« Le processus de mondialisation actuel peut, sur bien des aspects, être interprété comme le renouvellement d’un vaste processus d’accumulation primitive. Il combine étroitement les méthodes traditionnelles de l’expropriation originelle et la tentative de transformation en marchandises de la totalité du monde de la vie et de la pensée. On assiste ainsi à une nouvelle dynamique de privatisation, parasitaire, du commun qui investit, du nord au sud de l’économie-monde, les savoirs traditionnels comme les savoirs nouveaux de l’économie de la connaissance, les anciens droits collectifs sur les espaces agricoles et forestiers et les services collectifs du welfare state.
Le contenu essentiel de cette refonte de l’accumulation du capital repose sur la « captation » de l’économie du savoir au moyen et au profit du financier et sur la généralisation d’une économie de rente. Dans ce cadre, le drainage formidable des ressources opéré du sud vers le nord grâce au service de la dette participe, au même titre que l’extension du système des brevets et la mise en place du « capitalisme actionarial », à ce mécanisme de spoliation et d’exploitation rentière du travail des multitudes.
Dans ce cadre, deux facteurs principaux structurent une nouvelle DIT [division internationale du travail] qui s’accompagne d’une exacerbation des inégalités spatiales de développement.
Le premier résulte « de la montée inexorable du contenu en connaissances scientifiques et techniques dans les activités productives » (M. Mouhoud, 2002). Dans la mesure où le capital physique devient une variable secondaire par rapport à la capacité à mobiliser en réseau les intelligences des hommes, on assiste au basculement vers une division cognitive du travail « reposant sur le fractionnement des processus de production selon la nature des blocs de savoirs qui sont mobilisés » (ibidem). Ce processus n’est pourtant ni univoque ni uniforme dans l’espace, mais il favorise une polarisation nouvelle particulièrement marquée pour ce qui concerne les activités intensives en connaissance. Dans la nouvelle division cognitive du travail, le facteur déterminant de la compétitivité d’un territoire dépend de plus en plus du « stock » de travail intellectuel mobilisable de manière coopérative par celui-ci. Dans ce cadre, « la logique d’exploitation d’avantages comparatifs recule au profit de la détention, par le territoire, d’éléments de monopoles ou d’avantages absolus sur des compétences spécifiques » (ibidem).
Cette tendance à la polarisation est d’autant plus forte que l’automation et les économies de variété permettent aux pays d’ancienne industrialisation de reconquérir des avantages comparatifs y compris dans les secteurs intensifs en travail. C’est pourquoi, la nouvelle DIT se caractérise par une tendance à la relocalisation d’activités productives qui, lors de la crise du fordisme, ont fait l’objet d’une décentralisation productive dans les pays à bas salaires. Mieux encore, la révolution biotechnologique permet souvent au nord de remplacer par des « marchandises nouvelles » les produits et les matières premières traditionnellement importées du sud. C’est ainsi que malgré l’augmentation considérable de l’Investissement Direct à l’Étranger (IDE), celui-ci reste concentré dans les pays développés et dans un nombre limité de NPI à forte croissance disposant d’un vaste marché et/ou d’un fort potentiel de force de travail qualifié. Le développement inégal de l’économie de la connaissance tend ainsi à conduire à une logique auto-entretenue cumulative qui condamne un certain nombre de pays en développement à une véritable « déconnexion forcée » (M. Mouhoud, 1992 & 2002).
Cette logique de la « déconnexion forcée » est renforcée par les barrières protectionnistes que les pays du nord continuent à ériger contre les pays du sud, comme le montre le cas exemplaire des politiques agricoles américaine et européenne. En somme, comme le dirait Paul Bairoch, « le libre échange continue à être un mythe » sauf pour les pays du sud auxquels il est imposé.
Le deuxième facteur qui structure la nouvelle DIT sont les « enclosures du savoirs » dont les pivots sont le renforcement des droits de propriété intellectuelle, le brevetage du vivant et la biopiraterie des savoirs traditionnels. Cette politique de constitution artificielle de « rentes de position » est souvent justifiée par l’argument selon lequel, dans les secteurs à forte intensité en savoir, l’essentiel des coûts est fixe et se trouve dans les investissements en Recherche et Développement (R&D) des entreprises. Le coût marginal de « reproduction » de ces biens et services intensifs en connaissances étant réduit ou nul, ces biens devraient être cédés gratuitement.
L’élargissement et le prolongement des droits de propriété intellectuelle seraient alors la condition essentielle de l’innovation, permettant aux firmes d’amortir leurs coûts de R&D. Il faut remarquer que cette défense théorique du rôle des brevets, située au cœur des nouvelles théories de la croissance endogène, est sur bien des aspects fallacieuse. Elle se révèle être un instrument idéologique justifiant les nouvelles « enclosuses sur les savoirs » et l’exclusion du sud de l’accès à la nouvelle division cognitive du travail (R. Herrera & C. Vercellone, 2002).
Trois arguments permettent d’étayer cette thèse.
– La plupart des coûts fixes de recherche se trouvent en réalité en amont du système même des entreprises et de leurs centres de R&D. Ce constat est encore plus pertinent si l’on songe au fait que le coût marginal de ces productions étant proche de zéro, ces biens devraient être considérés comme des biens publics.
– Le brevetage du vivant repose largement sur l’appropriation gratuite, voire sur un véritable pillage des ressources génétiques et des savoirs traditionnels du sud et plus particulièrement des régions tropicales qui sont parmi celles qui ont subi le plus dramatiquement les effets de la « déconnexion forcée » de la nouvelle DIT.
– Le brevetage des savoirs traditionnels et des ressources issues de la bio-diversité se traduit par l’interdiction d’utiliser les semences agricoles brevetées et l’imposition de monocultures qui finissent par détruire cette même bio-diversité et ce réservoir de savoirs sur lequel s’est appuyé le développement des entreprises bio-technologiques du nord. »
– Vercellone, C. (2002). Les politiques de développement à l’heure du capitalisme cognitif. Multitudes, no 10(3), 11-21.