Dans les sociétés contemporaines, à l’ère de la globalisation capitaliste supportée selon certains auteurs par le triomphe ou l’hégémonie du libéralisme ou du nouvel individualisme (Lipovetsky; Dewey), cet ordre hiérarchique traditionnel connaît un certain bouleversement. Ce bouleversement de l’ordre hiérarchique des valeurs est pour certains auteurs consubstantiel de la postmodernité avec la fin des métarécits (Lyotard), la fragilisation de l’Etat-nation (Habermas) comme communauté imaginée et d’imaginaires narratifs servant de cadres symboliques dans lesquels les individus puisaient principalement le sens d’eux-mêmes (Appadurai), l’anomie au niveau infra-étatique montrant la relative inefficacité des institutions remplissant traditionnellement une fonction agrégative des identités (religion, école, famille, etc.) (Friedman). Ce renversement est lié ainsi à l’avènement des temps hypermodernes avec l’émergence d’un nouvel individualisme (Lipovetsky), ou des temps postmodernes avec l’émergence de la figure archétypale qu’est l’individu tribal (Maffesoli).
Entre :
a/ l’individualisme égotique, l’individualisme de masse (le peuple, la masse, la foule n’existant plus, sauf un collectif d’individus – Godin; Gori), l’indigénisation (qui suggère moins une homogénéisation culturelle qu’une dynamique de réappropriation de sens culturels ou de re-significations locales des valeurs globalisées – Appadurai);
b/ la standardisation culturelle de l’expression de soi (observée dans les mondes dématérialisés que sont les mondes numériques et sociaux qui suggère une acculturation informatisée sous l’emprise des majorités culturelles – Georges);
c/ les appartenances identitaires multiples (ou les identifications plurielles), les allégeances contradictoires ou les loyautés qui s’opposent, et un nihilisme d’un type nietzschéen (le rejet radical de valeurs traditionnelles, du sens et de la significations traditionnelles des choses, des définitions classiques de la désirabilité – Vattimo; Nietzsche);
l’individu post-moderne, plongé dans la vie liquide :
- celle – qui contrairement à la société solide aux institutions stables et permanentes sur lesquelles l’individu pouvait s’appuyer pour se représenter et se réaliser durablement – des liens sociaux fluides, localisés temporairement ou cristallisés par endroits, formant de complexes configurations dont la structure est modifiée constamment par les besoins individuels du moment au point qu’il devient impossible pour cet individu de s’inscrire dans de véritables projets ou de s’impliquer durablement dans des actions humaines à long terme (Bauman)
est une atomisation de repères et de sens en même temps qu’il constitue un Soi agrégateur des expériences plurielles (lui assurant une unité identitaire, une intégrité psychique), une entité encore plus paradoxale ou complexe que le laissait déjà envisagée la thèse freudienne (Freud).
Cet individu est donc ainsi une affirmation presque permanente de ses intérêts particularistes en même temps qu’il a de plus en plus conscience du monde et qu’il s’y projette :
e/ l’ère globalisée contemporaine des technologismes de la communication et de l’information y jouant un rôle prépondérant par les interconnexions médiatiques entre les Ailleurs, mais aussi par les modèles de représentation de soi – composante comportementale du Soi (Benedetto) – qu’elle impose (McLuhan).
f/ certains auteurs du point de vue anthropologique culturaliste (Appadurai) propose de parler de localité (envisagée comme relationnelle et contextuelle, dimensionnelle ou en termes de valeurs, bien plus que définie comme échelle ou espace) moins de nationalité pour saisir cette identité individuelle contemporaine évoluant dans un monde de disjonctions (médiatiques, culturelles, politiques, économiques, sociales, etc.) (Appadurai; Badie).
Dans le monde contemporain globalisé (“A more globalized world is simultaneously more connected, cosmopolitan, commodified, and influenced by communication” – Brysk), cette figure archétypale montre que malgré la diversité des singularités (esthétisations de soi, besoins particuliers, pratiques spécifiques, les nouveaux paysages métisses, etc.) (Mattelart), il y a une convergence globale de nature des individus (l’individualisation, l’affirmation de soi).
Mais aussi, au-delà de cette convergence globale des identités individuelles (Lipovetsky; Lipovetsky et Serroy), il y a une convergence des codes et des valeurs (Inglehart; Simmel; Sennett; Godin) mais aussi “liés inextricablement à la même reconstruction des processus identitaires à l’âge des flux globaux, il y a les insurrections de la singularité culturelle qui répondent à la menace d’homogénéisation par le refus de l’altérité” (Mattelart).
D’autre part, il y a également une convergence de principes juridico-moraux illustrés par la globalisation des droits humains (“Accordingly, despite frequent violations in practice, international consensus has implanted human rights as a nearly universal vocabulary of debate, aspiration, and civic challenges to state legitimacy” – Brysk).
