Le Mythe de la Puissance dans la stabilité du monde & Monde de croisades morales

Si l’équilibre de la puissance instaure effectivement une relative stabilité de l’ordre international (comme notamment durant la bipolarité – Mearsheimer), il est aussi paradoxalement contributeur de sa détérioration.

L’équilibre de la puissance conduit nécessairement les Etats à entrer dans une course à l’accumulation de la force stratégique (afin de renforcer leur position), une situation qui les place dans le dilemme de sécurité (Herz; Jervis) – le désir de sécurité absolue d’un ou plusieurs acteurs internationaux signifiant l’insécurité absolue pour tous les autres acteurs internationaux (Kissinger). Ce dernier crée ainsi une augmentation de la conflictualité globale (jeux de puissance, recompositions des alliances, constitution des blocs offensifs et défensifs – Snyder) et une intensification de l’insécurité (multiplication des affrontements plus ou moins directs entre les blocs et les acteurs étatiques, actions déstabilisatrices multidimensionnelles – militaires, politiques, économiques, etc.) de telle sorte qu’aucun acteur n’est effectivement en sécurité (Tang).

La bipolarité est une guerre froide (les affrontements entre les blocs de l’Est et de l’Ouest se sont faits par acteurs interposés, sur différents niveaux, des champs de bataille variés – proxy wars, Mamdani; Stone; Kanet; Géré). La stabilité apparente de cet ordre international n’a pas été ressentie de la même manière dans une partie des Nords et des Suds (Bigo) :

“comme le signale John Mueller, les thèses actuelles inspirées du réalisme, du néo-réalisme […] nous font oublier l’histoire de la guerre froide, et nous exagérons largement, depuis que la menace soviétique a disparu, la stabilité de cette époque. Ceux qui se souviennent maintenant des happy days des années cinquante oublient le maccarthisme, la guerre meurtrière en Corée […]. Ils oublient aussi que “la grande menace du péril nucléaire n’empêchait nullement les autres menaces (terrorisme, drogue, révoltes…) d’exister déjà à l’époque, et ils exagèrent grandement leur nouveauté””.

Autrement dit, des communautés politiques et des zones géostratégiques ont traversé des périodes de profondes instabilités qui pour certaines perdurent dans l’ordre international contemporain à l’instar des guerres dans la région des Grands Lacs (Kabamba et Lanotte), des crises au Moyen et Proche Orient (Salamé; Bigo) – crises dans lesquelles la force et la stratégie sont mobilisées contre le droit international (Blanc et Chagnollaud 2014; Blanc et Chagnollaud 2014, 205-245).

Le dilemme de sécurité (avec sa course à l’arsenal nucléaire, la militarisation accrue des blocs de l’Est et de l’Ouest) a conduit à l’effondrement du bloc de l’Est avec des conséquences déstabilisatrices sur l’ordre international (balkanisation de l’Europe de l’Est : “From tyranny to tragedy” – Gallagher) dont les répercussions sont observables dans l’ordre international contemporain (crise en Ossétie du Sud, tensions serbes et kosovares, etc.). Ainsi, de ces observations, l’équilibre de la puissance est plus problématique pour la réalisation de la sécurité collective qu’il en constitue un élément facilitateur (comme l’illustre également l’échec de la Société des Nations) – il soulève notamment la question de la confiance (réciproque) voire de la peur (Booth et Wheeler; Mearsheimer) – qui questionne le libre exercice de la volonté des Etats et les fondements d’une coopération durable.

De ce fait, l’équilibre de l’ordre international contemporain pour d’aucuns résulte davantage de tractations ou négociations multilatérales (ou internationales – Rossoux) au sein (ou hors) des institutions internationales (Devin) – dans lesquelles il s’observe :

  • des jeux d’influence et de la puissance (Badie) :

“la cause de la paix devient pour les Etats une occasion d’afficher et de réaliser leur puissance, un moyen de faire de la politique par d’autres moyens et de servir leurs intérêts propres. En devenant ainsi clausewitzienne, la paix risque de s’abîmer et de se trahir”.

