accepter.
Je déteste que l’on me dise « Merci ». Premièrement, parce qu’il n’y a pas de quoi, ce que j’ai posé comme acte ou dit est naturel, cela va de soi, donc nul besoin de me remercier, c’est ainsi que les choses doivent être. Deuxièmement, parce que me dire merci n’est pas ce à quoi je m’attends, mon attendu c’est de recevoir, d’en faire quelque chose d’utile (dans le sens le plus eudémonique du mot), et de donner au suivant. J’attends des gens cela, pas un merci, des gestes des actes des attitudes qui vont les aider eux et qui vont aider les autres. Ne me dis pas merci, deviens ce que tu es, va vis vole illumine ensoleille irradie le monde et l’univers, soit l’aube de ta propre nuit et celle dans la nuit des Autres, soit le triomphe de l’authenticité qui a osé se montrer dans une réalité aux jugements-guillotines, soit ce « Je » affirmatif de sa singularité dans un monde de particulier, ne crains pas de sortir du convenu pour l’anormalité car c’est en étant un inattendu que l’on change et transforme la norme standardisée.
Oser. Cela demande du courage, je sais à quel point ce n’est pas aisé, crois-moi souvent cela cause beaucoup plus de misère que ça ne satisfait. Oser, c’est avoir le culot de l’inconcevable dans une réalité aux sens convenus, oser c’est partir en exil dans le silence du désert, oser c’est la solitude et le ciel pas toujours clément qui souvent abat sur sa personne la foudre du courroux. Oser, c’est suicidaire, et cela demande d’être un peu beaucoup masochiste. Ne me dis pas merci, ose. Ne romps pas la chaîne du donner et du recevoir, soit la courroie qui transmet, fais-le parce que c’est ta mission, c’est ta conviction, c’est ta philosophie de vie, et ne t’attends pas à ce que l’on érige des statuts en ton nom, rejette de telles idolâtries, car ce que tu fais ne mérites pas un culte de ta personne, tu n’es pas un prophète, tu n’es pas un dieu, tu n’es pas une personne extraordinaire, tu es simplement un Humain – poussière, fait de rien du tout, qui fait juste ce qu’il a à faire, avec ce qu’il a, en essayant à chaque fois de faire mieux. Humain, pas une statue, pas un dieu, simplement Humain. Ose l’Humain. Ose toujours.
Ne me dis pas merci. Ne m’admire pas. Dieu seul sait à quel point cela me fait si chier. Je hais les icônes, je suis profondément iconoclaste, quelle ironie cela serait de devenir une icône. Cela serait le comble pour moi. Ne fais pas de moi un modèle, je t’en prie, je t’en supplie, je t’en conjure. Le modèle, c’est toi. Toi qui ose, toi qui a osé, toi qui chemine difficilement dans les voies dangereuses et aux mille tourments de la destinée. Tu es un modèle, je le sais, tu m’as inspiré, alors regarde-toi en face sans te mentir, sans te voiler la face, et fais de ton mieux pour être ce que tu es vraiment. Ose. Ce n’est pas un risque à prendre, c’est une opportunité à saisir. Il y a au bout : toi. Juste toi. C’est le plus important. Parce que toi, tu rendras tout possible aux yeux des Autres, tout ce qui manque à notre réalité, tout ce qu’il faut à notre monde, tout ce qui nous rendrait tous heureux, nous cette famille humaine.
Déteste-moi si tu veux, si tu en as envie ou besoin, méprise-moi de toutes tes forces et de tous tes tripes, si cela fait sens à ton existence et si cela te permet de te découvrir ou de mieux supporter l’incroyable connerie de notre époque démentielle, si cela te fait du bien ou te rend heureux, ou que sais-je encore. Ne me remercie pas. Tant que je sers à quelque chose. Un sens dans un monde insensé, un objet de fixation à partir duquel tu te différencies, un objet de compétition, de rivalité, etc., tant que tu n’es pas mort à l’intérieur comme une indifférence il y a espoir qu’un jour tu te rendes compte que ce n’est pas moi ton ennemi ni ton problème, c’est toi-même. Ne me remercie pas, je suis heureux de t’être utile. Vraiment. Va en paix, si tu peux. Va vis vole. Rencontrer le sublime que tu es, cette humaineté substantifique moelle des choses, c’est là tout le mal que je te souhaite. Va vis vole.
Ne me dis pas merci. Ne chante pas mes louanges, pitié, je t’en supplie. Dave est un p’tit con, une vraie merde, ne sens-tu pas ma puanteur, ne vois-tu pas ma laideur, derrière le sourire, derrière l’empathie, derrière le masque. Je suis comme toi, faible, fragile, incertain, souvent en pleine crise existentielle, souvent dans le doute de tout, souffrant dans sa chair et dans son âme, mon esprit torturé par les mêmes absurdités que les tiennes est comme les matins sans aube : laminé, à l’agonie. Vois-tu, lorsque tu me vois ces matins-là, j’ai le sourire parce que je te regarde, je me dis en ces instants que toutes mes souffrances n’ont aucun sens parce que ton visage, ton regard, tes yeux, ton cœur, ton rire, ton ordinaire me ramène à l’essentiel. Et là, je cesse de me noyer, je remonte à la surface. Tu ne le sais pas, tu ne le vois pas, ces matins-là Dave devant toi est un miraculé grâce à toi. Alors ne me dis pas merci, merci à toi.
