
Ernest-Marie Mbonda ose. C’est le moins que l’on puisse dire. « La pauvreté comme violation des droits humains : vers un droit à la non-pauvreté » voilà qui en ces temps des fêtes ne facilite pas la gloutonnerie gargantuesque de nos célébrations. L’article paru dans la Revue internationale des sciences sociales en février 2004 commence par montrer à quel point la notion de pauvreté dont presque tout le monde parle est en fait un peu plus compliquée à définir.
En effet, pour définir la pauvreté encore faut-il mobiliser ou tenir compte d’une pluralité de facteurs qui s’imbriquent les uns les autres. Par exemple, être pauvre est-ce l’état d’une personne privée de moyens de subvenir à ses propres besoins naturels et nécessaires (satisfaction des besoins élémentaires comme manger, s’habiller, se loger, se soigner, etc.), ou au-delà du fait de « se maintenir en vie » il est aussi question de décence ?
La décence comme le souligne Mbonda ne saurait être évaluée que dans un « contexte précis qui lui donne sens ». Ainsi, il ne s’agit plus simplement de se maintenir en vie, mais de se maintenir en vie décemment, ce qui fait déborder la notion de pauvreté de son enclos traditionnel de satisfaction de besoins physiologiques ou de subsistance pour une considération relevant d’une « affaire sociale ». Car, la perception de la pauvreté est aussi une question de perception sociale, de convention sociale, qui diffère donc d’une société à une autre.
Par exemple, lorsque des Occidentaux vont faire un tour au Laos, il arrive qu’ils regardent avec beaucoup d’empathie ces « crevards » qui n’ont pas le « standing » social minimal occidental, sauf qu’il est possible qu’au Laos les « crevards » ne se sentent pas ou ne se considèrent pas « crevards » du moins dans le sens que donneraient des « crevards » de la banlieue parisienne (je pense notamment à ceux des quartiers dits difficiles ou sensibles).
Cette perception non seulement diffère donc d’une société à une autre, elle diffère aussi « au sein d’une même société » en plus d’évoluer dans le temps selon Mbonda. Et l’auteur de citer le théoricien des « capabilités » Amartya Sen : « […] il n’est pas aisé de tracer une frontière nette [entre] les soi-disant « besoins nutritionnels minimaux » et les « variations entre groupes et régions ». Tracer une telle frontière relève purement de l’arbitraire, un arbitraire d’ailleurs auquel sont accoutumés certains économistes en évaluant la pauvreté par la quantité de dollars ou d’euros qu’un individu indifféremment de son contexte et de sa situation à dans ses poches.
C’est avec de telles considérations que l’on a pu dire que la pauvreté a reculé depuis la mondialisation capitaliste néolibérale. D’ailleurs, Mbonda pose la question : « le contexte en question doit-il se limiter à la communauté et à l’État où vivent les pauvres, ou bien peut-il être étendu à la sphère internationale ? Le niveau de pauvreté doit-il être évalué à l’aune des normes locales ou internationales ? »
A cette question de définition de la pauvreté ou du pauvre, Mbonda est en citant Narayan (pas le dieu du panthéon de l’hindouisme mais de l’auteur de « Voice of the poor : poverty ans social capital in Tanzania ») laconique : « Il suffit de comprendre qu’« être pauvre, c’est souffrir. » C’est à mon avis un peu court, un peu trop… simpliste, facile. Mais l’auteur rajoute : « Les pauvres souffrent dans leur corps parce qu’ils n’ont pas assez à manger et qu’ils travaillent dur ; ils souffrent dans leur âme, parce que leur dépendance et leur impuissance leur valent des humiliations quotidiennes ; et ils souffrent dans leur conscience, car ils doivent choisir, par exemple, entre sauver la vie d’un parent malade et nourrir leur enfants ».
Là, il me semble-t-il l’on touche à quelque chose d’important et de substantiel, la pauvreté c’est évidemment souffrir, mais c’est une souffrance qui va au-delà du simple fait de souffrir de famine ou de labeur ou etc., c’est aussi être dans un état d’incapacité de vivre dignement c’est-à-dire d’avoir accès aux ressources (sociales, économiques) permettant de s’en sortir vraiment et qui font en sorte que l’on ne puisse faire face au dilemme ou choix cornélien de laisser crever un parent pour sauver son enfant (ou vice-versa).
C’est cette double réalité (incapacité de s’en sortir, d’avoir la possibilité de se choisir réellement une destinée, et de devoir choisir entre le détestable et l’inacceptable) qui caractérise me semble-t-il le pauvre. Contrairement au riche qui a les capacités d’accès aux ressources, qui même s’il fait face à des choix cornéliens n’aura pas du fait de l’absence de moyens économiques à choisir entre son enfant et un parent. Contrairement à un non-riche qui peut avoir un crédit ou être admissible à un prêt, avoir un réseau de soutien à même de lui tendre la perche ou de lui faciliter la voie. Le pauvre est un immobilisé socialement. Sa souffrance découle de cette double réalité.
