Les dynamiques du monde contemporain rédefinissent les conceptions théoriques classiques des relations internationales, comme l’illustrent ces quelques phénomènes de notre ère :
a/ La crise et les mutations de l’Etat : de l’État-nation à l’Etat de droit et désormais l’Etat en quête de gouvernance, la multiplication des niveaux du politique et l’érosion de la souveraineté, la légitimité de l’Etat “de plus en plus contestée” (Claval);
b/ Contrairement à la pensée kelsénienne qui établit la source de la légitimité de l’Etat à un gouvernement effectif, c’est-à-dire un appareillage institutionnel, la thèse kantienne de l’État idéal ou “le républicanisme kantien consiste dans la manière de gouverner du chef de l’Etat, dans la forma regiminis et non dans la forma impérii” – Vincenti);
c/ La diffusion de l’autorité sur plusieurs pôles (un monde contemporain d’hétérachie), la diversité des réseaux internationaux, les flux transnationaux, “l’irruption de la société” (Claval) dans la vie internationale avec des effets significatifs sur les attitudes et les comportements des entités souveraines – ou l’évolution transformative des relations internationales en une société globale (Barnett et Sikkink), etc.;
d/ Les relations internationales contemporaines sont celles de la puissance relative (Hassner) – c’est-à-dire que les dynamiques actuelles ne sont plus totalement (l’étaient-elles en fait?) subordonnées au gain de la puissance et à l’hégémonie de la puissance, en effet dans des relations internationales configurées par :
- le multilatéralisme (institutionnalisme libéral construit par le système international onusien) la puissance est relativisée par la constitution de pôles d’influence (coalitions des forces) et
- d’un autre point de vue par l’interdépendance croissante (instaurée par le triomphe du capitalisme) des puissances, dit autrement un Etat peut actuellement montré ses muscles comme il veut il n’en reste pas moins qu’il ne peut plus tout faire aussi gendarme du monde soit-il, de l’autre côté l’interdépendance économique neutralise les velléités militaires notamment comme c’est le cas actuel de la relation tumultueuse entre la Chine et Taïwan, la Russie et l’Union européenne, la Chine et les États-Unis, etc.,
- aussi si un Etat se permet désormais une guerre contre un autre il est immédiatement sous le coup de mise en accusation morale de la part d’autres États et de l’opinion publique internationale (les acteurs internationaux que sont les Organisations internationales non-gouvernementales ou autres entités sans souveraineté) – une mise en accusation morale qui n’est pas rien (ou sans effets ou sans valeur) dans une société du jugement (d’Almeida), de renforcement du soft power (Nye) – c’est-à-dire des enjeux de stigmatisation, de marginalisation, d’exclusion qui posent problème dans l’extension de l’influence de tout acteur évoluant sur la scène internationale (même la Chine en a de plus en plus conscience dans ses relations régionales avec d’autres États),
- pour dire le hard power comme grille de lecture paradigmatique des théories des relations internationales est une lecture obsolète et sans doute idéalisée d’un monde qui n’est plus; une situation qui à elle-seule impose un modus operandi à tous ces acteurs internationaux, la coopération (celle-ci n’est pas nécessairement un égalitarisme puisque l’on n’y observe une verticalité des rapports de force entre les rule makers et les rule takers, voire même une espèce de dialectique hégélienne du maître et de l’esclave, bref une coopération légalement égalitaire mais de facto oligarchique – Toro et Hermet);
e/ L’émergence d’un nouveau paysage idéologique qui voit des pensées et des discours pluriels sur l’être et le devenir humain mettant en exergue les “formes de contraintes imposées par la société, qui mutilent l’individu” et proclamant “le retour à l’authenticité de la vie en communautés pour ceux qui découvrent le mal dans les formes de sociabilité liées à la modernité” (Claval):
- Le libéralisme et le socialisme, deux conceptions ou imaginaires de la société politique élaborés en Occident aux XVIIIe et XIXe siècles, reposant sur l’idée de progrès, sont concurrencés et remis en cause par des idéologies postmodernistes, post-colonialistes, solidaristes, les renouveaux religieux, etc. (Claval)
En d’autres mots, ces dynamiques contribuent à un remodelage des espaces de la politique tant sur le plan interne qu’est la sphère domestique que sur le plan international des politiques mondiales qu’est la scène internationale ou la société globale (Claval).
