Je suis comme tu le sais déjà féru de photographie, il ne s’agit d’imitation du réel comme pensée par Démocrite (imitation de la nature par la technique) ou dans une perspective platonicienne (de rejet de cette imitation, la mimésis – éloignée du vrai – qui n’a que peu de choses à voir avec le réel et la vérité et donc qui ne saurait être de valeur pour l’éducation du peuple – comme le serait la philosophie).
Ou dans la pensée aristotélicienne (aristote, élève de platon faisant son rebelle ou posant un geste parricide quasi maçonnique avant l’heure, considère que une telle imitation peut avoir du bon, notamment en suscitant la purgation des émotions – catharsis, et qui rejoint un peu beaucoup son maître jedi en considérant qu’au fond l’art comme imitation du réel peut révéler à l’être humain des universaux).
Je suis féru de photographie car la photographie est un imaginaire fantasmatique. Je suis féru de photographie parce que c’est non seulement le cliché de saisissement d’un moment d’authenticité mais une suspension du temps qui relève quasiment d’une espèce d’intemporalité voire d’immortalité.
Prendre une photo c’est défier le temps. C’est le capturer et lui ordonner de se suspendre comme de lamartine l’a si bien poétisé dans son Lac. « ô temps ! suspends ton vol », clic clac le temps est un albatros baudelairien, prince des nuées désormais par la mécanique et la technologie exilé dans un instant duquel il ne saurait plus s’échapper. Avec la photographie, l’œil devient maître du temps, un quasi dieu.
Mais, si je suis si féru de la photographie ce n’est pas tant cette espèce d’immortalité ou ce pouvoir divin, c’est le récit, l’histoire. Il y a quelques années, j’ai eu un Me Jedi originaire de l’europe de l’est soviétique qui d’une exigence au-delà de la sévérité nous martelait que toute photographie devait raconter une histoire.
Il était impitoyable sur la banalité des clichés qui ne disaient rien et ne menaient nulle part. Avec lui, j’ai appris à regarder et voir différemment des photographies.
L’esthétisation est une superficialité si elle ne raconte pas une histoire, et cette histoire se doit d’être au minimum originale pour en valoir la peine (sinon pourquoi la raconter?).
J’ai appris avec lui que prendre un cliché n’était pas un acte banal, que le tout n’était pas dans la composition mais dans la capture d’un essentiel qui exprime quelque chose de substantielle.
Clic clac, on saisit la substantifique moelle des choses. C’était selon lui le grand secret de la photographie, et c’est aussi le mien. Quelquefois, très souvent, on n’y arrive pas, mais on essaie, ce qui est déjà s’offrir une opportunité d’apprentissage (de soi d’abord – prendre une photographie comme toute activité de la même nature c’est se questionner sur sa propre personne, sa sensibilité, son univers symbolique – et de la technique mais surtout d’apprendre à voir).
Une photographie raconte une histoire, elle dit un récit.
C’est sans doute pourquoi j’ai autant de misère avec les selfies de notre contemporanéité, c’est la même esthétique calquée et reproduite sans histoire et sans récit mais juste de la « beauté » ou le « cute » dont on ne sait jamais ce qu’elle signifie ou à quoi elle renvoie.
La banalité du selfie, c’est un vide qui ne dit rien.
Certains vides n’expriment pas toujours le néant – cf. Malevitch, précisément son Carré blanc sur fond blanc, son Cercle noir sur fond blanc, son Carré noir sur fond blanc, son Carré rouge – pour dire l’abstraction absolue en tant que suprématisme n’est pas toujours un vide, elle dit même bien plus que le figuratif, elle dépouille l’essence de superflu, élargit l’espace des possibles dans le sens qu’elle offre l’infini des interprétations en significations qui sont des ré-inventions permanentes du réel, elle remet en cause cette espèce d’autoritarisme du figuratif et questionne tout son potentiel d’aliénation – des esprits. Ce vide dit une libération des formes conventionnelles et donc assujettissantes du réel, c’est une invitation à re-définir toujours cette conventionnalité imposée et agrégative des sens et des significations.