A la question de savoir si la pauvreté est une violation des droits humains, l’auteur commence par dire une chose simple mais qui montre toute la complexité de la question : d’un, parler de violation de droits signifie de mobiliser deux notions cardinales du droit que sont l’opposabilité et l’imputation (ou l’imputabilité), alors dans le cas de la pauvreté s’il y a une violation des droits humaines qui est le débiteur du créancier (ici le pauvre), qui est responsable de l’état de pauvreté, de deux sur quel fondement juridique voire moral une telle violation s’appuie-t-elle ?
Avant de se lancer dans une réponse attendue impatiemment et qui tient en haleine, Mbonda en bon philosophe du droit et de philosophie politique, fait un détour par Euthydème qui définissait le pauvre comme celui n’ayant pas assez pour les dépenses nécessaires, bifurque en invoquant Socrate qui « insiste sur la nécessité de considérer la pauvreté comme une question de vertu », s’arrête un instant sur Platon et Aristote qui « associent la pauvreté au désir, en l’envisageant comme une source potentielle du vice » au point que « l’homme pauvre peut facilement basculer dans la faute, la corruption et l’envie », passe par Grégoire le Grand et son Le Pastoral qui souligne que « le manquement au devoir d’aider les pauvres est assimilé à un homicide » – ce qui pointe « bien la responsabilité des riches » puisque « S’il y a des pauvres, c’est que les riches s’accaparent toutes les ressources, en se servant plus qu’ils ne devraient et en refusant de se plier à un devoir de partage avec les plus démunis », pour finir – en esquivant pas la conception religieuse (judéo-chrétienne notamment) de la pauvreté qui « devient une question téléologique et eschatologique [c’est-à-dire] pas un problème de justice en soi » – sur la philosophie libérale et néolibérale qui fait de la pauvreté « un problème individuel, qui se manifeste dans des circonstances dont la société ne peut être tenue pour responsable ».
Et c’est Friedrich von Hayek, l’auteur de La Route de la servitude (1944) critiquant l’interventionnisme de l’État accusé de conduire indirectement au totalitarisme et qui a été un des ouvrages favoris (l’un des livres de chevet) du Consensus de Washington, qui est sorti de l’ombre thatchérienne et reaganienne pour dire que « La pauvreté n’est pas un problème de justice, puisque personne n’en est responsable [dès lors] on ne saurait parler de pauvreté en termes de droits ou de violation de droits dans la mesure où ceci présupposerait l’existence d’une entité capable de garantir ces droits ».
Mbonda présentant la pensée philosophique de von Hayek ajoute : « Le politique est impuissant à établir la justice et le droit du fait de son incapacité à comprendre et contrôler la complexité des mécanismes de transaction qui s’opèrent dans la société » et « Toute interférence dans ces mécanismes aboutit à des effets contreproductifs qui prennent la forme d’une violation des libertés ou d’une catastrophe économique ».
Donc, que propose la pensée néolibérale : « Plus on donne aux pauvres, moins il en reste pour les pauvres […] la politique du laisser-faire est considérée comme plus efficace en termes de productivité, étant donné qu’elle favorise l’initiative privée qui est la seule façon d’accroître la richesse au bénéfice de tous […] La pauvreté n’est donc pas un effet ^pervers des mécanismes sociaux ; elle est un élément de cette harmonie ». Cela résonne comme un air contemporain très familier, et nous sommes en 1944, dans les années 1970-19780, et dans la décennie 1990.
En 2018, une telle pensée, c’est une catastrophe sociale, un véritable génocide, et je pèse mes mots. Les pauvres n’ont pas les opportunités des riches ou de ceux qui appartiennent à la classe moyenne supérieure, ni en termes d’éducation ni en termes de culture encore moins en termes de réseaux, entre autres choses. Les pauvres ne connaissent pas l’égalité des chances. Ils peuvent bien se démerder comme ils peuvent, il n’en reste pas moins qu’ils sont délimités à un espace social bien circonscrit, certes nous avons des exceptions sauf que je pose la question : depuis quand les exceptions sont la règle ?
Mbonda retrace la reconnaissance des droits des pauvres jusqu’au droit à l’assistance et au travail qui faisait en sorte que ceux-ci n’avaient plus besoin de mendier pour survivre. Un droit d’assistance qui fait interroger l’auteur en tant que « solution au problème du droit de ne pas être pauvre ». L’assistance s’enracine dans une idéologie religieuse, dans la tradition judéo-chrétienne c’est l’aide ton prochain comme toi-même parce que « Dieu te le rendra », dans la tradition musulmane c’est le Allah vient en aide au serviteur tant que ce dernier vient en aide à son frère.