Cette année, j’ai rencontré des inconnus qui m’ont bouleversé. Cette année, j’ai eu la chance, le privilège, l’honneur de faire la connaissance de personnes uniques. Chaque moment fût pour moi une opportunité d’aller au-delà, de révélation d’eux et de moi-même, de vivre le magnifique, de me laisser ébranler par leur beauté. Oui, cette année, j’ai aussi rencontré des salauds, des gens imbuvables, des individus monstrueux, mais à quelques jours de la fin de ce cycle annuel ils ne sont rien, rien du tout. Ils n’existent plus. C’est comme s’ils n’avaient jamais existé. J’ai choisi de garder dans ma mémoire seulement ceux qui en valaient la peine, j’ai toujours choisi ceux qui m’ont appris quelque chose, qui m’ont permis de me remettre en question, ceux qui ne m’ont pas fait plaisir parce qu’ils ont ébranlé tout ce que je croyais, ceux qui m’ont fait sortir de la caverne, ceux qui m’ont mis sur des chemins de souffrance car j’étais hors de ma bulle. Et ceux qui m’ont souri, qui ont ri de bon cœur avec moi, pour rien, pour rien du tout, juste pour le moment plein et entier de la rencontre d’humainetés. En cette fin d’année, c’est à eux que je pense. Je leur dis : Merci pour le moment. Nous avons osé. Nous avons eu cette audace. Cela m’a fait un bien fou. Merci pour ces moments.
Tu vois, le seul qui a le droit de dire merci c’est moi. C’est égoïste, fasciste, presque un acte dictatorial. Tu n’as pas ce droit, je te le conteste, je te le retire. C’est simplement non-négociable. Dave, putain de Mussolini.
Ce soir, j’ai repensé à chaque visage rencontré cette année, une introspection salutaire en ce temps de grands froids qui gèle le cœur, en ce temps d’orgueil et de fierté qui nous fait passer à côté des opportunités d’être heureux, d’oser, d’oser être heureux, en ce temps de « Moi, je » qui construit une telle solitude en nous et autour de nous, en ce temps de détestation de l’Autre qui dit sans que nous ne le voulions toute l’horreur que l’on a de nous-mêmes. « Moi, je » et rien à part ça, quelle tristesse quand même. Cela m’a rendu triste. Plus que triste.
Cela m’a aussi rendu encore plus humble, j’ai réalisé que chacun de ces visages m’a offert un sens de moi autant qu’un accès à l’être qu’ils sont, au-delà du présentoir. Je les ai observés, j’ai essayé de les voir. Je ne suis pas sûr d’avoir réussi. Et quelque part cela m’attriste.
Je ne compte pas le nombre de fois que je suis tombé amoureux de ces visages. L’amour, quelle connerie de bisounours, quelle bêtise de calinours, en ce temps polaire où les loups ont faim et dévorent tout ce qui traîne. Je suis un bisounours, un calinours, que les loups me dévorent. Je n’en ai juste rien à branler. Même les loups meurent. Nous finirons tous poussières. Comme ma grand-mère le disait : personne ne survit à la mort. Prédateurs ou pas, nous crevons tous, dans l’opulence et le ventre plein ou dans la pauvreté le ventre vide, quand la vie se barre, tout ça ne vaut rien. Dans l’au-delà, il y a comme un mystère et un doute qui devraient nous rendre moins inhumains et cons, abrutis et petits. Blaise Pascal a fait autrefois un pari que Prévert a qualifié de stupide, je refuse de faire le pari du paradis ou de l’enfer, encore moins du rien du tout, du néant, je fais le pari de l’Humain ici maintenant dans cette vie, et le reste on verra bien. C’est le pari de Dave, n’en faites pas le vôtre, je suis un mauvais parieur, jamais de bol. Pensez et faîtes votre propre pari. Au bout de la vie, dans l’au-delà, on verra bien.
Je suis tombé amoureux de chaque visage rencontré cette année, d’autres davantage. Demain, dans quelques jours, c’est un nouveau cycle qui commence, une autre vie, d’autres visages, de l’amour et des conneries dont je ne voudrais pas me souvenir. Demain, je ne verrai plus aucun des visages de cette année, je serai dans un autre monde, et ils resteront dans ma mémoire comme un moment d’éternité. Comme je le disais hier à ceux-ci : lorsque je lèverai les yeux vers le ciel dans mes nuits, ils seront les étoiles ; lorsque je verrai l’aube elle aura leurs visages ; lorsque je regarderai les cieux durant une journée infernale ils seront tous les Soleils de l’univers. Je sourirai. Ils feront de moi un bien fou. À eux, merci d’avance pour le moment.
Ne me dis pas « Merci ». Va vis vole diffuse-toi comme un Soleil, éclaire la nuit des Autres, étoile du berger ou étoile parmi les étoiles qui constellations guident et font rêver les esprits qui ont la curiosité de regarder au-dessus et au-delà d’eux. Éclaire, irradie, éblouie, que ceux qui te regarderont ne se sentent ni seuls ni malheureux, et que les plus poètes d’entre eux se sentent inspirés, que le reste vivant ait envie comme l’autre troubadour dirait : d’aimer sans rien attendre en retour, juste pour le geste. Le geste de l’Humain. L’humaineté.
Ne me dis pas « Merci », ose, passe au suivant, et c’est là tout le mal que je te souhaite. Aujourd’hui. Demain. Tout le reste de ta vie. Et qui sait, dans l’au-delà.