Ce vide n’est donc pas que rien et ne saurait ne rien dire, car en soi il replace l’esprit dans sa position originelle : celui de l’être libre ou en quête de liberté (pour dire de l’être autonome, en quête d’autonomie), de réalisation de soi, de re-construction(s) du monde. Ce vide est un minimalisme qui renvoie donc à quelque chose de plus que le rien (du tout). Mais tout le monde n’est pas d’accord (et c’est tant mieux).
Le selfie contemporain, en général, c’est donc du figuratif avec plus de rien (du tout) que sans rien (du tout). Le récit du selfie contemporain est une simple esthétisation de son nombril (ce tout), une esthétisation d’un Soi qui a d’abord besoin d’être validé en termes d’estime, d’où l’exigence l’obsession et l’hystérie autour de likes. Ce selfie est du narcissisme brut et même brutal, il est d’une certaine violence parce qu’il est à la fois un haut degré d’intensité du sentiment de Soi et une ardeur quasi frénétique d’injonction (bien plus que la supplication) à la validation de ce Soi-nombril-Tout.
Dans cet ordre de choses, le selfie contemporain est un présentoir pixélisé d’un Moi-Je dans une époque de (sur)consommation de tout. Un Moi-Je, dans une société de/du spectacle, de simulacres et de simulations, en quête de consécration. Et comme en nos temps ordonnancés par le rythme du Next, ou du Swipe Left, ou comme on le disait dans les années 90 du zapping, tout s’oublie aussi vite qu’il apparaît. Nous sommes plus que jamais dans cet Empire de l’éphémère (particulièrement d’inconstance frivole) et dans une temporalité de l’au-delà du là-maintenant (tu me pardonneras mais je ne saurais le formuler autrement ou plus simplement), ce selfie contemporain est un cliché de Soi dont personne ne se souviendra vraiment l’instant d’après.
Son auteur(e) est au fond déjà dans un temps autre, la séquence temporelle suivante, l’au-delà du là-maintenant, le (sur)consommateur aussi, et c’est tout ce que ce cliché de Soi a de Next, l’oubli comme dépassement permanent de l’instant, du présent, du là-maintenant. Mais aussi, surtout, dans une autre perspective, c’est le passage toujours frénétique d’une réalité à une autre, une compilation de réalités éphémères comme une goinfrerie des moments, une sorte de déracinement de Soi au point où il arrive très souvent que les individus sans véritable port d’attache (puisque simulacres et simulations, spectacle et spectateur, next obsessionnel) se posent la question du « Qui suis-je? ou que signifie ce qui et ce que je suis? » après cette inévitable indigestion causée par une telle goinfrerie.
Et personne n’a de réponse à leur donner, d’autant plus que personne ne se souvient même de la question posée. Tout le monde est passé, tout le monde est dans l’instant d’après. Pas d’histoire, et donc pas de mémoire. Next.
Personne ne se souvient donc vraiment l’instant d’après de tels clichés de Soi. Les clichés ordinaires aussi. De son café préféré, de sa robe ou de son pantalon préféré, de son restaurant préféré, de son parc préféré, de etc. Aucune histoire racontée, aucun récit. Juste du clic clac et diffusion planétaire dans les mondes dématérialisés techno-réseaux sociaux. Personne ne s’en souviendra. La banalité crève avant le coucher du soleil ou le lever du soleil.
Sans doute, tu me diras le but n’est pas que l’on s’en souvienne mais que l’on n’y prenne un certain plaisir, une sorte de satisfaction, un truc hédoniste narcissique, tu auras raison, de ce point de vue je comprends. Sauf que pour moi, cela n’est qu’une pure masturbation. Le narcissisme hédoniste est une masturbation. Et quand les autres se branlent, j’ai tendance à prendre mes distances afin de ne pas trop être éclaboussé pour leurs jets.