Seulement, c’est formidable d’aider son prochain, mais c’est peut-être plus vertueux de le rendre autonome et émancipé de notre aide. Ce qui implique dans le cas d’espèce de mettre en place des structures (sociales) et de lui permettre d’avoir accès à des opportunités. Ce que je veux dire, signer un chèque c’est bien – surtout devant les caméras, la philanthropie de millionnaire ou de milliardaire à la Une du journal ou en direct sur une chaîne télé c’est formidable pour son ego et pour son entreprise – question sans doute de relations publiques, mais payer ses impôts par exemple c’est mieux. Ou payer ses employés au-dessus du salaire minimum reflétant ainsi une rémunération décente en temps d’inflation galopante, ne pas délocaliser dans les ateliers de la misère. Etc.
Mbonda ne le dit pas, pour le philosophe la question de l’assistance touche aussi la dignité de ceux qui la reçoive, ce n’est pas toujours plaisant d’être dans une position de demandeur ou de détresse. La main qui donne comme le dirait ma grand-mère est très souvent au-dessus de celle qui reçoit.
Il vaut sans doute me semble-t-il soulager répondre à l’urgence d’une situation, soutenir le temps qu’il faut l’âme à la détresse, et ensuite offrir les moyens à l’assisté de se prendre en main. Comme le rappelle Mbonda : « […] le problème de la pauvreté ne [peut] être résolu pour l’essentiel par l’assistance, même si l’assistance est considérée comme une obligation sociale. […] L’assistance peut donc devenir un moyen subtil d’enfermer les pauvres dans l’identité qui leur a été forgé par la pauvreté […] ». Il ajoute : « Pour les pauvres, le fait d’avoir la certitude d’une assistance de l’État peut être considéré comme une garantie positive. Mais l’état de pauvreté en lui-même, que ce soit avec ou sans la garantie d’assistance, peut aussi être perçu comme la violation d’un droit à la non-pauvreté. »
Être pauvre n’est pas naturel, être riche non plus, ce qui l’est c’est vivre dignement et décemment. La pauvreté n’est pas un problème insoluble. Ce n’est pas une fatalité. La pauvreté n’est pas seulement une question de manque de ressources, c’est je crois une question de distribution de la richesse, une question de justice, une question de mépris du contrat social qui exige que chacun puisse « tirer plus de bénéfices de cette association qu’il ne tirerait de » sa solitude.
Le contrat social implique (en reprenant un des principes de la théorie de la justice de Rawls cité par Mbonda) « une distribution des richesses […] indépendante des contingences naturelles ou sociales [et] qu’elle vise l’amélioration de la situation des moins privilégiés. » Une telle distribution de la richesse passe nécessairement par la garantie des « services sociaux tels que l’éducation, la santé et autres infrastructures [et] que [ces services publics] fonctionnent correctement », c’est là d’après ma lecture le droit à la non-pauvreté : l’existence de ressources et l’accès aux ressources. La violation de ce droit dit la violation du principe d’équité.
En conclusion, Mbonda termine en disant que la pauvreté n’est pas qu’une question nationale dans la mondialisation contemporaine à « l’idéologie libérale », elle incite à la mise en place d’un « système de répartition [des richesses] globale » et en l’absence d’une telle action de la communauté internationale c’est une violation du « droit à la non-pauvreté ».
Pourquoi la communauté internationale devrait-elle instaurer et assurer un tel système de répartition globale des richesses ? Parce que c’est simplement une question de solidarité. Vous savez ce mot étrange qui est devenu si archaïque dans notre vocabulaire, ce mot alien dans notre entendement, ce mot qui nous horripile dès que nous l’entendons et que nous associons à communisme (ce qui fait penser à Cuba, Venezuela, tout ce qui nous fait horreur, je veux dire les etc., en oubliant bien sûr la violence en millions de mort du capitalisme, du néolibéralisme, bien entendu toujours en etc.).
Pour Mbonda (citant Sassier), la solidarité ce sont « les relations entre personnes ayant conscience d’une communauté d’intérêts qui entraîne, pour un élément du groupe, l’obligation morale de ne pas desservir les autres et de leur porter assistance ». En même temps sur le plan international, il est « contradictoire de former une communauté des « nations unies » et de fermer les yeux sur des situations aussi dramatiques que la pauvreté, les famines et la faim, qui compromettent gravement jusqu’à l’humanité des plus pauvres ». Argument de l’auteur qu’il m’est difficile de contester.
