« Désir d’ennemi, désir d’apartheid (séparation et enclavement) et fantasme d’extermination occupent, de nos jours, la place de ce cercle enchanté. Dans nombre de cas, un mur suffit pour l’exprimer. Il existe plusieurs sortes de murs, et tous ne remplissent pas les mêmes fonctions. Le mur de séparation est supposé résoudre la question de l’excès de présence, celle-là qui, pense-t-on, est la source de situations de souffrance intenables. Recouvrer le sentiment d’exister dépend, dès lors, de la rupture avec celui dont l’absence, voire la disparition pure et simple, ne sera guère, pense-t-on, vécue sur le mode de la perte. C’est aussi admettre qu’entre lui et nous, il n’y a aucune part commune. L’angoisse d’anéantissement est donc au cœur des projets contemporains de séparation.
Partout, l’érection de murs de béton et de grillages et autres « barrières de sécurité » bat son plein. Parallèlement aux murs, d’autres dispositifs sécuritaires font leur apparition : check points, clôtures, tours de guet, tranchées, toutes sortes de démarcations qui, en bien des cas, n’ont pour fonction que d’intensifier l’enclavement, faute de tenir une fois pour toutes à l’écart ceux que l’on estime porteurs de menaces.
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Irrépressibles, le désir d’ennemi, le désir d’apartheid et le fantasme d’extermination constituent la ligne de feu, bref, l’épreuve décisive du début de ce siècle. Vecteurs par excellence du décervelage contemporain, ils contraignent, partout, les régimes démocratiques à puer de la bouche et, le délire hargneux, à vivre des vies d’ivrognes. Structures psychiques diffuses en même temps que forces génériques et passionnelles, ils marquent de leur empreinte la tonalité affective dominante de notre temps et aiguisent nombre de luttes et mobilisations contemporaines. Ces luttes et mobilisations se nourrissent d’une vision menaçante et anxiogène du monde qui accorde la primauté aux logiques du soupçon, à tout ce qui est secret et à tout ce qui relève du complot et de l’occulte. Poussées jusqu’à leurs conséquences ultimes, elles débouchent presque inexorablement sur l’envie de détruire – le sang répandu, le sang fait loi, dans une continuité expresse avec la lex talionis (la loi du talion) de l’Ancien Testament.
En cette période dépressive de la vie psychique des nations, le besoin d’ennemi, ou encore la pulsion d’ennemi, n’est donc plus seulement un besoin social. Il est l’équivalent d’un besoin quasi anal d’ontologie. Dans le contexte de rivalité mimétique exacerbée par la « guerre contre la terreur », disposer – de préférence de façon spectaculaire – de son ennemi est devenu le passage obligé dans la constitution du sujet et son entrée dans l’ordre symbolique de notre temps. Au demeurant, tout se passe comme si le déni d’ennemi était vécu, en soi, comme une profonde blessure narcissique. Être privé d’ennemi – ou n’avoir point subi attentats et autres actes sanglants fomentés par ceux qui nous haïssent et haïssent notre mode de vie – revient à être privé de la sorte de relation de haine qui autorise que l’on puisse donner cours à toutes sortes de désirs autrement interdits. C’est être privé du démon sans lequel tout n’est guère permis, alors même que l’âge, urgemment, semble appeler à la licence absolue, au débridement et à la désinhibition généralisés. C’est également être frustré dans sa compulsion de se faire peur, dans sa faculté de diaboliser, dans la sorte de plaisir et de satisfaction éprouvés lorsque l’ennemi présumé est abattu par les forces spéciales ou lorsque, capturé vivant, il est soumis à d’interminables interrogatoires et livré à la torture dans l’un ou l’autre des lieux clos qui entachent notre planète .
Époque éminemment politique donc, puisque le propre du politique, si du moins l’on en croit Carl Schmitt, serait « la discrimination de l’ami et de l’ennemi ». Dans le monde de Schmitt devenu le nôtre, le concept d’ennemi devrait être entendu dans son acception concrète et existentielle et non point comme une métaphore ou comme une abstraction vide et sans vie. L’ennemi dont traite Schmitt n’est ni un simple concurrent ou adversaire ni un rival privé que l’on pourrait haïr ou pour qui l’on éprouverait de l’antipathie. Il renvoie à un antagonisme suprême. Il est, dans son corps comme dans sa chair, celui dont il est possible de provoquer la mort physique parce qu’il nie, de manière existentielle, notre être.