  • de la médiation (action entreprise par un acteur qui n’étant pas directement impliqué dans la crise est désigné afin de réduire ou de mettre fin aux obstacles entravant la négociation et faciliter ainsi la conclusion de la crise elle-même – (Young);
  • ou le rôle d’intermédiaire pris en charge par un tiers dont l’objectif essentiel consiste à l’aboutissement d’un compromis entre les parties sur les questions qui les préoccupent ou, au moins, à faire cesser les comportements favorisant le conflit (Mitchell) des organisations internationales (prévention des conflits et gestion des situations d’après conflits – Tenenbaum), de l’arbitrage judiciaire (Claval);
  • du renforcement des interconnexions (l’intégration économique et politique (Bazin et Tenenbaum);
  • la “politisation du commerce, c’est-à-dire une pénétration de la diplomatie dans le commerce international” (de Vauplane);
  • la privatisation de la politique étrangère qui souligne du “développement de l’emprise du secteur privé sur la conduite diplomatique des Etats, en raison d’un rapport de forces inversé entre Etats et sociétés” (de Vauplane) et interdépendances économiques (croissantes) entre les puissances ou entre les Etats (tel que l’illustre par exemple la relation Taïwan-Chine de “retenue mutuelle” (Saunders et Kastner) avec “le renforcement des liens économiques réduit les incertitudes entre Pékin et Taipei qui peuvent conduire à des tensions, même s’il n’élimine pas les risques de conflits” – Courmont).

Aussi (Petiteville),

“la proportion des guerres entre Etats […] diminue à mesure que la proportion des conflits intra-étatiques armés augmente : ces derniers sont aujourd’hui quatre fois plus nombreux que les premières […]. C’est la dimension la plus marquante de ce que Martin Van Creveld a appelé la “transformation de la guerre”. […] Difficile de nier […] mêmes plus rares que par le passé et moins nombreuses que les conflits intra-étatiques, les guerres entre Etats sévissent encore aujourd’hui […] sous trois formes : des guerres asymétriques mettant aux prises des grandes puissances militaires contres des Etats plus faibles (Irak en 1991 et en 2003, Serbie en 1999, Afghanistan en 2001, Géorgie en 2008, Libye en 2011); des guerres contre-insurrectionnelles sous régime d’occupation, consécutives à certains des conflits précédents (Irak après 2003, Afghanistan après 2001), guerres souvent meurtrières car se déroulant au “milieu des populations” […], et provoquant des conflits en chaîne de nature ethnique et / ou confessionnelle, qui combinent terrorisme et guérilla […]; et enfin un grand nombre de guerres régionales larvées dues à ce que Dario Battistella […] appelle des “inimitiés durables” (Inde/Pakistan; Israël/Palestine, etc.).” 

De telle sorte que “la résolution des conflits [peace-keeping, peace building, médiations, etc.] reste une entreprise d’action collective internationale particulièrement complexe et incertaine” (Petiteville).

D’autre part, l’institutionnalisme (néo)libéral comme montré par Badie est un multilatéralisme déséquilibré (les tendances oligarchiques observées dans le multilatéralisme dans le système international contemporaines ne sont pas nouvelles voire elles lui sont inhérentes “dès lors que l’oligarchie résulte de la capacité collusive des grandes puissances à exercer plus d’influence que la grande majorité des autres Etats”, ce système indifféremment de ses époques historiques “a toujours composé avec [elles] […]” – Petiteville).

 

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Le système international, loin d’être un jeu de puissance amoral uniquement basé sur la puissance (la force ou les gains de la puissance) comme observé par Kissinger, est un jeu de puissance de nature morale (Colonomos; Canto-Sperber) ou la morale est un facteur de puissance internationale comme l’illustrent la rhétorique d’un type l’Axe du Bien contre l’Axe du Mal (Conesa; Rigal-Cellard; Khosrokhavar; Guigue) dans :

  • les guerres contre le terrorisme international ou dans les affrontements inter-étatiques;
  • les opérations militaires dites de libération sur lesquelles il est apposé l’étiquette de “Liberté” qui sont pour leurs auteurs un agir bien avec une valeur morale qualifiée de bonne, tel que remarque Aptel : “En effet, la Realpolitik n’est pas forcément immorale : quand poursuivre des objectifs moraux ne coûte rien ou au contraire permet même d’atteindre un résultat recherché, soit sur le plan de la politique intérieure, soit sur la scène internationale, les acteurs des relations internationales semblent prêts à le faire.”