Ces convergences globales servent de cadre commun de référence à la fois culturel (dans le sens d’homogénéisation des sens et des significations donnés à l’être humain mais aussi de pratiques – sans qu’il n’y ait une homogénéisation du sens et de significations des expériences subjectives) et moral (une homogénéisation de la valeur donnée à l’être humain).
De la sorte, paradoxalement, moins d’un relativisme ou d’un pluralisme, le divers semblable de fait est :
- une reconnaissance d’un universalisme qui s’inscrit au-delà de l’opposition entre le particulier et le multiple, de la dichotomie entre le singulier et l’universel (autrement dit, le singulier est l’universel, l’universel vient du singulier;
- c’est en ce sens loger le plus grand dans le plus petit, c’est partir de l’élément au tout ou élever l’élément au tout (Godin).
Dans cet ordre de choses, la diversité (le Soi-Tout), pourrait-on le penser, semble être devenue le nouveau métarécit qui concilie pluralité, mêmeté, singularité, et universalité (d’ailleurs le Préambule de la DUDH en décrivant l’humanité comme une “mosaïque délicate” illustre de cette conciliation entre le divers, la multitude, le semblable, et l’universel).
Le Soi-Tout : le trait d’union entre le Soi (la totalité de l’existence propre – Riaudel) et le Tout (le Tout comme totalité n’étant pas obtenue par composition de parties (pan) mais par l’élaboration d’une unité au sein d’un ensemble de phénomènes – Dastur).
Cette unité est la dignité humaine, commune caractéristique fondamentale de l’être humain divers et ondoyant :
“Considérant que la reconnaissance de la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine et de leurs droits égaux constitue le fondement de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde. […] Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité.”
– Préambule et article premier de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1945
“Nous, peuples des Nations Unies, résolus à proclamer à nouveau notre foi dans les droits fondamentaux de l’homme, dans la dignité et la valeur de la personne humaine, dans l’égalité de droits des hommes et des femmes, ainsi que des nations, grandes et petites […] avons décidé d’associer nos efforts pour réaliser ces desseins […] en conséquence, nos gouvernements respectifs, par l’intermédiaires de leurs représentants […] ont adopté la présente Charte des Nations Unis […]”
– Préambule de la Charte des Nations Unies
“Les Etats Parties au présent Statut […] réaffirmant les buts et principes de la Charte des Nations Unies, et en particulier, que tous les Etats doivent s’abstenir […] de toute autre manière incompatible avec les buts des Nations Unies […] Sont convenus de ce qui suit : […] Il est créé une Cour pénale internationale […] en tant qu’institution permanente, qui peut exercer sa compétence à l’égard des personnes pour les crimes les plus graves ayant une portée internationale, au sens du présent Statut […]”
– Préambule et article premier du Statut de Rome de la Cour pénale internationale).
C’est à partir de cet état que l’hypothèse du pluralisme éthique (ou du relativisme éthique) ne semble correspondre au réel; et ce, nonobstant le fait du pluralisme normatif et de la diversité des traditions juridiques (Rambaud).
Dans le réel contemporain, c’est :
- l’harmonisation des droits positifs (Delmas-Marty);
- la coordination des institutions juridiques, les emprunts juridiques, la circulation jurisprudentielle des règles, les processus d’hybridation;
- l’unification internationale des principes juridiques dans une multitude de domaines du droit montrent un rapprochement des traditions juridiques dans le monde ou une porosité (une non-étanchéité) entre les ordres juridiques nationaux et entre les ordres juridiques internes et l’ordre juridique international, précisément dans l’interprétation des normes et principes relatifs aux droits et libertés fondamentaux (Rambaud).
Et les ordres juridiques spécifiques des communautés politiques avec la globalisation des normes et principes juridiques issus du droit international (les interconnexions entre la sphère domestique et la sphère internationale – Simmons; Keohane) tendent à les poser dans leur droit positif – ce qui offre malgré l’hétérogénéité des droits positifs internes une forme d’homogénéisation (entendue comme l’harmonisation de la diversité des normes dans le but de constituer une unité normative globale de significations communes bien plus qu’une transposition sans adaptations nécessaires au contexte de chaque ordre juridique) globale de principes juridiques, normes juridiques, de pratiques juridiques et de comportements généraux (des acteurs nationaux, des entités internationales avec ou sans souveraineté).
Ce multilatéralisme universaliste “est pourvoyeur de légitimité des décisions collectives et d’effets de droit opposables à l’ensemble de la communauté internationale. Et de ce point de vue, le multilatéralisme universaliste est aussi fonctionnel qu’on n’a coutume de le dire” (Petiteville).
