Bande sonore : Lady in red – Chris de Burgh.
Hier, Axelle et moi nous avons fait la rencontre d’Alexander Calder, « l’inventeur radical » d’un avant-gardisme aussi transgressif que révolutionnaire. Calder était surréaliste, Prévert peintre-sculpteur, Mondrian sorti du tableau et déposé là devant nous en une œuvre versifiée tridimensionnelle, et qui va plus loin ; Miro jaillissant un peu comme un fauve un brin nihiliste, de nulle part, et qui s’immobilise sans que l’énergie et la puissance de son mouvement ne s’arrêtent avec lui, le réel redéfinissant les formes conventionnelles est une image fixe mais qui ne fige pas, on est là et on va plus loin, on est là et on explore des ailleurs ; Calder ou de l’art en toute (fausse) simplicité, en toute (fausse) immobilité. Art du prodige, art prodigieux.
L’artiste nous a accueilli, nous a parlé de lui, et même s’il n’a eu aucun mot prononcé le silence était éloquent. Vertigineux. Poétique. Surréaliste. Axelle et moi nous étions sans voix.
Calder d’une poésie qui enveloppe le réel, l’étouffe ou l’ingurgite, et finit par expulser – comme on recrache – quelque chose aux frontières du surréel et de l’irréel. Calder, au-delà et invraisemblable, idéation en verve et imaginaire immédiat, fantaisie d’une sobriété qui donne vies et vibrations aux tumultes invisibles – dont l’on ressent très bien la présence – sans toutefois tomber dans l’exubérance affligeante.
Calder le chaos abstrait en toute finesse ou la délicatesse du chaos en toute poésie, difficile à dire et à écrire. Calder, indicible. Le propre du génie.
Axelle m’a regardé : « Il est exceptionnel. » Cela ne demandait ni une réponse à la question « Qu’en penses-tu ? » qui n’a pas été posée ni un commentaire au fond redondant.
J’ai fait silence, sans que celui-ci ne soit à la hauteur de Calder. J’ai regardé Axelle, vêtue d’une robe carmin avec des boucles d’oreilles qui ressemblaient à des pétales perdus par une tulipe blanche, elle avait l’allure d’un Poteau rouge avec des Feuilles d’Aluminium.
J’ai voulu lui dire qu’elle me faisait penser à l’œuvre d’un artiste génial et avant-gardiste, qu’il y avait autant de poésie et de surréalisme dans son allure et ses lignes que dans ce que Calder nous offrait, qu’elle ressemblait beaucoup à un rubis posé là au milieu de figurines de fer et que sa simple présence apportait quelque chose de ce vertigineux tranquille qui m’emportait si loin.
Axelle, Femme rousse de Modigliani, m’a regardé : « Pourquoi as-tu les yeux posés sur moé ? Suis-je si moche que ça ? » J’ai fait « Oui. C’est épouvantable. »
« La parole a été donnée à l’homme pour cacher sa pensée.«
Nous avons quitté Calder, nous nous sommes enfoncés dans la nuit montréalaise qui rêvait du printemps.
Les rues laissaient découvrir les détritus de l’hiver, la ville sale sous l’éclat des étoiles était un tableau dystopique avec des couleurs ternes d’une certaine violence. Battant le pavé comme d’autres font le trottoir, de nombreuses silhouettes anticipant l’été portaient des vêtements tropicaux.
Nous n’étions pas encore en avril et elles se découvraient d’un fil, nous n’étions pas encore en mai et elles faisaient ce qu’il leur plaisait, audace ou folie elles marchaient en toute liberté redéfinissant sans peut-être le vouloir le réel, elles étaient là mais déjà si loin, ailleurs. « April showers bring May flowers ». J’ai eu le sourire.
Les fleurs de mars arpentaient les rues de montréal, et donnaient d’autres couleurs à la ville sale. Jamais de mémoire, des fleurs n’auront autant sauvé une métropole. Sauvée de l’irrécupérable. Des fleurs en dystopie-land. Cela donne un autre genre au genre.
