Cette errance a pour bande sonore Les Contes d’Hoffmann de Jacques Offenbach, ce soir je suis d’humeur opéra, je retourne aux sources, de qui je suis, mon enfance bercée par les vinyles de musique classique et de variété française de ma mère, des cassettes Gamava de mes frères qui jouaient la presque totalité du répertoire jazzique, des premiers cds que je me suis offerts au début de l’adolescence qui étaient Soul, New Age, Rock années 1960-1990, et autres découvertes du type Eros Ramazzotti et de la même veine – ma collection de musique titrée « melting pot » – qui faisaient de moi jeune de quinze ans un être déjà si étrange avec une sensibilité que mes très rares proches amis ne comprenaient pas mais aimaient puisque cela faisait de moi un être singulier, comme eux.
Offenbach pour mettre en musique cette errance s’écrivant à la veille de l’été, saison des soleils, saison des chaleurs solaires, saison de lumières, saison de l’amour et du bonheur, saison des saturnales, je n’ai pas hâte d’y être et j’aimerais tant entrer en hibernation et me réveiller en automne, la saison du dépérissement, la saison qui donne tout l’éclat d’une beauté nostalgique à tout ce qui perd ses couleurs, tout ce qui crève, dépouillé d’artifices et d’artificialités, nu et vide, nu et imparfait, nu gris avec des nuances qui se voient avec l’âme parce que le cœur cette connerie qui ne sait que ressentir sans jamais s’imprégner de la substance enivrante et indicible bat au rythme lent de ce qui sera bientôt cadavre ; l’automne avec l’hiver silencieux minimaliste est ma saison préférée. Normal, me diras-tu, je suis né en automne.
Nouveau-né mort, revenu à la vie sans trop savoir pourquoi et à la surprise générale du personnel accoucheur, et déjà une partie de lui liée au cimetière. Quand t’es né mort, que tu as ressuscité d’entre les morts pour des raisons qui te sont inconnues, cela te marque profondément, tu te poses de tas de questions sur ton existence, surtout si contrairement à ce que les autres croient cette vie que tu as choisie de vivre n’a jamais été aussi évidente ou aussi facile que ce que tu es ne le montre ou que tu dégages. Jamais tu n’arrives à une réponse satisfaisante, définitive, la plupart du temps tu ne sais même plus quoi te répondre car tu ne sais bonnement pas. Dans ce foutoir, tu essaies de trouver et faire sens, tu te trouves des combats à mener, tu t’enracines dans des mondes de toutes sortes, l’art la science la carrière professionnelle ou n’importe quoi tant que tu puisses y trouver des sens.
Tu le sais, tu ne te feras pas sens, mais tu t’y accroches pour ne pas seulement lâcher-prise et sombrer dans le néant. Alors, tu prends ce qui s’offre, tu y vois ce que tu veux bien y voir, tu passes très souvent d’un millier d’univers à d’autres sans transition sans crier garde sans que tu fasses cohérence aux yeux de ceux qui te regardent sans jamais vraiment te voir, toi tu te fais sens dans ses sens qui vont dans tous les sens, inexplicable et impossible à expliquer tu continues et tu avances d’une saison à une autre, sans jamais oublier que au fond tu ne fais que te survivre du mieux que tu peux.
Les autres ne comprennent pas les questions que tu te poses, pourquoi tu te les poses, pourquoi elles t’obsèdent, pourquoi tu es si automnal, ils ont leur propre réalité que tu devines sans véritablement la saisir, ils sont des singularités avec leur propre histoire faite d’expériences et autres errances dans la vie que tu ne peux vraiment ni savoir ni comprendre car tu n’es pas à leur place et tu ne le seras jamais, ils n’attendent pas de toi autant mais seulement que tu les accueilles et qu’ensemble si possible vous tentiez de survivre du mieux que vous pouvez à vous-mêmes.
