« Des nations structurées autour d’institutions fortes enserrant l’individu, et organisées autour d’un capitalisme fortement régulé par l’intervention de l’Etat et des compromis sociaux : telle était l’image que l’on se faisait des sociétés occidentales des trente glorieuses. Dans La Société en réseaux, le sociologue espagnol Manuel Castells [1998] la fait voler en éclat. Selon lui en effet, nous assistons à l’émergence d’un monde nouveau avec la conjonction de trois phénomènes dans les années 1968-1975 : la révolution informatique, les crises parallèles du capitalisme et de « l’étatisme » (régimes communistes) et l’essor des mouvements culturels et sociaux (féminisme, écologie, droits de l’homme…). Au cœur de ce nouveau monde : les réseaux d’information, qui permettent la mise en place d’un « capitalisme informationnel » (ou informationnalisme) où « la création des richesses et leur appropriation sélective passent par la productivité de l’innovation et par la compétitivité planétaire ». Délocalisations, globalisation de la finance, flexibilité des organisations : les sociétés ne sont plus organisées selon une logique de lieu, mais selon une logique de flux de capitaux, d’information, de technologies…
Conséquence : un fossé se creuse entre une « main-d’œuvre générique », faiblement qualifiée et vouée à exécuter des ordres, et une « main-d’œuvre autoprogrammable », qui peut sans cesse actualiser ses compétences et s’adapter au changement. Famille, patriarcat et Etats-nations vacillent : les individus se fondent davantage sur leur expérience que sur des modèles pour construire leur relation à autrui. L’avènement d’un « temps intemporel » privant « la société de continuité et la durée d’historicité » et d’un « espace de flux » dominant désormais « l’espace des lieux » achève de faire de la planète une entité globalisée. Au niveau culturel, l’unification passe par une culture de la « virtualité réelle » où « la réalité elle-même (…) étant totalement immergée dans les images virtuelles et les simulacres, les symboles ne sont pas seulement des métaphores mais la réalité vécue ».
On a rarement vu un tel effort intellectuel pour saisir, en Marx des temps postmodernes, la nature du monde qui nous entoure. Une telle ambition exposait fatalement à la critique. Plutôt que de produire une magistrale synthèse, M. Castells ne s’est-il pas contenté de juxtaposer des domaines de savoir, passés à la moulinette de termes magiques comme « flux » ou « réseaux » ? Autre accusation : celle de déterminisme technologique. Car peut-on vraiment faire découler d’une simple innovation technique la révolution économique et sociale qu’il décrit ? La parenté évidente entre La Société en réseaux et Le Nouvel Esprit du capitalisme de Luc Boltanski et Eve Chiapello incite enfin à se demander si M. Castells ne décrit pas davantage l’« air du temps », l’idéologie d’une forme émergente de capitalisme (que L. Boltanski et E. Chiapello qualifient de « réticulaire ») que la réalité de ses pratiques. Reste que les aperçus de la trilogie sur L’Ere de l’information (dont La Société en réseaux est le premier tome) vont engendrer une littérature exponentielle au cours des années 2000 sur « la société de l’information », « l’entreprise virtuelle », le « capitalisme cognitif »… Ils restent suggestifs pour comprendre par exemple les usages proliférants de l’Internet ou encore le phénomène des « villes globales », centres névralgiques du pouvoir économique et politique mondial, dont la puissance est de plus en plus déconnectée de leur ancrage territorial. »
– Molénat, X. (2010). La société en réseaux. Manuel Castells, 1998. Sciences Humaines, 211(1), 18
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