Bref, une vraie perte d’énergie et de temps. Le rien (du tout) même.
Tu me pardonneras sans doute cette parole sentencieuse digne d’un couperet et analogue à tout ce qui se fait de snobisme bobo-bof-bof.
Déjà, je te rassure les bobo-bof-bof sont les pires masturbateurs qui soient, leurs photographies a priori super sophistiquées ou stylish sont au minimum à chier en termes de vide sidéral et au mieux à oublier en termes d’émotion. C’est de la pure branlette. Photographie-masturbatoire. Faut juste s’éloigner de tout ce foutoir.
Donc, vois-tu il ne s’agit pas de bobo-bof-bof encore moins de snobisme mais simplement de me poser cette question si ordinaire en regardant une photo publiée : « Que me racontes-tu comme histoire ? » « Quel est le récit que tu veux que je lise ? »
Il n’est pas juste question de vibration suscitée par une esthétisation de soi ou de l’objet (et dieu sait à quel point la vibration ou les vibrations d’une histoire, d’un récit, sont d’importance, parce qu’elle ne s’oublie pas, elle est de nature transformationnelle), il est question d’aller au-delà du clic clac et d’introduire dans un imaginaire.

« Des migrantes nigériennes s’embrassent en pleurant dans un centre de détention pour réfugiés à Surman, en Libye, en août 2016. On retrouve ici des centaines de femmes, dans des conditions précaires. Pour la plupart, elles ont tenté de rejoindre l’Europe en traversant la Méditerranée à bord d’embarcations illicites.
Cette photo, « Le piège à migrants libyen », a permis au photographe Daniel Etter de remporter le troisième prix du concours WPPH en 2017. »
Et l’imaginaire est quelque chose de foncièrement non-figuratif, l’imaginaire est avant tout une abstraction absolue, on regarde comme on pénètre par un cadre ouvert et on s’évade dans un univers surréel.
Et cette réalité est un espace de possibles, d’inventivité, de délire poétique, de réflexion et de réflexivité quelquefois (surtout avec des clichés qui présentent un aspect singulier des réalités humaines à l’instar du photo-journalisme ou de photo-voices), de fantaisie et d’excitation, etc. L’imaginaire est fantasmatique et simplement ça c’est inoubliable.
Le cliché d’un enfant migrant mort en mer et recraché par les eaux sur une plage est une saisie d’un surréel (« comment est-ce seulement possible une telle réalité? »). Cette saisie met en branle l’œil qui ne fait pas que s’arrêter sur l’aspect figuratif (la photographie en elle-même comme représentation d’un être existant dans la nature) de cette innocence morte sur les chemins d’une poursuite du bonheur ou de survie et couchée inerte sur une plage ordinaire.
L’œil regarde ce figuratif comme cadre ouvert et pénètre dans quelque chose d’essentiellement non-figuratif : l’émotion, les questionnements, etc.
Ces états situés au-delà du figuratif sont un imaginaire, et s’il est fantasmatique c’est parce qu’il est constitué des désirs conscients ou inconscients (non seulement de l’œil qui voit, et de l’œil qui a capturé ce réel).
Ce cliché d’un enfant mort sur une plage est donc difficilement oubliable et il est en soi transformationnel de tout le cadre symbolique de l’œil qui y voit autre chose qu’une ordinaire capture du réel.
En bref, je suis féru de la photographie, quand je prends des clichés je raconte une histoire, j’offre un récit, comme me l’a appris mon Me Jedi. Quelquefois, ce n’est pas si accessible, souvent c’est évident, même les autoportraits sont d’abord des récits et des histoires.
L’esthétique vient plus tard, et même elle n’est pas toujours nécessaire, et quand elle l’est il faut que chaque élément soutienne l’histoire le récit raconté ou offert. Donc, au fond rien n’est vraiment fait au hasard. Ce à quoi tu me diras sans doute : « T’es fatiguant toé ! »
Absolument.
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