Peut-être qu’au détour d’un hasard vous saurez ce qu’est et qui est chacun d’entre vous, mais tu le sais la vie est une malédiction de Sisyphe ; tu fais ce qu’il faut pour rouler la pierre le long de ton chemin de croix jusqu’au sommet d’une pyramide que tu t’es inventée ou qui t’as été imposée en espérant que de ce sommet atteint tu te libères ou te sentes libéré de quelque poids difficile à supporter, et tu échoues plus souvent que jamais tu ne réussis vraiment. Tu recommences, parce que l’espoir, l’espérance, l’absence d’alternative réelle, t’y obligent. Avec les autres, c’est pareil, c’est une malédiction de Sisyphe, ou si tu veux un conte d’hoffmann. C’est fantastique, quelques fois fantaisiste, nocturne, inquiétante étrangeté ou ravissement étrange, étude des caractères, et histoire merveilleuse virant souvent au cauchemar. Surréalistiquement réel, en somme.
J’ai pensé à ma mère ces derniers jours. Ma mère a fait les Beaux-Arts, elle a toujours eu l’âme artistique et douée pour la philosophie. Je suis tombé sur une de ses photos de jeunesse en rangeant mon bordel de cds gravés de souvenirs d’où je viens, elle est sur la scène et dégage d’une présence absolument exceptionnelle. Cette jeune femme devant la foule de spectateurs n’était pas ma mère, c’était une autre. Cette autre qui a renoncé à ses rêves pour répondre à toutes les responsabilités compliquées d’élever seule dans une société qui ne lui faisait aucun cadeau Charly, Chrispy, Davy, trois gaillards qui à part le fait d’être sortis d’un même ventre n’avaient en commun que les y qui clôturent leurs prénoms. Ma mère a renoncé à ses rêves pour être responsable, elle s’est sacrifiée pour offrir à sa progéniture une vie aussi aristocratique que leur sang. Et je me suis rendu compte en regardant la photo que à chaque fois qu’elle a mis un vinyle de musique c’était pour se rappeler tout ce qu’elle aurait pu être et qu’elle n’était pas. Plusieurs décennies plus tard, ces derniers jours, j’ai eu l’impression de ressembler à ma mère.
Se sacrifier pour offrir à sa progéniture, sa p’tite princesse une vie digne. Et comme elle, en mettant des musiques le matin à cette fille qui ne sait pas encore à quel point elle est une princesse, j’ai eu ces derniers temps le sentiment de dire à celle qui est encore trop jeune pour comprendre, à celle pour qui au fond j’écris ces lignes, tout ce à quoi un être humain doit renoncer par responsabilité pour l’autre. J’ai eu l’impression de transmettre un héritage, de m’assurer que la mémoire de ceux qui nous ont précédé ne soit pas effacée. La princesse quand elle grandira découvrira ce blogue et tout ce qui est son paternel derrière le « papa d’amour », elle se trouvera se perdra se retrouvera et en fera ce qu’elle voudra. Mais, elle saura. Comme une photo de ma mère m’a fait savoir. Ma mère, cette autre d’elle-même.
Hier, une personne m’a dit que nous les migrants de première génération nous étions des héros car elle avait appris d’une connaissance tout ce que nous avons sacrifié, tout ce à quoi nous avons renoncé, tout ce que nous devons faire, pour offrir les meilleures opportunités à notre descendance, pour simplement survivre en terres inconnues, pour ne pas décevoir les espoirs placés en nous par ceux qui nous ont vu et laissé partir. Cette femme, professeure à l’université, ma Me Jedi de ces derniers mois, me qualifiait d’héros. Je lui ai dit que non je ne l’étais pas, il n’y a pas d’acte héroïque quand on doit assumer ses responsabilités, il n’y a pas d’acte héroïque dans le sacrifice, il n’y a pas d’acte héroïque dans le fait de renoncer à ses rêves et tout ce à quoi on aspire réellement, c’est tout sauf héroïque. On fait juste ce que l’on doit faire. Ce que l’on sait au plus profond de soi que l’on doit faire. On n’accomplit pas des exploits, on n’est pas courageux, on ne fait que s’assumer. C’est tout.