Discriminer l’ami de l’ennemi certes, mais encore faut-il avoir identifié l’ennemi avec certitude. Figure déroutante de l’ubiquité, il est désormais d’autant plus dangereux qu’il est partout : sans visage, sans nom et sans lieu. Ou si visage il a, ce ne saurait être qu’un visage de voile, un simulacre de visage. Et si nom il possède, ce ne peut être qu’un nom d’emprunt – un faux nom dont la fonction première est la dissimulation. Avançant tantôt masqué, tantôt à découvert, il est parmi nous, autour de nous, voire en nous, capable de surgir en plein midi comme au milieu de la nuit, et à chacune de ses apparitions, c’est notre mode d’existence même qu’il menace d’annihiler.
Avec Schmitt hier comme avec nous aujourd’hui, le politique doit donc sa charge volcanique au fait suivant : parce qu’étroitement lié à une volonté existentielle de projection de la puissance, il ouvre nécessairement et par définition sur cette éventualité extrême qu’est l’infini déploiement de moyens purs et sans fin – l’accomplissement du meurtre. Sous-tendu par la loi du glaive, il est l’antagonisme « au nom duquel on pourrait demander à des êtres humains de faire le sacrifice de leur vie » (la mort pour les autres) ; celui au nom duquel l’État pourrait « donner à certains le pouvoir de répandre le sang et de tuer d’autres hommes » (donner la mort) du fait de leur appartenance réelle ou supposée au camp de l’ennemi. Le politique est, de ce point de vue, une forme particulière de regroupement en vue d’un combat à la fois décisif et profondément obscur. Mais il n’est pas qu’affaire d’État et de mort déléguée puisque s’y jouent également non seulement la possibilité du sacrifice et du don de soi, mais aussi, et littéralement, celle du suicide.
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Que la haine de l’ennemi, la nécessité de le neutraliser ainsi que le désir d’éviter le danger et la contagion dont il serait le vecteur constituent les derniers mots du politique dans l’esprit contemporain s’explique. D’un côté, et à force de s’être convaincues qu’elles font face à une menace permanente, les sociétés contemporaines ont été plus ou moins contraintes de vivre leur quotidien sous la forme de « petits traumatismes » à répétition – un attentat par-ci, une prise d’otage par-là, plus loin une fusillade, et l’alerte permanente. L’utilisation de nouveaux instruments technologiques permet d’accéder à la vie privée des individus. Des techniques insidieuses de surveillance de masse, secrètes et parfois abusives, ciblent leurs pensées, leurs opinions, leurs déplacements, voire leur intimité. La reproduction élargie de l’affect de crainte aidant, les démocraties libérales n’ont cessé de manufacturer des épouvantails propres à leur faire peur – aujourd’hui la jeune fille voilée, demain l’apprenti terroriste rentré des champs de bataille du Proche et du Moyen-Orient, et de manière générale des loups solitaires ou des cellules dormantes tapis dans les interstices de la société qu’ils épient, cherchant le moment propice pour passer à l’action. »
« La société d’inimitié. » Dans : A. Mbembe, Politiques de l’inimitié (pp. 69-103). La Découverte.
« Cet essai explore cette relation particulière qui s’étend sans cesse et se reconfigure à l’échelle planétaire : la relation d’inimitié. S’appuyant en partie sur l’œuvre psychiatrique et politique de Frantz Fanon, l’auteur montre comment, dans le sillage des conflits de la décolonisation du XXe siècle, la guerre – sous la figure de la conquête et de l’occupation, de la terreur et de la contre-insurrection – est devenue le sacrement de notre époque.
Cette transformation a, en retour, libéré des mouvements passionnels qui, petit à petit, poussent les démocraties libérales à endosser les habits de l’exception, à entreprendre au loin des actions inconditionnées, et à vouloir exercer la dictature contre elles-mêmes et contre leurs ennemis.
Dans cet essai brillant et brûlant d’actualité, Achille Mbembe s’interroge, entre autres, sur les conséquences de cette inversion, et sur les termes nouveaux dans lesquels se pose désormais la question des rapports entre la violence et la loi, la norme et l’exception, l’état de guerre, l’état de sécurité et l’état de liberté.
Dans le contexte de rétrécissement du monde et de son repeuplement à la faveur des nouveaux mouvements migratoires, l’essai n’ouvre pas seulement des pistes neuves pour une critique des nationalismes ataviques. Il pose également, par-delà l’humanisme, les fondements d’une politique de l’humanité. »
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