Dans un tel monde, l’un des enjeux fondamentaux est l’universalité non pas simplement des droits humains mais du principe de dignité humaine. Cet enjeu s’observe dans les débats sur la moralisation du monde ou la mondialisation d’une morale (Mazabraud). Un débat qui n’est pas théorique, il s’inscrit dans les manifestations de notre quotidienneté que sont notamment : les guerres/interventions dites humanitaires, les guerres dites justes, le droit d’ingérence dans les affaires internes des États, les démocraties exportées à la pointe des baïonnettes, le multilatéralisme déséquilibré (Badie) ou oligarchique (Petiteville), les rôles des institutions internationales telles que celles de Bretton Woods (Banque mondiale, FMI, etc.) dans l’accroissement des inégalités mondiales, la problématique de la gouvernance dite mondiale avec la question de la légitimité politique de gouvernants et celle d’un autoritarisme post-démocratique (Hermet), le développement du droit international (des droits humains) et de la justice pénale internationale, des normes supranationales et l’influence croissante des régimes – d’autorité, qui pour certains contribuent à l’édification d’un ordre mondial d’un type impérial (ou constitutifs de l’émergence d’un Empire) (Hardt et Negri).
Empire défini comme (Lejbowicz) :
“[…] la figure politique qui réalise l’unification de ce qui est morcelé, particularisé, entremêlé, car il possède une dynamique qui structure en les unifiant les éléments mélangés et complexes […]. L’Empire se présente […] comme un mélange, un mixte des régimes politique : un pouvoir central quasi monarchique, une oligarchie fluctuante en raison de la proximité que certains individus ont avec les rouages du pouvoir et de la facilité avec laquelle ils tirent parti de ce transnational, au point de vue économique et culturel, […] une certaine égalité de condition dans le fait que la politique impériale reste et demeure une politique d’inclusion, d’intégration”.
Un tel monde de société d’inimitié en même temps d’individualisme solidariste pousse à se demander ce qui lie les membres de la “famille humaine” (Préambule de la DUDH), si ce lien (moral, socio-politique) transcende les particularismes au point de fonder effectivement une communauté d’êtres moraux à la commune éthique, une société socio-politique globale. Un tel monde contraint à se poser la question du sens de “Humanité” (Faes).
Un tel monde pousse aussi comme je l’ai mentionné du droit, comme Dworkin le faisait remarquer, il faut désormais prendre très au sérieux le droit. Tout est plus que jamais une question de normes dans des sociétés contemporaines légalistes (en ce sens modernes). Cette emprise du droit, mobilisé par tous et dans tous les domaines, instrumentalisé partout et par tous, pose la question de la légalité et de la légitimité de la norme, mais aussi introduit aux question du juste et de l’injuste, du bon et du mauvais, du fondement du social, d’inégalités, de sens commun, et de projet commun – c’est-à-dire comment faire humanité.
Comme l’analyse très pertinemment Chemillier-Gendreau :
“Toute légalité se nourrit de légitimité. La norme (de quelque catégorie qu’elle soit, contractuelle, réglementaire, législative, coutumière) est porteuse d’un jugement de valeur. Elle informe sur ce qui dans une société déterminée est reconnu pour juste ou rejeté comme injuste et, ce disant, elle fonde le social. Les processus développés au cours de l’histoire du droit international (laquelle est l’histoire de la société mondiale) mêlant le bon et le mauvais, celui-ci davantage que celui-là, ont creusé l’écart technique, économique, culturel, politique entre les diverses sociétés. La communauté de valeurs est entravée par ces inégalités. Il est impossible dans ces conditions que soit produit un sens « commun », qu’apparaisse une unité de but. La notion de but évoque une direction, un projet. Difficile de ne pas relever la vanité de l’idée même de projet commun… L’être humain n’est-il pas toujours lancé dans une aventure solitaire et son destin toujours individuel de par l’inéluctable confrontation avec la mort ? Peut-on indiquer le but de la vie ? Peut-on surtout partager ce but ? En faire une affaire commune ?”
