Nouveau Monde

Il y a plus de deux ans de cela je m’inscrivais à un séminaire en politiques internationales pour actualiser mes connaissances en relations internationales, séminaire universitaire qui m’a fait me rendre compte que le monde que je connaissais, celui que l’on m’avait appris plus d’une décennie avant, était définitivement mort. Ou il serait sans doute plus approprié de dire que je ne le reconnaissais plus. Les repères que l’on m’avait enseignés, les grilles de lecture que j’avais intériorisées, étaient obsolètes. Tout mon bagage, tous mes acquis, se voyait dynamité. C’était l’été, il y a plus de deux ans je crois, et ce que je vivais était proprement un séisme, un tsunami, j’avais l’impression d’être un dinosaure frappé par une météorite. Le monde avait changé, mon monde avait changé, j’étais désemparé, perdu, foutu nouveau monde.

L’année qui a suivi, j’ai abandonné mon envie d’étudier la biochimie pour des études en relations internationales, ma curiosité et mon malaise étaient trop forts. Je suis retourné à l’université pour essayer de comprendre mon monde, pour essayer de me faire sens, et après un an plongé dans les découvertes scientifiques diagnostiquant tant bien que mal ma contemporanéité je me suis rendu compte qu’au fond l’ancien monde était crevé et que le nouveau n’avait pas encore un visage aux contours saisissables ou du moins fixes, définitifs. Notre époque est une transition, avec une génération de jeunes individus qui ont entre leurs mains l’avenir – sans souvent trop le savoir.

Je suis trop vieux, je me sens trop vieux, pour cette génération et dans cette génération, pour mon époque et dans cette époque, ou comme je le disais à la princesse Leïla cette semaine j’ai l’impression depuis mon enfance d’être né soit trop tard soit trop tôt, ce qui fait en sorte que je ne me sens pas à ma place dans ce monde. Depuis toujours, j’ai l’impression d’être simplement et bonnement un OOPArt. L’année dernière, de retour sur les bancs de l’université, cette impression a été une fois de plus confirmée. J’appartiens à un monde ancien, j’appartiens à un monde qui n’est pas encore et qui ne sera peut-être jamais, je n’appartiens pas à ce monde. Plus d’un an après, ayant terminé cette actualisation il y a quelques mois à peine, cela me semble plus qu’une certitude, c’est presque une tristesse.

Tristesse, parce que le monde dans lequel je vis, que j’ai découvert, est fascinant. Avec de jeunes générations extrêmement talentueuses à qui il manque peut-être de la confiance en soi, de la discipline, de l’apprentissage du déplaisir, de l’apprentissage des bienfaits de la solitude, de l’apprentissage de la véritable curiosité qui met en danger et qui remet en question, bref des diamants bruts de génie qui trop souvent malheureusement s’ignorent. Le nouveau monde est le leur. Et ce monde est fascinant. 

Parce que c’est un monde malgré tout ce que l’on peut dire qui a en lui de façon très intrinsèque tous les possibles imaginables. Je n’ai pas connu ça. Je n’ai pas grandi dans un monde où les alternatives étaient à portée de main et d’esprit, mon enfance et mon adolescence ont été celles des métarécits dans lesquels il n’y avait pas d’échappatoire, d’issue, d’autrement. C’était comme ça, point final.

when i get older
i will be stronger
they’ll call me freedom
just like a wavin flag

Tchatcher nous disait : « There is no alternative ! » et nous gobions cette connerie en approuvant le meurtre des résistants du prolétariat et les autres, nous nous sommes indifférés de leur sort, et nous avons regardé sans émotion particulière tous ces individus qui avaient saisi l’horreur à venir se faire dompter par une machine toute aussi impersonnelle que sans humanité.

Nous, ma génération d’enfants pourris gâtés, belles écoles, belles familles, grandes familles, enfants privilégiés n’ayant jamais su vraiment le prix des choses, le prix de ces privilèges, enfants des bulles aseptisées, enfants du confort protecteur du monde sale qui exige des individus ordinaires qu’ils trempent leurs mains dans la boue et autres insanités afin d’espérer un jour vivre dans une dignité qui au fond ne sera jamais récupérée, enfants de la mondialisation heureuse qui nous voyaient parcourir le monde sans jamais nous frotter à sa misère, enfants de l’habitus social qui normalisait les injustices, enfants pourris gâtés nous avons porté et célébré la connerie qui s’installait et beaucoup d’entre nous occupent des fonctions d’héritiers. Dans ce foutoir, nous avons été à la hauteur de notre destinée, celle que nos parents avaient décidé, aujourd’hui nous sommes si nombreux à reprendre le flambeau thatchérien : « There is no alternative ! »

