« Nous doutons désormais que les milliards de vies humaines qui ont existé depuis la nuit des temps, que la multitude des entreprises humaines, avec leurs représentations, leurs mythes, leurs valeurs, puissent s’organiser selon une logique effective, en manifestant un sens capable de racheter les violences, les massacres, les injustices de tout ordre. Le terrible xxe siècle promettait le progrès, une forme supérieure d’être-en-commun et il a engendré les pires violences. Certes, il est impossible d’assimiler le communisme soviétique au nazisme, – il a mieux valu pour l’humanité que l’emporte Staline plutôt que Hitler –, mais quel échec, que d’erreurs et d’horreurs ! La philosophie de l’histoire, surtout en sa forme dominante marxiste, se voulait théorie non spéculative de l’histoire, mais elle avait hérité des philosophies progressistes de l’histoire l’idée qu’un sens immanent se dégageait de cette logique des événements et que ce sens orientait l’action et permettait de choisir. Elle ne peut donc se soustraire au procès moral qui lui est intenté d’avoir justifié des entreprises qui ont inversé ses valeurs affirmées et compromis jusqu’à l’idée de transformation historique. Elle ne peut échapper au doute théorique portant sur la rationalité du réel.
Toutefois il serait stérile de s’en tenir à ce verdict du sens commun post-moderne. Crise ou non du sens de l’histoire et de ses philosophies, le cours de l’histoire suit son chemin ; il ne fait pas grève. Il reste à le comprendre, à le penser, pour s’orienter, et si possible pour agir contre les formes actuelles de l’inhumain qui n’ont pas disparu avec le communisme soviétique, mais qui ont au contraire trouvé un second souffle avec la mondialisation de l’économie capitaliste, ce terreau de notre supposée post-modernité. […]
Le signe le plus évident de l’actuelle crise historique du sens de l’histoire, sur le plan philosophique, est la chute des diverses figures spirituelles qui ont été convoquées pour diriger et rendre signifiant le cours des événements : l’Empire romain de Polybe, la civitas peregrina de Saint-Augustin, l’éducation du genre humain de Herder, la fédération pacifique des États républicains de Kant, l’entrée de l’esprit humain dans un progrès scientifique et éthico-politique permanent cher à Condorcet, l’esprit absolu de Hegel, la révolution prolétarienne internationaliste de Marx. Avec la disparition de ces figures, de ces « esprits du temps » devenus des fantômes, se sont évanouies la confiance, la foi qui se voulait laïque dans le progrès et le futur garantis par le mouvement d’avancée vers un but unificateur. A disparu en même temps la confiance dialectique (corrélative) en l’idée que le mal, le négatif dans l’histoire, sont le ressort, le levain qui font avancer vers un positif supérieur, que les sacrifices nécessaires et les souffrances des peuples ou bien sont rachetés par l’excellence du but visé ou bien ne sont que des parenthèses.
Cette transformation philosophique est devenue l’élément d’un nouveau sens commun de masse, gagné par le doute généralisé quant aux pouvoirs salutaires de l’histoire et aux promesses des éthiques et des politiques liées aux philosophies de l’histoire. Tous les opérateurs qui soutenaient les philosophies de l’histoire sont désormais usés. Seuls les économistes libéraux qui font l’apologie de la pensée unique du tout marché, seules les élites dirigeantes voient une main invisible supposée guider vers le mieux l’économie-monde. Seules elles maintiennent l’idée d’un sens unique résiduel de l’histoire purement économiciste. Et pourtant ce n’est pas là une contradiction qui inquiète les chantres de la fin des grands récits, à supposer qu’ils la remarquent.
Mais y croient-ils vraiment ? Cette foi ne cache-t-elle pas simplement une volonté de puissance qui veut la répétition élargie de la production pour la production qui est consumation du monde, nihilisme actif. Partout ailleurs, cependant, règne l’équivocité des finalités : il devient impossible de comprendre le sens de ce qui devrait être le résultat d’ensemble de l’histoire. En témoigne l’affaissement du sens historique le plus élémentaire dans la conscience populaire. La mondialisation capitaliste après 1989 n’a pas encouragé les processus d’émancipation qui avaient marqué la période du Welfare State depuis 1945. Elle a inauguré un énorme processus de désémancipation qui prive d’avenir un nombre croissant de peuples et de nations, de classes sociales, de jeunes générations. La conscience d’un « no future » abrase le sens de la perspective historique, érode la mémoire collective. Elle produit un effet d’écrasement immédiatisant sur un présent réduit aux images que les mass media modernes accréditent comme substituts de la réalité.
Ce point mérite un éclaircissement. La conscience de l’immédiat instantané noie les individus dans un flux torrentiel d’informations quotidiennes sur les événements qui arrivent dans ce qui est effectivement le monde. Nul ne peut vérifier ces informations, juger de leur degré de pertinence. Ainsi l’exige la rhétorique objective de la communication de masse qui rend impossible la formation d’un jugement permettant d’établir des ordres de priorité et des critères d’interprétation. Cette rhétorique joue des mécanismes de la communication subliminale pour faire passer ses messages intéressés. L’offre surabondante d’une information inessentialisée ou manipulée dans le sens des intérêts stratégiques dominants pervertit ce qui pourrait être un moyen d’éducation. Il ne s’agit pas de soutenir une attitude réactive face à une situation devenue inévitable, mais plutôt de s’interroger sur le devenir monde des images du monde. L’image que nous recevons d’un monde à l’horizon élargi – et cela vaut encore davantage pour les enfants et les jeunes en apprentissage scolaire – est indirecte, biaisée, pré-sélectionnée, formée par la surimpression de divers schèmes inexplicités de production et de reconstruction des événements significatifs des histoires en lesquels nous sommes impliqués.
La raison de cette crise qui affecte philosophie et sens commun réside en l’impossibilité de maintenir après les dures réponses de l’histoire du siècle l’alliance constitutive des philosophies de l’histoire entre cours (intelligible) de l’action historique et espérance utopique (raisonnée). Remo Bodei attire avec justesse l’attention sur cette aporie (1997). Les philosophies progressistes de l’histoire, comme l’a montré entre autres Karl Löwith avec Meaning in History (1949) se sont constituées comme pensée d’un processus de rapprochement – ou par étapes ou par sauts révolutionnaires – d’un but possible désiré mais absent. Elles se donnent comme mesure de l’écart temporel entre le présent imparfait et la perfection du lendemain. Ces mêmes philosophies progressistes de l’histoire – considérées à partir de ce socle épistémique et abstraction faite de leur inégale complexité et de leurs possibilités alternatives – supposent que la nature de l’homme est originairement bonne, mais que le processus historique a causé la perte d’une bonté originaire que le temps présent permet de retrouver enrichie par les apports positifs du processus même, par une grande marche scandée en étapes où la fin se réalise. Se constitue une logique de l’histoire qui s’éclaire de son telos et qui assume sa dimension utopique en la garantissant dans l’analyse immanente des possibilités du présent. C’est l’idée d’une logique de l’histoire qui tombe en désuétude. […] »
– Tosel, A. (2008). Chapitre 4. Théorie de l’histoire, époque, impérialisme. Dans : , A. Tosel, Un monde en abîme: Essai sur la mondialisation capitaliste (pp. 127-179). Editions Kimé.