

L’utopie contrairement au sens commun n’est pas un réel suprasensible (si j’ose dire), l’utopie est le monde sensible envisagé autrement, il y a là une lucidité, c’est ainsi en quelque sorte rêver les yeux ouverts.
Mais aussi, l’utopie naît selon moi d’un réel malade ou d’un monde sensible malade, c’est à partir de cette espèce d’inconfort ou d’insuffisance que l’esprit utopiste tente de penser à cet autrement qui non seulement donne espoir mais qui permet d’identifier clairement (de diagnostiquer avec précision) la maladie ou les maladies du monde sensible. Pour dire, l’utopie est profondément enracinée dans le réel sensible.
De l’autre côté, selon moi, l’idéalisme est une attitude, une pensée, une réaction au réalisme tout aussi malade ou tout au moins qui a un problème. Sans le réalisme problématique l’idéalisme n’a pas selon moi d’assise, de justification, de légitimité. L’esprit idéaliste est donc nécessairement un peu réaliste, un réaliste qui veut guérir de sa maladie, qui veut cesser d’être malade.
Voir le monde tel qu’il est, la nature humaine comme elle est, est une question de perspective, le monde l’humain n’est pas une unidimensionnalité, une vérité fixe et figée, une vérité aussi canonique qu’intemporelle, cette vérité est un mythe, cette vérité est un mensonge, cette vérité est illusoire. En ce sens, le réalisme est un peu beaucoup illusoire, mensonger, son réel une facticité ou tout au moins une vue partielle et simplificatrice d’une réalité beaucoup plus large et complexe.
L’idéaliste n’invente pas le réel, ce qu’il voit c’est l’autrement du réel. Cela exige d’être moins partiel et simplificateur, d’intégrer plusieurs réalités du réel dans sa lecture ou compréhension du monde sensible, de regarder non pas ce monde et ses individus comme ils sont (ce qui ne veut absolument rien dire au fond, puisque ce qu’ils sont n’est pas saisissable dans son entièreté, il y a toujours quelque chose qui échappe à la vue, qui est inintelligible pour l’entendement, qui se soustrait au regard ou à l’observation, etc., ce qui est saisi partiellement et simplifié n’est pas de ce fait ce qu’ils sont – l' »être » est une totalité aussi insaisissable dans son entièreté qu’irréductible) mais de les voir dans les différents aspects de ce qu’ils montrent.
Voilà en quoi et pourquoi l’idéaliste n’invente rien, il n’est pas dans le fantasme du réel, au contraire il erre dans les labyrinthes du réel afin d’en explorer tous les recoins (toutes ses réalités). C’est dans ces errances qu’il envisage l’autrement, un autrement inspiré par ces errances, ces empirismes. Voilà la légitimité de cet autrement, voilà la source de cet autrement qui dit le(s) possible(s). L’autrement, c’est le progrès.
« Jamais sans doute dans l’histoire […] le thème du progrès n’a à ce point interrogé l’humanité dans son ensemble et l’humanité propre à chaque individu. »
— Étienne Klein, Sauvons le Progrès, dialogue avec Denis Lafay, éditions de l’Aube, 2017
Aucun réaliste n’a été l’acteur ou l’initiateur du progrès, le changement qui dit « mieux » et non celui qui construit le « pire », parce que le réaliste est un cadavre ambulant dans une idée fermée et sans issue, parce que le réalisme est un sarcophage, parce que le réaliste est enfermé dans un réel qui a tout de la caverne platonicienne sans possibilité de libération (à moins qu’il se laisse frapper par un éclair de lucidité comme une prise de conscience de l’autrement).
La lucidité n’est pas un pessimisme, la lucidité c’est un regard sans complaisance sur le complexe de notre réalité. Un lucide n’est pas obsédé par les ténèbres, son obsession c’est le clair-obscur, parce que seulement en prenant conscience de celui-ci qu’il peut évaluer ou lire avec beaucoup plus de pertinence ce qui se présente à lui, qu’il peut envisager d’aller au-delà.
La lucidité n’est pas un optimisme, c’est prendre les choses comme elles se présentent, je veux dire ce clair-obscur, et de réfléchir à l’autrement. C’est en ce sens, que l’idéaliste est la lucidité même, et que l’utopie est une idée ouverte avec plusieurs portes conduisant toujours ailleurs, plus loin dans le réel dans l’instant dans le moment, plus loin toujours. Au-delà, toujours.
Tout ça a l’air d’un contresens, cela semble ne pas tenir intellectuellement la route, oui ça l’est, ça vient des tripes, de ce truc qui prend dans les entrailles, qui hante et obsède l’esprit sans qu’il ne sache comment le rendre intelligible, et oui c’est assumé comme tel.
Tout ça a l’air invraisemblable, irréel, contradictoire, paradoxale, insensé. Oui ça l’est, ça vient du contemporain, de ce truc de notre siècle, de notre temps, de notre époque, qui hante et obsède l’esprit sans qu’il ne sache y mettre des mots justes qui fassent sens dans l’orthodoxie des sens. C’est le nouveau monde. Le new real. Dieu les orthodoxies et les métarécits sont morts. Alléluia.
Mais, et je n’invente rien, nous ne serons pas tous d’accord là-dessus, vous me direz sans doute : « Il faut être réaliste« .
« C’est justement à partir de cette existence des possibles, de ce qu’il pourrait en advenir autrement, que la critique, et donc l’histoire, deviennent à leur tour possibles. Il s’agit bien ici d’une critique radicale de la société, de l’idée de reprendre un commencement, de repartir à zéro, pour construire à côté, mais seulement dans un à-côté imaginaire. » – Lemarchand, Frédérick. « L’idéologie moderniste et l’utopie », Ecologie & politique, vol. 37, no. 3, 2008, pp. 23-31.
[…] l’existence de ces prisonniers est très pauvre, car leur réalité est illusoire. »



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