Chaque fois que je vais dans les rencontres d’anciens amis d’enfance, à Paris comme ailleurs, je constate à quel point ma génération est un fossoyeur de toute espérance. Avec mon jeans pourri, ma chemise achetée à l’armée du salut ou dans un centre d’achat communautaire, mon pantalon recousu par la mère de Marielle, en face du succès éclatant, aux villas resplendissantes, aux voitures à baiser tout ce qui vit sans avoir à le demander, de ces amis à la carrière tutoyant les dieux célestes, je suis une espèce d’ovni. Ils me regardent et me disent : « Alors, ce Che, quoi de neuf dans la misère ? » Textuellement. « Que du vieux » ai-je l’habitude de leur répondre.

J’appartiens à la génération croque-morts qui a su comment capitaliser son affaire pour devenir en fin de compte rois et reines du monde. Durant ces rencontres, je prends plus que conscience à quel point mon temps est à chier, est foutu, ou qu’il faut espérer un miracle.

Pendant plus d’un an, de retour sur les bancs de l’université, j’ai espéré, guetté, un miracle. J’ai été souvent très déçu par les générations cadettes que j’ai fréquentées, déçu de leur absence de curiosité et d’esprit critique, déçu par leur esprit de compétition et d’individualisme, déçu par leur superficialité matérielle, déçu par oui j’ose le dire leur manque de culture et leur obsession d’eux-mêmes. Comme l’autre dirait Rome brûle et ces générations prennent des selfies, s’intéressent beaucoup plus à leur image de soi qu’aux temps présents d’ailleurs qu’elles ne comprennent pas. C’est leur époque, c’est leur monde, et elles ne le saisissent pas.

Tout est une question de carrière, de cul de fesses de bites de tronches de fashion de hot de sexy de like et de followers. Et quand ce n’est pas le cas, ce sont des causes planétaires à l’instar de l’environnement, du veganisme, qui les rendent si indifférents du pauvrard et de la pauvre au coin de la rue. Ce sont des besoins psychologiques qui disent l’insécurité permanente qui est la leur, insécurité d’être, insécurité de se vivre comme authenticité. Ces générations pourtant de l’irréversible semblent ne vouloir et n’avoir aucune conscience de toute leur importance dans l’histoire qui est entrain de s’écrire. Cela durant plus d’un an m’a profondément attristé. J’ai été très triste.

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Si ma génération fût celle des enfants pourris gâtés, celle que j’ai côtoyée plus d’un an durant est celle de la tristesse. Une tristesse qui n’en a pas toujours conscience, une tristesse qui est une solitude dans la multitude, une tristesse qui sent bien que quelque chose cloche et qui n’arrive pas à y mettre les mots et pensées appropriées, une tristesse qui fait de la dépression une norme, une tristesse qui ne va pas souvent au-delà du sens commun, immédiat, une tristesse qui est en quête de sens sans souvent s’en rendre compte, une tristesse fière et d’un ego gigantesque qui en fait en réalité dit le rien ou l’insignifiance, une tristesse qui suit le mainstream parce qu’elle n’a jamais ou peu été sensibilisé à remettre en question la mode panurgique, une tristesse qui veut jouir et qui jouit à tout va tout en étant si mal dans sa peau, une tristesse qui sous le regard de l’autre qui guillotine trop souvent tranche ce jeune individu dans le vif, une tristesse ambulante dans les couloirs du labyrinthe de son temps.

J’ai été triste de la voir ainsi, et ce n’est pas vraiment de sa faute, c’est aussi quelque part celle de ma génération. Nous sommes responsables, parce que nous n’avons pas été des repères des sens des possibles que nous aurions dû être. Ma génération est coupable. Elle n’a pas découvert sa mission, ou elle l’a simplement trahi, Fanon aurait sans doute honte. Honte de voir tous ces enfants devenus adultes pavanés dans leur succès matériel alors que leur temps en exigeait plus ou autre chose d’autre, honte de nous voir si blasés alors que le « Yes we can » devrait être de mise, honte de nous voir nous contenter de si peu alors qu’avec nos moyens nous pouvons tellement faire plus et mieux. Fanon aurait honte. Nous l’avons trahi. Nous avons trahi tous ces autres Aînés. Ma génération est irrécupérable.

