« Depuis quelques années, nous assistons à la montée en puissance d’une autre forme d’intervention à base morale, qu’on pourrait appeler le « messianisme démocratique » (je n’aime pas la formule « droit-de-l’hommisme »).
Ses premières formulations influentes se trouvent dans la doctrine du « droit d’ingérence », promue dans les années 1990 par Bernard Kouchner, et qui n’était pas absente des justifications données à l’intervention au Kosovo, à l’occasion de laquelle Vaclav Havel, ancien dissident, avait forgé ce chef-d’œuvre de novlangue, la « guerre humanitaire ».
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« L’action morale exclut tout intérêt particulier, elle se réclame de principes universels. La première est jugée à ses résultats : elle est bonne si elle a atteint ses buts. La seconde est évaluée à partir des intentions de celui qui l’accomplit : l’homme qui échoue dans sa tentative d’aider son prochain n’est pas moins vertueux que celui qui y réussit. Max Weber opposait, dans cet esprit, l’éthique de la responsabilité, qui doit être celle des politiques, à l’éthique des convictions, qui guide les actions morales. La vertu personnelle de l’homme politique importe peu : il peut être déplaisant avec ses proches, ou défendre telle mesure uniquement pour accélérer sa carrière ; ce que nous lui demandons est simplement que ses mesures soient avantageuses pour notre groupe. Au contraire, l’action morale ne vaut qu’à la première personne du singulier : je ne peux exiger que de moi-même, aux autres je dois seulement donner. Celui qui fait la morale aux autres sans l’appliquer à lui-même est donc doublement immoral, envers soi et envers les autres. Morale et politique doivent rester séparées car elles relèvent de deux domaines différents, irréductibles l’un à l’autre, comme on le dit depuis au moins deux mille ans : « Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu ».
Pourtant, nous ne pouvons nous passer ni de l’une ni de l’autre ; nous sommes, disait Rousseau, à la fois hommes et citoyens : deux identités qui ne se confondent pas, dont aucune ne peut tenir lieu de l’autre. Nous nous soucions, et nous devons le faire, des intérêts du groupe dont nous participons (du bien commun), et, en même temps, nous savons bien distinguer entre ce qui est désirable et ce qui est juste, entre « l’utile et l’honnête », pour parler comme Montaigne. Sans raisonner même, nous sommes portés à la compassion pour les autres, et ne voulons pas d’une politique qui nous interdirait de le faire. Ces deux exigences cohabitent donc, et se trouvent parfois imbriquées l’une dans l’autre.
Ainsi, la force morale et l’aura charismatique d’un individu peuvent être telles qu’elles provoquent des bouleversements politiques : on pense à des personnages comme Gandhi, Martin Luther King, ou Nelson Mandela. D’autres fois, l’immoralité d’un personnage politique devient un frein à son action en faveur de sa communauté : même si elle est juste en elle-même, la réforme fiscale que propose tel ministre risque d’être rejetée si l’on apprend en même temps qu’elle profite directement à ses proches. Quand la population a l’impression que tous ses dirigeants sont corrompus, la faiblesse morale se transforme en handicap politique, et menace la démocratie : on se met à rêver à un État vertueux, serait-il une dictature. Les principes moraux, qui ne doivent pas devenir des objectifs politiques, peuvent servir à empêcher les dérives de ceux qui exercent le pouvoir : à éviter le mal, en somme, plutôt qu’à imposer le bien. Par exemple, rendre l’absence de délation un crime transgresse les principes élémentaires de la morale. Quand une loi punit tous ceux qui aident un souffrant sans lui demander au préalable si ses papiers sont en règle, cette loi doit être combattue ; et de même pour une loi qui établirait deux catégories de citoyens, ceux qui auraient tous les droits et ceux qui n’en auraient que quelques-uns tel le régime d’apartheid. Ces principes élémentaires figurent souvent, du reste, dans le préambule de la constitution du pays. On remarque pourtant qu’il s’agit dans chacun de ces cas d’une interférence entre deux ordres, non de leur fusion. La morale peut servir à tempérer, à contenir, à compenser l’action politique, elle ne sert pas à la fonder, ni ne cherche à s’y substituer.
Si telle est bien la situation générale, quelle peut être la place de la morale dans les relations internationales ?