Alors le droit à la non-pauvreté comme un droit humain ? Une utopie ? Un idéalisme ? Si vous répondez par l’affirmative à la dernière question, je vous demanderai de bien regarder autour de vous, de regarder au-delà de votre entourage immédiat, de votre propre situation, et de vous demander si « souffrir physiquement et psychologiquement » parce que dépourvu de moyens et de capacité(s) et sans dignité humaine vous semble acceptable, moral, et même réaliste.
Si en dégustant les jouissances de ces fêtes de fin d’année vous vous attardez sur ceux qui n’ont pas eu l’opportunité d’avoir la bouche pleine et la panse bien remplie, et que vous vous imaginiez à leur place, dans leur situation, dans leur contexte, peut-être que vous l’avez déjà vécu ou connu, alors vous conviendrez avec Mbonda que « c’est un devoir global [d’éradiquer la pauvreté] afin de permettre à tout un chacun de jouir du droit à la non-pauvreté ». Formulé autrement, que chacun puisse dire « Bonne année ! »
« Les déterminations de la pauvreté se réalisent alors en rapport avec une notion de « besoin » qui, pourtant éloignée de l’approche économique, est saisie suivant une grille d’analyse fondée sur une notion de « dignité » particulièrement subjective – elle a permis de faire de la mendicité, d’ailleurs, un délit et de l’assistance une procédure ; car l’appropriation par le droit du concept philosophique de la dignité de la personne humaine n’apparaît pas ici opératoire. Les besoins recensés sont situés suivant une graduation allant du besoin « vital » jusqu’au besoin « indispensable », en passant par le « besoin essentiel » sans qu’une référence de base ait pu être définie – à part, au niveau mondial essentiellement, celle de « l’alimentation », encore que, sous la pression du marché, les produits de base qui faisaient l’objet d’une réglementation par leur prix (pain, lait, riz) sont désormais livrés à la concurrence.
Cette démarche invite à associer deux temps d’analyse spécifiques qui, pourtant, ne peuvent logiquement être placés dans un même registre : les politiques mises en œuvre relevant de la lutte contre l’exclusion et les mesures destinées à combattre l’extrême pauvreté. Les superlatifs acquièrent une valeur essentielle qui suscite une interrogation particulière sur la façon dont les discours juridiques abordent le phénomène de la pauvreté. En effet, de par le monde, ces discours ne s’attachent qu’aux effets les plus ostensibles de la pauvreté, ils ne prennent en considération que l’extrême pauvreté, et dans les sociétés industrialisées qui se targuent d’un produit intérieur brut conséquent, les objets du droit (non les sujets de droit !) sont les plus démunis, les plus pauvres. La prise en considération de la pauvreté est ainsi composée différemment selon les angles de vue et selon les lieux d’analyse. Toutefois, n’évoquer que l’extrême pauvreté est un moyen d’entériner l’existence de la pauvreté, de considérer la pauvreté comme un phénomène endémique dont il ne s’agirait de traiter que les aspects les plus saillants, les plus visibles.
La pauvreté, qui exige de penser qu’existent des prestations matérielles indispensables, s’appréhende ainsi comme un phénomène économique et social contemporain lié aux conjonctures internationales, dans un monde globalisé, pour lequel l’effort peut demeurer mesuré tandis que la lutte contre l’extrême pauvreté relève d’un dispositif juridique plus pressant mais qui, limité à des actes déclamatoires et à des textes programmatiques, s’avère peu adapté. Deux types de droits, décalés de la logique de l’indivisibilité des droits de l’homme, sont exposés dans ce cadre : le droit à la subsistance (qui n’est pas clairement formulé en tant que tel), et le droit à l’insertion. On notera d’ailleurs qu’est écarté ici le premier des principes exposé dans les Pactes relatifs aux droits civils et politiques et aux droits économiques, sociaux et culturels de 1966, c’est-à-dire le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.
Les États choisissent alors d’évoquer les questions relatives aux premiers des besoins des individus : manger à sa faim, disposer de la santé physique, avoir accès aux ressources naturelles, avoir un toit et vivre en sécurité individuelle et collective. Si, au niveau international, c’est surtout la question d’un droit à l’alimentation qui retient l’attention, dans le cadre des États démocratiques contemporains européens et nord-américains, c’est la question de l’aide et de l’assistance sociale – et non de la protection sociale –, qui est le plus souvent soulevée. Ainsi, par exemple, en France, les dispositifs législatifs sont de plus en plus affinés et rétrécis, des lois relatives à l’habitat en passant par la loi de lutte contre les exclusions et la création de la couverture maladie universelle jusqu’à la remise en cause de la Sécurité sociale. »
– Koubi, G. (2004). La pauvreté, comme violation des droits humains. Revue internationale des sciences sociales, 180,(2), 361-371.
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