Depuis presqu’une décennie, ici, dans cette terre inconnue, après des pérégrinations inénarrables, après les longues nuits et les tempêtes, dans la quotidienneté qui ne fait aux personnes comme moi aucun cadeau, dans la quotidienneté dans laquelle ce qui je suis inclassable évolue, dans les relations compliquées avec les autres parce qu’eux comme moi nous ne sommes pas des évidences, j’assume et fait de mon mieux. C’est tout. Comme les autres. Nous essayons. Nous n’avons vraiment pas le choix.
Alors, quand je lis que le bonheur est un acte révolutionnaire, j’ai envie de dire à la personne qui le pense que d’un le bonheur est un mythe – cela n’a aucun sens ou ne veut rien dire puisque nous ne sommes jamais ni dans la plénitude ni dans la grande satisfaction encore moins dans le bien-être – sauf dans des états relatifs de respiration ou de p’tites joies qui sont en fait des moments tels des espaces de brèves exaltations comme si on était au fond de l’océan alors qu’il vente et tourmente à la surface, trop souvent de soulagements, qui nourrissent nos espoirs et nos espérances ; que de deux révolutionnaire comme un changement majeur, radical, disruptif, est une chimère puisque le changement est très souvent la continuité de ce qui est, a été, et qui n’a rien de différent que le sens que l’on lui donne. Le sens est mental, psychologique, cognitif. C’est toujours subjectif et temporaire. Il n’y a pas de sens objectif, il y a des propositions de sens qui viennent d’un univers spécifique qui pour être commun demande au moins que l’on partage le même cadre de référence. Le bonheur n’est pas un acte révolutionnaire, parce que cela ne veut simplement rien dire.
On n’est pas courageux quand on est heureux, il n’y a pas de décision vraiment subjective d’être heureux, il y a des circonstances ou des effets d’action qui construisent des moments, des espaces, de p’tites exaltations, de p’tites joies. Le bonheur si l’on n’admet son existence n’est pas un choix, c’est une situation sur laquelle on n’a pas véritablement d’emprise. Les effets d’une action qui produisent des moments d’exaltation ne sont pas totalement sous notre contrôle, on peut choisir d’être amoureux, de faire fi de certains éléments, de croire, mais en bout de compte que l’on en vienne à un moment de joie ne dépend pas toujours de nous, on fait de notre mieux et le reste est ou n’est pas. Se persuader que l’on est dans le bonheur, est une illusion que l’on se construit pour tenter de survivre à la vie ou de se survivre à soi-même, ce qui revient à se mentir un peu. Mon existence m’a appris que le bonheur est une impossibilité, il faut juste prendre les choses comme elles viennent en essayant de s’adapter en et si possible leur conférer un sens avec lequel on puisse survivre, de poser des actes qui puissent produire des satisfactions, construire des instants de respiration, d’errance dans des contrées un peu édéniques, et finalement souhaiter que ce qui est en dehors de notre portée puisse ne pas nous être défavorable.
Je n’ai jamais été malheureux, j’ai très souvent et je suis très souvent triste, ce qui ne veut pas dire la même chose. La tristesse est une déception, être malheureux est une absence de jouissance ou un sentiment de manque de quelque chose qui éventuellement fait obstacle à notre envie de plénitude. Je suis très souvent déçu, je ne suis donc pas malheureux.