Si nous nous en tenons au sens propre des mots, seuls les individus peuvent accomplir des actions morales. Dans le contexte international, cela revient à pratiquer des interventions humanitaires (donc non politiques), guidées non par l’intérêt du groupe source mais par les bienfaits apportés au groupe cible. On se transporte au-delà des frontières pour combattre les effets mortels d’une épidémie, d’une famine, d’un tremblement de terre, d’une inondation. Ce type d’action, d’inspiration morale, existe depuis longtemps déjà ; la diffusion accélérée de l’information dans le monde contemporain l’a renforcé et généralisé. Les États, par définition, ne peuvent être les agents d’actions morales. Si nous les leur attribuons, néanmoins, c’est par analogie : nous désignons ainsi des actions censées être accomplies au bénéfice de populations autres que la nôtre, parce que nous jugeons qu’elles sont souffrantes, ou en manque d’ingrédients essentiels de la vie ; nous nous fondons pour cela sur des principes que nous estimons universels. « »
– Todorov, Tzvetan. « La morale dans les relations internationales », Revue internationale et stratégique, vol. 80, no. 4, 2010, pp. 61-65.
« La morale a fait irruption dans les relations internationales. Ce constat, partagé par Ariel Colonomos et Monique Canto-Sperber, ne signifie pas que les Etats seraient soudainement devenus plus vertueux. Mais plutôt que leurs agissements se heurtent à un jugement moral auquel ils ne peuvent plus se soustraire.
Pour le politologue A. Colonomos, cette « demande de justification » va de pair avec l’apparition de nouveaux acteurs sur la scène internationale. ONG, Eglises, intellectuels, associations de victimes dénoncent les égarements des Etats, exigeant repentance et réparation. Ces « entrepreneurs de morale » manient le scandale et l’émotion pour requérir des sanctions contre les impétrants. Ils ont configuré un « espace de signification » qui s’impose désormais tant aux Etats qu’aux acteurs privés.
La « demande morale » porte sur bien des domaines, du coût en vies humaines des guerres d’aujourd’hui à la réparation et la commémoration des crimes du passé. Si A. Colonomos souligne les ambiguïtés de cette « moralisation », il ne la crédite pas moins de bousculer le droit international et de contribuer à limiter la puissance des Etats, tout en interrogeant les catégories mobilisées par les « entrepreneurs de morale ».
Préciser les critères du jugement moral pouvant s’appliquer aux Etats est l’une des tâches que se fixe M. Canto-Sperber. Lorsque cette spécialiste de la philosophie morale appelle de ses voeux une « morale internationale », emboîtant le pas des « idéalistes », de Grotius à Kant, c’est pour tenter de concilier cette position avec la tradition « réaliste ». Elle retient des premiers la possibilité de transformer les relations internationales, par la promotion d’une normativité applicable aux Etats. Mais elle partage avec la seconde la nécessité de voir en face la violence du monde. Violence que l’interdépendance croissante des sociétés ne fait que renforcer, amenant les unes et les autres à se comparer, stimulant le ressentiment et l’envie. Quelle morale dans un monde menacé ?, interroge M. Canto-Sperber. Si, pour les individus, la morale se doit de prescrire la même action quels que soient la personne et le contexte concernés, il n’en va pas de même pour les Etats. En clair, la violation des droits de l’homme peut justifier des sanctions, voire une guerre au Kosovo et pas en Tchétchénie. Pourquoi ? M. Canto-Sperber invoque les alliances passées, les rapports de puissances, les intérêts de la nation. Et la morale dans tout cela ? On peut, selon l’auteure, juger les actions d’un Etat à condition d’admettre des raisons d’agir qui lui sont propres et qu’il opère dans un contexte d’ambiguïté et d’incertitude. A ce compte-là, ne vaut-il pas mieux s’en tenir à un strict point de vue réaliste et laisser la morale en dehors des relations internationales ?
Volonté de promouvoir la démocratie dans le monde, fût-ce par la force, le « wilsonisme » a la vie dure. L’irruption de la morale participe à cet égard de ce que Karoline Postel-Vinay, dans un essai incisif, appelle « la bonne parole » de l’Occident. La politologue rappelle que si ce dernier a depuis deux siècles le monopole des « grands récits géopolitiques » mondiaux, cela ne va pas sans susciter des « contre-récits », comme ces autres « bonnes paroles » qui accompagnent aujourd’hui tous les kamikazes du monde. »
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