Axelle avec son manteau ébène observait le ciel étoilé, elle a glissé : « Faut dire, nous sommes une poussière dans l’univers » J’ai levé les yeux et je n’ai rien dit, tout propos était superfétatoire, c’est comme ça avec Axelle.
Rubis recouvert d’un voile ténébreux dans une nuit enténébrée de désirs, tête dans les étoiles et esprit voguant dans l’univers, Axelle marche avec beaucoup de félinité et j’ai l’impression d’explorer – frappé de cécité qui élimine l’encrassé – la grotte montréalaise en compagnie d’un fauve.
« T’sé, je me sens bien avec toé. » Tout commentaire est inutile, superflu, de trop. Je ne dis rien, je la prends dans mes bras, et sous l’éclat des étoiles, je l’embrasse.
Axelle ouvre les yeux, de son bleu azuréen aussi brillant qu’une pleine lune sont expulsées des teintes surréelles, elle me regarde et souffle en toute délicatesse : « Tu es vraiment moche. » Je fais « Oui. C’est épouvantable. »
« A qui sait comprendre, peu de mots suffisent.«
Arrivés au restaurant, nous sommes installés près d’un feu de cheminée, Axelle le regard dans la braise murmure : « J’aime les flammes. »
J’ai envie de lui dire qu’elle, assise là en face de moi, est un feu incandescent ; éclat brasillant qui offre des chaleurs salvatrices au cadavre que je suis ; étincelle rutilante qui redonne au blafard, à la pâleur monochrome, des couleurs.
J’ai envie de lui dire « I’ve never seen you looking so lovely as you did tonight », « I’ve never seen you shine so bright », « And I have never seen that dress you’re wearing » « Or the highlights in your hair that catch your eyes », « I have been blind ».
I never will forget the way you look tonight
The lady in red
Axelle détourne les yeux de la cheminée, les pose sur moi – ombre écho de sa lumière, la flamme dirigée vers le noir stendhalien découvre la caverne, et dans un chuchotis qui a beaucoup d’une susurration souffle : « T’as des yeux de corbeau. »
A la fin de la soirée, nous sommes deux silences qui marchent sous l’éclat des étoiles, Axelle est accrochée à mon bras, j’ai le sentiment de parcourir montréal en compagnie d’une œuvre de Calder.
Nous rencontrons quelques libertés en avance sur l’été, heureuses comme des esclaves émancipés, des fleurs sur le trottoir, un peu de soleil dans l’obscurité, il y a là quelque chose de proprement surréel. Montréal, une ville étonnante.
Axelle qui n’a plus la tête dans les étoiles confirme : « Montréal est vraiment avant-gardiste. Très inventive. J’aime beaucoup cette ville. » Et Axelle repart dans les étoiles.
Axelle, détonante, sans me regarder, l’esprit voguant dans l’univers, lâche en une légère exhalation : « Tu me fais penser à certaines œuvres de Soulages. Ses Outrenoirs. » « Ah oui ? » « Oui… C’est à chier. »
Comme à l’accoutumée avec Axelle, comme avec Calder, tout propos est à la fois indicible et superflu. Je suis resté sans voix. Elle m’embrassait.
Bande sonore : Andante spianato y Gran polonesa brillante Op. 22 – Frédéric Chopin.
Pingback: Baise-moi – Les 50 Nuances de Dave
Pingback: Baudelaire – Les 50 Nuances de Dave
Pingback: Ne cesse jamais de vivre.. – Les 50 Nuances de Dave
Pingback: Langue(s) – Les 50 Nuances de Dave
Pingback: Luc Calder au rythme autochtone – Les 50 Nuances de Dave
Pingback: Cène – Les 50 Nuances de Dave
Pingback: Ray Donovan – Les 50 Nuances de Dave