« Chaque génération doit dans une relative opacité découvrir sa mission, la remplir ou la trahir. » – Les damnés de la terreFrantz Fanon

Pendant plus d’un an, je me suis demandé qu’est-ce qu’il serait envisageable pour renverser la donne devant ce monde nouveau que je découvrais et qui me donnait des cauchemars, devant ces générations cadettes qui n’avaient pas connu mon monde, qui n’avait pas mes repères et qui ne donnaient plus aux mots aux réels aux sentiments les mêmes sens que moi. Je me suis posé la question de savoir quelle était ma place dans cette histoire qui s’écrit à l’encre des nouvelles générations, que devrais-je faire et que m’était-il permis à la fois de faire et d’espérer, je n’ai pas trouvé de réponse. Et cela m’attristé, cela m’attriste.

Aujourd’hui, cette année, je ne suis plus sur les bancs de l’université, je ne crois pas que j’y retournerai de sitôt, je reviendrai sans doute à la biochimie dans quelques années – dans un siècle sûrement, je reviendrai sans doute à d’autres curiosités dans cinq ou dix ans, pour le moment je suis comme tout le monde avec des factures à payer et des responsabilités très matérielles qui sont des urgences qui n’attendent pas. Et j’ai bien conscience que Rome continuera à brûler, que le discours « There is no alternative » deviendra une norme morale après avoir été une vérité normalisée, que mes cadets et mes cadettes baignés dans cet univers ne trouveront rien à redire car cela leur paraîtra si naturel.

Comme me le faisait remarquer Flower di Riviera : « Tu dois faire quelque chose ! Trouve un moyen ! » Depuis le début de cette année, c’est devenu mon obsession. Une obsession qui est en fait je l’avoue une vraie souffrance, j’ai souvent cette impression que cela ne sert absolument à rien d’essayer de renverser la vapeur, d’essayer de dire à ces générations cadettes : « Vous êtes d’un talent fou ! Osez changer le monde ! Osez penser différent ! Osez vous chercher et vous trouver en dehors des chemins balisés ! » Comme le dirait l’autre : « Si ta vie est tracée, dévie!« 

Prends des routes incertaines, trouve des soleils nouveaux
Enfile des semelles de vent, deviens voleur de feu
Défie Dieu comme un fou, refais surface loin des foules
Affine forces et faiblesses, fais de ta vie un poème
Sois ouragan entre rebelles, houngan!

Empereur de brigands, Mackandal, Bois-Caïman
Écris des récits ou te cogner à des récifs
Une feuille blanche est encore vierge pour accueillir tes hérésies
Lis entre les vies, écris la vie entre les lignes
Fuis l’ennui des villes livides si ton cœur lui aussi s’abîme

J’vais parcourir l’espace, pas rester planté là
Attendant que j’trépasse et parte vers l’au-delà
Mourir sous les étoiles, pas dans de petits draps
J’vais soulever des montagnes avec mes petits bras
Traverser des campagnes, des patelins, des trous à rats
M’échapper de ce bagne, trouver un sens à tout ça
J’vais rallumer la flamme, recommencer l’combat
Affûter ma lame pour replonger en moi
Un fantôme se pavane dans son anonymat
Rêve d’un pays d’Cocagne où l’on m’attendrait là-bas
Car dans la ville je meurs à nager dans des yeux
Des regards transparents qui me noient à petit feu
La zone est de mépris, la vague est d’indifférence
La foule est un zombie et je vogue à contresens

Entendre le son des vagues lorsqu’elles s’agrippent à la terre ferme
Cultiver le silence, tout est calme, plus rien n’interfère
Rechercher la lumière, un jour peut-être trouver la clarté
En nous le bout du monde, faire de son cœur une île à peupler
Ouvrir de grands yeux clairs au bord d’immenses lacs émeraudes
Se laisser émouvoir tôt le matin quand pousse l’aube
Aux premières heures du jour tout est possible
Si l’on veut reprendre dès le début, redéfinir la règle du jeu
Briser les chaines, fissurer la dalle
Inventer la lune, que tous la voient
Devenir vent de nuit, pousser la voile
Et s’enfuir vers des rives là-bas

Quelques fois, je suis simplement découragé, et j’ai juste envie de finir ermite, dans un monastère situé au sommet de l’Himalaya ou dans un désert coupé du monde. Quelques fois, je l’avoue je ne me sens plus la force, je ne sais pas à quoi tout ça sert, quelques fois et trop souvent je suis triste. Comme ce monde nouveau. Comme cette contemporanéité. Et comme le dirait un ami d’enfance : « Welcome to the new world dude ! » Une façon de me dire « Pauvre fou ! »

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