Egalement, l’utilisation d’arguments moraux peut ne constituer “qu’une ruse pour la puissance” et de tels arguments “donnant un aspect plus présentable, plus légitime” (Boniface) comme il a été souvent question d’invasion d’un Etat aux fins de libération de sa population du joug tyrannique (l’invasion de l’Irak en 2003 – Boniface).

De la sorte, la morale au service du cynisme “peut donner l’impression d’être l’instrument d’une nouvelle gestion plus sophistiquée des intérêts géopolitiques par les Etats des plus puissants de la planète” (Bourdon) – tout en engendrant une multitude de morales concurrentielles : 

  • morale sécuritaire comme devoir moral de protection de la vie des citoyens tout en ayant pour effet d’éroder libertés publiques ou consistant en une ben-ladisation des militants des droits humains;
  • morale humanitaire comme devoir moral d’ingérence / d’intervention au nom de l’humanité ou de la démocratie aux fins de protection des populations civiles tout en constituant une violation du principe de souveraineté, du principe de la légalité, mais aussi une atteinte à la vie des populations civiles
  • il est ainsi possible de relever la contradiction morale d’une guerre menée au nom de l’humanité, de la dignité, et la dévalorisation non seulement des troupes adverses mais aussi des populations touchées par de telles actions – Baverez) puisqu’il n’existe pas de guerre propre (Géré) – même lorsqu’elle est dite juste ou fonder sur des causes dites justes (Jeangène Vilmer) – sans souligner les effets déstabilisateurs durables socio-économiques et politiques sur les zones touchées (anarchie, anomie) et en dehors à l’instar des questions de réfugiés ou de migrations (effets sur les États avoisinants, et éloignés), sans parler de la règle du deux poids deux mesures qu’une telle morale instaure, etc. – Bourdon ).

Au-delà de ce que d’aucuns qualifient d’opportunisme, de cynisme, il convient de parler de capital politique de la morale ou de gain de la puissance. Ces derniers dans une approche explicative réaliste offrent une lecture précise de tels agissements des acteurs étatiques.

Mais aussi, il est indéniable que les dirigeants politiques ou les acteurs institutionnels  sont des individus avec des croyances (Cassels; Kramer) à partir desquelles ils font une lecture particulière du monde  – conçoivent le monde matériel, physique, social, et leur Soi  (Larson) :

“The operational code belief system is a set of beliefs about the political world, including philosophical beliefs about the nature of politics and instrumental beliefs about the best way to achieve one’s goals”.

et sur lesquelles ils fondent leurs actions (choix rationnel : attribution de causalité et perception des risques) (Larson; Goldstein et Keohane; Finnemore et Sikkink; Meur et Legendre) – sans que cela n’exclut l’influence des mécanismes institutionnels (Keohane) et leur rationalité (identité sociale : obéissance, conformité, aux normes et valeurs institutionnelles) – le pouvoir de l’institutionnalisme idéologique (Risse-Kappen; Slater et Bunce) ou les effets de la pratique discursive (Howorth; Haas) sur de tels acteurs (Yee; Finnemore et Sikkink).

L’institutionnalisme multilatéraliste (néo)libéral contemporain est ainsi à la fois une vision idéologique et morale du monde (Cox) et une action idéologique et morale visant à construire le monde par rapport à la première (un devoir-être) (Cox). Les relations internationales, les politiques mondiales, les affaires mondiales, sont de la sorte à la fois des croisades morales connaissant en de proportions variées de bonnes doses de cynisme et d’opportunisme.

En outre, la stabilité du monde n’est pas seulement le fait de l’équilibre de la puissance, il n’existe même pas de stabilité issue de l’équilibre de la puissance, dit autrement la stabilité du monde est relative. Si le monde n’est pas un chaos, c’est parce que les nations sont de plus en plus interdépendantes, ce n’est pas parce qu’elles sont civilisées ou devenues civilisées, c’est parce qu’elles ont de plus en plus besoin les unes des autres et qu’elles ont besoin d’un environnement pour le moins viable pour prospérer effectivement. Et il faut le reconnaître la globalisation y est pour beaucoup. 

Une réflexion sur “Le Mythe de la Puissance dans la stabilité du monde & Monde de croisades morales

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