La princesse Leïla il y a quelques jours m’a dit à quel point elle me trouvait mélancolique, de l’ordre du spleen baudelairien ou de ces ténèbres nervaliennes, elle essayait de comprendre dave – ce nom si commun de Davy. Je lui ai confirmé certaines choses. Je suis baudelairien et nervalien, c’est inhérent à ma naissance et à ma biographie faite d’expériences et de ce qui fait d’un être une singularité, tu sais de quoi je parle, toi singularité et toi mon semblable en même temps. Leïla voyait beaucoup d’obscurité et de mal—être en me lisant, en errant dans ce blogue, elle ne voyait pas dave mais une idée partielle d’une mosaïque que moi-même n’arrive pas à qualifier. Entre baises, pute-nymphomanotophile, sceptique à la diogène de sinope et croyant-dévot de la religion Humanité, acides et bizaroïdes comme traits principaux d’un caractère irrécupérable et qui pue, passions anulingue et anal-logique, oasis d’essayiste ridicule et rien-du-tout causant humanité sans en avoir la langue, poète raté et philosophe de comptoir, scribouilleur de nouvelles postmodernes adulescents et ô combien bukowski et vauvenargues, etc. et etc., dave est un point d’interrogation dont moi qui en parle si souvent n’a pas la réponse, c’est dire tout sens donné est nécessairement une illusion, un mensonge. Comme toi.
Tout ceci j’ai voulu le dire à la princesse, mais comme avec les autres, je n’ai pas su comment et je me suis convaincu qu’au fond cela n’était pas utile ni important. Même si j’adore la princesse, même si je tiens beaucoup à elle, comme à toutes les autres, à mon ex-femme, à cindy, à dorothée, à rose, à jenny, à marie ève, à mellisa, à marissa, à ernestine, à sheherazade, à etc. etc., il m’est impossible de m’offrir car je n’ai rien à offrir. Rien du tout. Tu le sais, tu l’as souvent ressenti, ce truc compact comme une mort-néant-vide en toi. Tu l’as si souvent vu dans le miroir, tu l’as souvent vécu au milieu des autres, dans ta caverne de solitude, à un moment comme à un autre. Nous passons tous par là. Et tu as essayé de créer quelque chose qui ait du sens, un Soi qui ne soit pas rien, pour le donner aux autres. Tu as bricolé, du mieux. Quelques fois, tu fais « Mouais ». Souvent, tu ne fais « Pas pire ». Et les restes, tu lâches dans un soupir : « Bordel ». Et dans ces restes, plusieurs « Merde ». La princesse comme moi, comme les autres, on a voulu nous dire ce que l’on n’a pas pu et su dire. Cela n’empêche que malgré tout, on s’adore, même loin, même dans nos mondes à part, même dans nos déserts, nos nuits, nos errances, malgré nos murs, l’on s’adore, parce que l’on n’y peut rien, c’est comme ça. Ce qui est un bonheur qui n’a rien de révolutionnaire, juste ce qui arrive, comme ça, on a fait du mieux, et on respire.
En bande sonore, l’album de Chet Baker : Let’s Get Lost. La première fois que j’ai écouté du Baker pourrait s’intitulée « Chrispy, For Heaven’s Sake » – en fait je crois qu’il devrait s’intituler de la sorte, mon grand-frère au nom du ciel (ou de cette fabulosité sonore venant d’une respiration incroyablement humaine) volait haut dans des atmosphères qui faisaient sourire ma mère. Baker comme Offenbach, comme Joe Dassin ou quelques musiciens de la même singularité, donnait toujours le sourire à ma mère. En la regardant sur la photo, devant un micro, accompagnée de musiciens qui se tenaient à l’écart, en regardant l’autre photo où elle jouait dans Esther de Racine devant un public scotché, en la voyant si autre, cet autre un peu bohème, que cette figure maternelle imposante d’un conservatisme rigide et implacable, j’ai compris. Le sacrifice, le fait de renoncer à soi pour être ce que l’on doit être pour l’autre à qui on tient plus que tout. Ma mère était responsable, elle avait souvent le sourire, qu’importe la saison. Comme le fruit qui ne tombe jamais très loin de l’arbre, j’ai le même sourire, ma fille aussi. Et nous ne sommes en automne.
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