D’autre part, si le monde contemporain est davantage une société internationale (les États doivent coexister ou cohabiter sur la scène internationale avec la « société civile internationale ») qu’une simple communauté des États telles que furent conceptualisées les relations internationales avec la naissance du système international westphalien, la question est : quel est le rôle de la “société civile internationale” (société civile internationale conceptuellement considérée moins comme une “affirmation d’une exigence démocratique” ou d’un “espace public mondial de type habermassien” que “la mise en place d’une “nouvelle discipline” au sens foucaldien du terme, dans le cadre d’une gouvernementalité globale” – Pouligny) dans cette constitution d’un projet commun d’humanité ou du sens commun d’humanité?. Quel type d’éthique des relations internationales, des politiques mondiales, des affaires mondiales peut-elle permettre l’émergence (en reprenant une vieille et très idéologiquement marquée distinction wébérienne : éthique de responsabilité – conséquentialisme, ou éthique de conviction – déontologisme? [comme si le déontologisme ne serait pas aussi une question de responsabilité et que le conséquentialisme n’est pas aussi une question de conviction]).
Le rôle de a société civile internationale est donc d’importance dans ce monde à la fois qui reflète du “présent des relations internationales” (Battistella) que dans la réflexion sur un devenir-commun ou un être-commun autant que ce présent s’observe aussi comme une période de transition (d’où son apparente illisibilité rendant non-pertinents les anciens cadres théoriques politiques dans sa compréhension) (Hardt et Negri). Un présent dans lequel comme le constate de Senarclens, on observe aussi une “[…] juxtaposition de deux mondes : celui des interactions intergouvernementales avec ses logiques compétitives propres et l’univers multicentrique où prolifèrent […] les individus, les réseaux […] dont les flux remettent en cause les hiérarchies traditionnelles de la politique internationale”. Encore une fois, un présent et un monde d’hétérarchie, polycentrique, multilatéraliste, post-étatique, post-westphalien, post-hobbesien.
Pour ma part, la construction d’un devenir-commun et d’un être-commun est une éthique qui ne peut être élaborée qu’en partant de la contractualisation fondatrice de la société globale. En adoptant une perspective rawlsienne, “l’idée de contrat présuppose que chacun a besoin de l’épanouissement d’autrui […], elle manifeste un projet commun, celui d’un ordre constitutionnel juste […], [les] citoyens trouvent ainsi “satisfaction dans les mêmes choses” (Bidet; Rawls). C’est en effet le fondement de la société bien ordonnée et de société humaine comme coopération (Bidet). Également, le contrat social bien que fictionnel en tant que concept est matérialisé dans la Loi fondamentale de chaque société humaine, et sur le plan global ou international cette Loi fondamentale est la Chartre des Nations Unies (comme Constitution du système international avec des principes généraux et directeurs) et la DUDH (comme Déclaration universelle des valeurs communes de l’humanité).
Cette Constitution et cette Déclaration forment un ensemble de principes juridiques et moraux issus du consensus politique, elles disent les raisons pour lesquelles les individus (les États étant d’abord des individus mandatés par d’autres individus afin d’agir au nom de l’intérêt général, en ce sens les États ne sont pas des entités autonomes des individus, la fameuse raison d’État est d’abord celle d’un groupe d’individus, la froideur du monstre froid nietzschéen qu’est l’Etat est celle des individus qui dirigent les communautés politiques, l’Etat comme personne morale est d’abord une moralité ou une morale du groupe d’individus qui tient les rênes de l’appareil administratif politique militaire gouvernant la communauté politique, ainsi on n’a jamais vu des États signés des conventions ce sont des individus ayant reçus l’autorité de faire pour le bien commun) ont voulu par l’exercice de l’autonomie de la volonté (l’exercice souverain de leur volonté) constituer une société politique et une communauté morale (comme il se lit dans les Préambules de ces énoncés) et elles expriment les droits et devoirs qu’ils se reconnaissent sur la base du principe de réciprocité (qui est de ce fait l’établissement et la reconnaissance d’une dette mutuelle).
Comme le souligne Locke, si les êtres humains forment une société politique, c’est :
“[…] parce que nous ne sommes point capables seuls de nous pouvoir des choses que nous désirons naturellement, et qui sont nécessaires à notre vie, laquelle doit être convenable à la dignité de l’homme; c’est pour suppléer à ce qui nous manque, quand nous sommes seuls et solitaires, que nous avons été naturellement portés à rechercher la société et la compagnie les uns des autres, et ce c’est ce qui a fait que les hommes se sont unis avec les autres, et ont composé, au commencement et d’abord, des sociétés politiques.”
