Durkheim est un métaphysicien

Au milieu de la nuit, je regardais les marchands de sable passés en écoutant Emmanuel Levinas répondre à Philippe Nemo dans Éthique et infini. Nemo posait cette question à Levinas : « Mettez-vous sur le même plan la pensée sociologique d’un Durkheim et la pensée proprement philosophique d’un Bergson ? » Levinas a répondu en toute simplicité que je résumerais par un « Oui ». Parce que selon lui Durkheim est un métaphysicien. Durkheim, le sociologue, métaphysicien (à la Bergson) ?  Oui, pour Levinas.

 

En effet, dire que la métaphysique étudie l’être en tant qu’être est assez vrai, mais préférons-y voir une tentative d’accès par la pensée à un au-delà de la réalité, un ultra-monde considéré comme plus vrai que le monde empirique.

 

La lecture lévinassienne de la pensée durkheimienne est aussi originale que fascinante. Pour le « philosophe de l’éthique, sans doute le seul moraliste de la pensée contemporaine » – l’éthique étant la « philosophie première, celle à partir de laquelle les autres branches de la métaphysique prennent sens », [c’est elle qui pose] « la question première » qu’est celle de la « question de la justice », ce qui implique de s’intéresser en premier lieu au « sens de l’humain, comme la recherche du fameux « sens de la vie » – si Durkheim est métaphysicien c’est parce qu’en inaugurant une sorte de sociologie expérimentale, une sociologie rationnelle, en élaboration des catégories fondamentales du social, une « eidétique de la société », « partant de l’idée-force que le social ne se réduit pas à la somme des psychologies individuelles », Durkheim a émis l’idée que « le social est l’ordre même du spirituel, nouvelle intrigue dans l’être au-dessus du psychisme animal et humain ».

Durkheim, métaphysicien, c’est sa conception des « représentations collectives » ouvrant « la dimension de l’esprit dans la vie individuelle elle-même où l’individu arrive seulement à être reconnu et même dégagé ». Durkheim, métaphysicien, c’est une « théorie des niveaux de l’être, de l’irréductibilité de ces niveaux les uns aux autres », une « idée qui prend tout son sens dans le contexte husserlien et heideggérien ». J’en suis resté bouche bée. Je n’avais jamais vu Durkheim de la sorte. Levinas, absolument fascinant.

 

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Toute aussi fascinant cette idée que le tout est plus que la somme des parties (holisme), c’est-à-dire que « le social ne se réduit pas à la somme des psychologies individuelles » (comme mentionné plus haut, une idée défendue par Durkheim). Pour dire que pour comprendre les faits individuels il importe davantage de saisir la société dans laquelle on observe de tels faits, ces derniers n’étant pas autonomes de l’environnement social (normes, règles, sociales, institutions comme l’école, la famille, etc.), mais aussi que les phénomènes sociaux ou faits sociaux n’ont pas pour origine les individus – « cause déterminante » – les « états de conscience individuelle ». Par exemple, comment expliquer que les québécois ayant rejetés largement l’austérité néolibérale aient élus majoritairement un parti politique aux solutions néolibérales ?

Le fait social je me le suis souvent défini avant tout comme une réalité partagée par un groupe ou une communauté d’individus. Cette réalité, en l’arrimant au sens durkheimien, est fréquemment vécue, elle est extérieure (aux individus), elle est coercitive, contraignante, et a une existence propre (autonome) c’est-à-dire indépendante du vouloir de l’individu. Elle n’est modifiable que par un changement social. Il est possible d’observer deux types de faits sociaux : les manières de faire (normes sociales, us et coutumes, droit, culture, langage, croyance, goûts, etc.) et les manières d’être (comme le définit Durkheim dans Les Règles de la méthode sociologique, tout ce qui constitue des parties élémentaires composant une société – cela peut aller des rapports sociaux entre groupes et communautés à l’architecture ou la conception particulière de l’habitat, etc.).

Pour Durkheim, les manières de faire sont celles qui sont susceptibles d’une espèce d’objectivation sociologique (scientifique). Un fait social peut ainsi être par exemple la fidélité (dans le couple), le phénomène de suicide (une objectivation qui peut prendre formulée par la question de savoir par exemple pourquoi les prêtres se suicident-ils alors que se suicider est contraire aux valeurs spirituelles, à la norme religieuse, qu’ils incarnent?), le phénomène de la consommation de la pornographie (pourquoi les états-unis, société se revendiquant de valeurs puritaines, était en 2018 le premier pays du monde à consommer de la pornographie, selon l’étude menée par le site Pornhub analysant le profil de ses utilisateurs/utilisatrices ?), etc.

Ainsi, dans l’idée durkheimienne, expliquer (Durkheim privilégie l’explication à la compréhension, et une partie de la sociologie l’a intégrée) un fait social c’est partir de la société dans laquelle le fait est observé, et non pas partir des individus (des comportements, des attitudes, etc.). Il y a donc là un refus d’une approche atomiste.  Pour Durkheim un fait social a pour origine (sa cause déterminante) une réalité sociale qui lui est antérieure, c’est-à-dire qu’un fait social n’est pas une création ex nihilo, il a des racines qui viennent de faits sociaux qui l’ont précédé, de cette façon il y a dans le fait social une certaine linéarité, une continuité, presque une relation causale entre l’avant et le présent. Le passé est interrelié au moment, à l’instant.