Dans cette perspective lockéenne, plus libérale que celle hobbesienne absolutiste, les êtres humains libres régies (dans l’état de nature) par les lois naturelles – qu’ils connaissent par la raison – sont tous égaux; et de ce fait, nul n’est fondé à léser autrui de sa vie, sa liberté, sa santé, ses biens. La société politique est dès lors formée par le souhait des êtres humains de se réaliser pleinement en conformité de la dignité humaine (Kant n’en dit pas moins lorsqu’il affirme que les dispositions naturelles du sujet à la raison ne se développent totalement que dans l’espèce humaine et non dans l’individu – Kant). C’est à travers cette société politique qu’ils y parviennent par l’obtention de ce qu’ils désirent naturellement et qui est nécessaire à leur vie (par exemple, la paix et la sécurité collectives répondant à leur désir de conservation).
La société politique sert à mettre fin au caractère précaire de leurs droits naturels face aux velléités d’autrui dans l’état de nature. C’est dans cette intention que les êtres humains consentent à construire une société politique dans laquelle ils établissent une autorité impartiale, le juge (en l’occurrence dans le système international, les processus d’arbitrage comme mentionnés par la Charte des Nations Unies, la justice internationale à l’instar de la Cour internationale de justice), ayant pour mission de mieux protéger leur liberté et leur propriété, de garantir le bien commun, et dont le pouvoir ne peut (sans être frappé d’illégitimité) aller au-delà de cette convention (c’est-à-dire s’exercer abusivement, et même ce pouvoir ne peut être en-deçà de ladite convention sans en fragiliser ou en nier l’essence – “Le magistrat […] s’oblige à n’user du pouvoir qui lui est confié que selon l’intention des commettants, à maintenir chacun dans la paisible jouissance de ce qui lui appartient et à préférer en toute occasion l’utilité publique à son propre intérêt” – Rousseau).
Pour Locke, même dans les cas où il n’existe pas formellement de convention protégeant ou garantissant les droits naturels passée entre les individus, il n’en reste pas moins que les lois de la nature “obligent absolument les hommes à les observer, même en tant qu’ils sont hommes, quoiqu’il n’ait nulle convention et nul accord solennel passé entre eux pour faire ceci ou cela, ou pour ne pas le faire” (Locke).
Dans une perspective rousseauiste (Rousseau), c’est ce contrat social qui rend possible la société politique (Durkheim) et fait de l’homme un citoyen (Rousseau). Au niveau infra-étatique, c’est “un vrai contrat entre le peuple et les chefs qu’il se choisit, contrat par lequel les deux parties s’obligent à l’observation des lois qui y sont stipulées et qui forment les liens de leur union” (Rousseau).
Ce contrat n’est pas irrévocable au nom d’un pouvoir supérieur (divin par exemple) censé être le garant de la fidélité des contractants (notamment la religion), à les forcer à remplir leurs engagements réciproques (Rousseau), il est révocable par l’exercice de la volonté des êtres humains qui ont consenti librement en être parties. Ainsi, “les parties demeurant les seules juges dans leur propre cause et chacune d’elles aurait toujours le droit de renoncer au contrat, sitôt qu’elle trouverait que l’autre en enfreint les conditions ou qu’elles cesseraient de lui convenir” (Rousseau).
Seulement, même si les parties révoquent une telle convention, il n’en demeure pas moins qu’elles ne renoncent pas (pour elles-mêmes et en tant nature humaine) aux “dons essentiels de la nature, tels que la vie et la liberté, dont il est permis à chacun de jouir et dont il est moins douteux qu’on ait droit de se dépouiller” (Rousseau), car “En ôtant l’une on dégrade son être; en s’ôtant l’autre on l’anéantit autant qu’il est en soi; et comme nul bien temporel ne peut dédommager de l’une et de l’autre, ce serait offenser à la fois la nature et la raison que d’y renoncer à quelque prix que ce fût” (Rousseau).
Ainsi, de toutes ces perspectives, ce devenir-commun et cet être-commun découle d’une contractualisation socio-politique et morale, les clauses fondamentales de ce contrat sont lisibles dans la Charte des Nations Unies (la Constitution du « Nous, Peuples des Nations Unies » – Préambule de la Charte de San Francisco) et la DUDH (qui fait du principe de dignité le fondement moral de cette « mosaïque délicate » de la communauté morale qu’est l’humanité). De la sorte, selon moi, c’est à partir de ce « contrat à visage humain » (Boni) que doit s’élaborer une éthique des relations internationales, des politiques mondiales, des affaires internationales, qui ne saurait être autrement qu’un déontologisme (puisque c’est cette seule éthique qui assure que l’être humain ne puisse être réductible à un moyen afin de parvenir à une fin – exemple le bien-être collectif, l’être humain est une fin en soi).
Pour finir cette matinale sur le monde contemporain, je vais revenir sur cette notion qu’est la réciprocité. Lire les actualités contemporaines me pousse régulièrement à me poser la question de cette réciprocité dans les rapports humains, autrement formulé il me semble que nous avons un gros problème de respect mutuel et donc de réciprocité. Ainsi, j’aborderai cette question à travers le contrat social et l’intersubjectivité (puisque en gros c’est dans ce cadre que se fait cette matinale estivale sur notre contemporanéité globale).
En effet, la réciprocité est issue du contrat social ou socio-politique et moral (présenté plus haut), dans cette idée contrat est vu comme la reconnaissance de dettes mutuelles. Cette reconnaissance est fondatrice du lien social (du pacte socio-politique), le principe de dignité établit cette réciprocité (le respect mutuel de la dignité humaine), donc le fondement moral de cette réciprocité est le principe de dignité.
Originairement, par ce contrat, l’individu consent à être dépendant, ce contrat étant un aveu ou une reconnaissance de son incapacité à trouver lui-même, isolé d’autrui, les ressources nécessaires soit pour exister comme il le désire (Locke) soit pour développer tout son potentiel humain (Rousseau). Cette reconnaissance découle de la logique échangiste de la réciprocité qui est une universelle loi de l’échange d’intérêts équivalents (Sarthou-Lajus) faisant de l’espace socio-politique un espace essentiellement de réciprocité. Cette logique crée un rapport d’interdépendance ou de dépendance réciproque – et ce pacte socio-politique est inscrit dans le système juridique dans lequel la Loi fondamentale se substitue aux liens naturels (Sarthou-Lajus).
Ce que les individus se doivent (ought to) est, contrairement à la théorie scanlonienne avec son principe de justifitiabilité ou celle habermassienne avec son principe discursif, essentiellement une dette de réciprocité.
La réciprocité constitue ainsi l’endettement originaire qui exprime “la situation première et la nature du sujet dans son rapport aux différentes figures de l’altérité” (Sarthou-Lajus), ainsi toute subjectivité évoluant dans l’espace social, entretenant des rapports sociaux, est en même temps débitrice et créancière à l’endroit d’autrui, autant dans les relations dans la sphère privée ou l’intime que celles dans la sphère publique. C’est ce que montre notamment les théories de la reconnaissance, la thèse goffmanienne de la face, la thèse honnethienne sur les luttes pour la reconnaissance, etc.
La réciprocité est dès lors un assujettissement (dans le sens d’obligation, de soumission) et une réclamation (dans le sens de revendication de droit) qui dit que l’individu ne peut pas faire tout ce qu’il veut, autrui de même (puisqu’il s’établit un rapport bilatéral de respect mutuel : d’obligation de respect et de droit au respect, une situation d’interchangeabilité d’impératif et d’attributif).
C’est dans cette perspective qu’il est possible d’avoir une lecture critique de la théorie de Petrajitzsky du rapport juridique comme bilatéral et impératif-attributif. Autrement dit, le fait que A subjectivement reconnaisse une obligation envers B parce qu’il reconnaît d’abord un droit à B – sans que B ne s’attribue subjectivement un tel droit, en l’absence de cette reconnaissance préalable du droit attribué à B par A l’obligation ne fait pas sens (Piaget). Exemple, A (moi) je reconnais très subjectivement à B (toi) le droit d’exiger de moi une certaine forme de solidarité (sans que toi-même tu ne t’ait reconnu ce droit). Il y a ainsi une confusion initiale entre un impératif de faire reconnu comme tel par A envers B et un acte d’attribution de droit à B comme reconnaissance par A du droit d’autrui (Piaget). Or, le rapport bilatéral ne dépend pas nécessairement de la subjectivité de A et l’impératif-attributif est essentiellement une réciprocité.
L’on pourrait à cet effet, prendre un premier cas de figure. A en faisant don à B de quelque objet matériel considère au nom d’un principe moral impératif subjectif qu’il est obligé moralement envers B – l’attribué, B n’a pas a priori le droit moral d’obliger A à lui faire un tel don, c’est en soi un acte unilatéral de reconnaissance par A d’une obligation morale subjective envers B. Toutefois, dès le moment que B accepte ce don de A il devient l’obligé de ce dernier, l’obligation mutuelle est de l’ordre de la reconnaissance (Ricoeur) mais aussi morale (le droit moral de A d’exiger de B le respect des valeurs subjectives au nom desquelles de son propre chef il a agi) (Piaget).