Pour Durkheim, il faut donc pour expliquer un fait social passer par la globalité de la réalité sociale immédiate, présente, passée, mais aussi considérer que le fait social en lui-même n’est que la partie visible et accessible, tangible, d’une réalité sociale beaucoup plus complexe. Ainsi, comprendre pourquoi des individus agissent d’une façon particulière c’est non pas s’attarder sur leurs comportements (presque isolés) qui sont simplement une intériorisation des modèles (sociaux, culturels, etc.) appris. L’holisme durkheimien a longtemps été en sociologie le paradigme et l’approche méthodologique mainstream, comme l’a été le réalisme en sciences politiques, comme l’a été le freudisme ou la théorie freudienne dans l’explication la compréhension voire la « guérison » de l’esprit (individu), etc.

Il a expliqué, il a permis de comprendre, en partie, la réalité sociale. Il a fallu sortir du paradigme, aller à contre-courant du mainstream, changer de perspective, pour expliquer, comprendre, ce que l’holisme n’arrivait pas à faire.  Comment peut-on être puritain, avoir une norme sociale d’un puritanisme marqué ou affirmé, et être une société consommant frénétiquement de la pornographie ? Comment peut-on croire que le suicide c’est mal, vivre dans une communauté qui a fait de ce rejet du mal une norme et même une damnation de l’âme, l’avoir intériorisé, et s’ôter tout de même la vie ?

Une réponse durkheimienne dira que l’explication se trouve dans l’intégration et la régulation sociales, c’est-à-dire que mâter du porno quand on est dans une société puritaine qui condamne la luxure par exemple questionne le degré d’intégration (des individus dans les instances protectrices – la religion, la famille, etc.) et de régulation (les instances protectrices offre des repères, imposent une conduite, exerce du contrôle social). Ainsi, si les puritains fréquentent régulièrement Pornhub, c’est peut-être parce que le degré d’intégration et de régulation sociales est soit (trop) faible (défaut) soit (trop) fort (excès). Avec cette lecture durkheimienne de la (sur)consommation (par rapport aux restes du monde) de la pornographie par la société étatsunienne, on peut en arriver à un sens explicatif du phénomène/fait social. Pareil, pour les prêtres qui se donnent la mort.

Ainsi, Durkheim ne s’intéresse pas beaucoup (ou pas du tout) à ce qui se passe dans la tête des gens et ce qu’il y a dans l’inconscient social ou collectif dans le sens jungien, l’inconscient sociologique, l’inconscient sociétal (je fais ici un volontaire anthropomorphisme, précisément un animisme en attribuant à la société ou au fait social des attributs proprement humains). La raison principale est qu’il est méthodologiquement parlant difficile de mesurer ou d’évaluer cet inconscient, et donc de prendre le risque de tomber dans une pensée essentiellement spéculative (sans véritable enracinement dans la réalité) – de ce fait Durkheim a construit un paradigme qui s’oppose à la philosophie. L’animisme (qui est une forme d’anthropomorphisme) en sciences (sociales, humaines, politiques) est souvent une facilité explicative tout en donnant l’impression de profondeur.

On évoque l’âme de la nation, l’esprit de pauvreté, la conscience du capitalisme, la mémoire ouvrière, etc., pour proposer un sens simplificateur (voire généralement simpliste) des réalités exigeant une plus grande rigueur d’observation et d’explication. Comment mesure-t-on « l’âme de la nation » ? Qu’est-ce cette âme de la nation (on notera que si la question de l’âme humaine est un vieux et inachevé débat philosophique, alors on imagine toute la difficulté qu’est de parler de l’âme de la nation) ? L’animisme est très souvent un raccourci, une tentative réductrice de la complexité. Si je fais preuve d’animisme, c’est pour illustrer de façon figurative l’idée que pour Durkheim la réalité sociale n’est pas une abstraction, une abstraction philosophique, le paradigme durkheimien ne s’encombre pas d’une psychiatrisation (ou une psychanalisation) du fait social.

 

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De tous ces points, il est étonnant de voir en Durkheim un métaphysicien. La métaphysique, bien qu’ancrée dans la réalité extérieure, s’attache au monde intelligible (des idées) moins qu’au monde sensible (des phénomènes). Les questions métaphysiques sont d’un type : « Dieu existe-t-il ? Si oui quelle est sa nature ? Qu’est-ce que le temps ? Qu’est-ce-que l’Être ? Qu’est-ce que l’Autre ? Qu’est-ce que le bonheur ? Existe-il ? Qu’est-ce que la vérité ? Quel est le sens de l’histoire ?.. » etc. La métaphysique fichtéenne par exemple est centrée sur l’homme regardé comme un sujet agissant dans le monde moderne et engagé dans l’histoire humaine, cet homme-là est une vaste problématique autant dans sa nature (sa quintessence) que dans l’intersubjectivité, etc.