Dans un second cas de figure. Si dans l’exemple précédent B n’a pas a priori le droit moral d’obliger A a donné, en adoptant une lecture honnethienne de l’estime de soi – c’est-à-dire celle de la reconnaissance des sujets comme participants à part entière de la construction et du développement de la société – il est possible pour B de fonder ce droit moral dans la solidarité sociale (solidarité sans laquelle B n’est pas comme les autres membres de la société un participant à part entière du développement de la société – du fait par exemple de la précarité de ses conditions matérielles, et donc sans laquelle B ne peut malgré son vouloir contribuer effectivement à la réalisation des buts et objectifs poursuivis par la société). Le don cesse dès lors de relever de la subjectivité de A pour se transformer de facto en une obligation morale objective.
Sur le plan juridique, B a le droit fondé sur le principe de dignité humaine (dans son sens kantien) d’obliger A à se comporter de façon respectueuse envers lui parce qu’il est question de l’autonomie (de la volonté) – exemple, en tant frappé d’un manque de capabilités (Sen, Nussbaum), B pourrait prétendre au droit d’être traité de la même manière que ceux qui ne souffrent pas d’une telle absence de capabilités et donc qui jouissent d’une plus grande autonomie de la volonté, il baserait son action civile (poursuite judiciaire civile) sur une violation manifeste du principe de dignité bien plus que sur l’égalité dite des chances car ce principe de dignité serait formellement reconnu et établit par la Loi fondamentale (contrairement souvent à la notion d’égalité des chances). B pourrait aussi en dehors de cet argument juridique (très) hypothétique soulevé l’argument psychologique – c’est-à-dire qu’il serait question de la préservation de l’intégrité psychique de sa personne (puisque l’absence de capabilités crée dans situations de souffrances, de détresses, psychiques, qui peuvent entraîner une dégradation de l’être psychique, comme c’est notamment souvent le cas des personnes dans des conditions de pauvreté où les dilemmes insolubles entre se nourrir et laisser mourir un proche se posent régulièrement). Bref, ce droit de B se transformerait donc en un devoir juridique, moral, de A envers B. B dans ce cas de figure en retour s’obligerait moralement envers A – en se réalisant par exemple – à participer à part entière comme tous les autres sujets au développement de la société.
Le respect mutuel n’est pas dans ce dernier cas une simple question de sentiment individuel ou personnel (de valeur affective ou psychologique), il n’est pas un rapport établi par la fonction ou le service (un aspect particulier de la relation entre l’individu et autrui, par exemple l’autorité du chef ou la gratitude), ce respect mutuel est une soumission morale (la réciprocité est ainsi une dette mutuelle objectivée), le rapport juridique étant moins inter-personnel que transpersonnel (même s’il peut se matérialiser ou est matérialisé en une norme individualisée codifiée ou posée).
En somme, comme mot de conclusion de cette matinale estivale sur le monde contemporain, la réciprocité comme échange de droits et de devoirs, comme reconnaissance de dettes mutuelles, comme élément essentiel du contrat socio-politique et moral de la communauté humaine ou de toute société humaine, semble répondre mieux aux exigences contemporaines de justice et de dignité, de respect mutuel. Le déontologisme comme éthique globale semble répondre adéquatement à une idée d’être et faire humanité telle qu’inscrite dans la Loi fondamentale qui en nos temps présents nous gouverne tous. En même temps, les deux nous permettent à chacun d’évaluer et d’examiner attentivement les complexités des enjeux contemporains à travers les principes et valeurs communs susmentionnés, donc de parvenir derrière les discours d’égalité et de liberté à saisir les mésusages de telles notions qui instaurent déshumanisation, infrahumanisation, inégalités, assimilations, apartheids, murs de séparation, etc.
Du moins, me semble-t-il, mais comme tu le sais je puis me tromper (ce qui est souvent une règle chez moi qu’une exception). Ce qui veut dire, comme Beck le dirait, il n’y a pas de solution biographique aux enjeux contemporains, tout part de l’individu vers le collectif, c’est ensemble que tout est possible. Individus solidaristes, produits de nos temps postmodernes, autonomes et solitaires, responsables et solidaires, je crois qu’elle est là la force de tels individus dans un monde aussi complexe que compliqué, insensé ou en perte de sens, de toutes les identités et sans identité, de l’être-avec et de l’être-à-côté. Encore une fois, je puis me tromper. Tu corrigeras, stp.
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