La métaphysique kantienne par exemple va s’intéresser à comment les constructions de l’esprit modèlent notre perception du monde (résumé si j’ose par le quadruple questionnement : que puis-je connaître (vérité, méthode, critique, etc.), que dois-je connaître (bonheur, action, morale, etc.), que m’est-il permis d’espérer (salut, liberté, monde meilleur, etc.), qu’est-ce que l’homme (animal politique, animal rationnel, être inachevé, culturel, langagier, d’imaginaire ou d’imagination, conscience, etc.) ?).

Ainsi, une métaphysique kantienne renvoie autant à la philosophie de la connaissance (qui est théoriquement parlant immense, du monde platonicien des idées à l’intuition spinoziste en passant par l’esprit absolu hégélien, etc.) qu’à la philosophie morale (éthique) avec ses questions d’épicurisme de désir de bonheur de réalisation de soi de définition du bien ou de ce qu’est la bonne vie etc., en bifurquant ou déviant par les sentiers du sens (ultime) de la vie qui conduisent généralement aux interrogations d’un type théologique (Dieu, l’au-delà, la mort, la vie, etc.) et qui voient s’affronter l’existentialisme à l’essentialisme tout en soulevant la question du possible et du comment réaliser un tel possible (exemple : un monde meilleur). Et bien entendu, la grande question qu’est l’Homme. Bipède sans plumes ? Loup hobbesien ? Corps et esprit ? Animal moral, politique, rationnel, etc. ? Quel est le propre de l’Homme ?

Bref, pour dire, la métaphysique en toute apparence s’oppose à l’expérience empirique puisque c’est la connaissance des choses dans ce qu’elles ont de substantifique, d’ontologique (la connaissance des choses elles-mêmes). C’est du rationalisme brut. C’est-à-dire la connaissance des choses ne vient pas (originellement parlant) de l’expérience sensible (on va dire du réel ou de la réalité saisissable, vécue) mais par la raison discursive – le fait d’établir par le simple raisonnement, la logique (formelle), souvent de manière déductive, la vérité des choses, leur nature immuable. Tous les philosophes ne sont pas des rationalistes purs, certains partent de l’observation (la nature des choses telle qu’observable dans le réel la réalité pour aller au-delà, de cette perspective la métaphysique est un au-delà du sens commun), s’appuient ensuite sur la logique afin d’en arriver à une proposition de vérité (Locke dira dans L’Essai sur l’entendement humain que l’expérience est la source et la dernière instance de la connaissance, Descartes répliquera dans Le Discours de la méthode en disant que nul besoin d’expérience la connaissance des choses relève du bon sens – c’est-à-dire de « la puissance de bien juger et distinguer le vrai d’avec le faux », Hegel appuiera son propos dans ses Principes de la philosophie du droit en disant « ce qui est rationnel est effectif, et ce qui est effectif est rationnel »).

Kant tente de renvoyer dos-à-dos rationalistes et empiristes en disant dans sa Critique de la raison pure qu’il n’y a aucun doute que la connaissance commence avec l’expérience mais que cela ne prouve pas que toute connaissance découle de toute de l’expérience. Pour Kant, la sensibilité (la faculté des intuitions empiriques) et l’entendement (faculté des concepts) est indissociable et aucune n’est préférable à l’autre puisque « des pensées sans contenu sont vides, des intuitions sans concepts, aveugles ». La connaissance c’est être chez Kant capable d’appliquer des concepts aux intuitions. Ma position dans ce débat est plutôt kantienne.

Alors, lorsque Levinas a vu en Durkheim, l’observateur des faits (sociaux) avec sa méthodologie empruntée aux sciences expérimentales, un métaphysicien, cela m’a étonné, bousculé même. Mais la justification de Levinas est un regard original, de cette perspective oui Durkheim est un métaphysicien. Oui, la sociologie quelques fois sans en avoir conscience, sans le vouloir, peut être une métaphysique.

 

 

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« Pour Rickert, la philosophie n’est pas une science particulière, mais une science de la « totalité du monde », à savoir de la totalité du monde comme fondement de toute certitude. Ce problème de la totalité tient déjà à la logique de toute pensée directement objective. À la logique de celle-ci tient aussi, il est vrai, le fait que le problème de la totalité est un problème de validité, ou, pour le dire plus précisément : un problème qui n’est suffisamment surmonté que grâce à une théorie de la fondation réflexive en termes de validité. À l’intérieur de cette théorie de la fondation réflexive, il existe des thèmes ou des disciplines philosophiques rangés avant et après. Sur la base de fondements méthodologiques, une théorie de la connaissance comprise en termes de fonction de validité forme la théorie de premier rang : elle fait fonction de philosophia prima. »

– Krijnen, Christian. « Le sens de l’être. Heidegger et le néokantisme. » Methodos. Savoirs et textes 3 (2003).

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