De fait, “almost all nations observe almost all principles of international law and almost all of their obligations almost all of the time” (Henkin). Toutefois, pour certains auteurs, cette intégration normative reste à géométrie et à géographie variables (Mialot et Dima Ehongo).
D’autre part, bien que de manière générale sur le plan juridique, il s’observe (en apparence ou dans les argumentations avancées comme justification de l’incompatibilité des spécificités des ordres juridiques) deux interprétations idéologiques du droit : une interprétation plus libérale-individualiste dans le(s) Nord(s) et une interprétation plus collectiviste-solidariste dans le(s) Sud(s), il n’en reste pas moins que d’un il existe un dialogue multidirectionnel (Nord/Sud, Nord/Nord, Sud/Sud) favorisé par la proximité culturelle, la communauté linguistique, la tradition juridique, l’influence du patrimoine juridique commun souvent un héritage du modèle historique de référence (Rambaud) :
“Parmi les autres Cours dont les décisions sont souvent citées, une place particulière doit être accordée à la Cour constitutionnelle allemande et, plus récemment, à la Cour constitutionnelle d’Afrique du Sud dont la jurisprudence relative à la peine de mort a souvent été citée et parfois reprise. Dans l’opinion unanime rédigée, dans la décision du 6 juin 1995 sur la peine de mort, par le président Chaskalson, il est fait référence, d’une manière ou d’une autre, aux précédents du Canada, de l’Angleterre, de l’Australie, de la Nouvelle-Zélande, des Etats-Unis, de l’Inde, de la Hongrie, ainsi qu’aux normes internationales […].
On peut également se référer à l’important arrêt de la Cour suprême des États-Unis Lawrence c/ Texas rendu en 2003. La doctrine considère généralement qu’il est l’exemple emblématique d’une décision où le rôle des sources étrangères a été le plus décisif dans la motivation de la décision. La Cour devait déterminer si une loi texane interdisant les rapports sexuels entre personnes de même sexe s’opposait à la Due process clause inscrite dans le quatorzième amendement et protégeant, notamment, le droit au respect de la vie privée. À cet égard, la Cour devait désavouer son arrêt Bowers c/ Hardwick, relativement récent puisqu’il avait été rendu en 1986. Elle s’est alors attaquée aux fondements sous-tendant l’arrêt Bowers. L’arrêt évoquait ainsi les racines anciennes d’une telle interdiction. Dans l’arrêt Lawrence, le juge Kennedy s’efforça de montrer que ces arguments étaient erronés. Pour ce faire, il mentionna en premier lieu que, depuis 1957, le parlement britannique recommanda l’abrogation d’une législation similaire, laquelle intervenait dix ans plus tard. Il se référa surtout à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme : […] the decision is odds with the premisse in Bowers that the claim put forward was insubstantial in our Western civilization. Le juge Kennedy cite l’argument de persuasion de la jurisprudence de la Cour européenne pour rendre caduc le raisonnement de la Cour privilégié dans l’arrêt Bowers. Il cite également d’autres décisions étrangères qui attestent de la nécessité de renverser la jurisprudence Bowers. Il en conclut, à l’instar de l’arrêt Washington c/ Glucksberg où les effets de la norme étrangère sur la vie réelle permettaient de justifier le caractère rationnel de la législation des Etats, que tant les législations que les jurisprudences étrangères mettent en perspective un consensus selon lequel les Etats américains n’ont pas de “legitime government interests” à réglementer une telle pratique.”
Cet état de l’harmonisation, de la coordination, des droits positifs internes témoignent du développement d’une jurisprudence entre les nations, et de l’adoption d’un langage commun sur certaines notions. Une réalité jurisprudentielle universaliste saisit (déjà à son époque) par Bentham :
“[…] as the languages of nations are commonly different, as well as their laws, it is seldom that, strictly speaking, they have so much as a single word in common. However, among the words that are appropriated to the subject of law, there are some that in all languages are pretty exactly correspondent to one another : which comes to the same thing nearly as if they were the same. […] for example, are those which correspond to the words power, right, obligation, liberty, and many others”.
De deux, à partir de la précédente observation, la “dignité s’est répandue dans les divers droits nationaux” (Terré), le sens de cette dignité malgré les différentes interprétations et ses multiples applications dans les ordres juridiques nationaux met en avant l’affirmation et la protection de l’autonomie de la volonté.
En ce sens, de façon variable, les droits nationaux reconnaissent et protègent les trois facettes de la dignité humaine :
- la primauté de la personne sur les choses;
- le statut de la personne humaine comme non-chose, et
- le respect de l’être humain
bien plus qu’ils ne les nient ou ne les ignorent.
Il est arrivé dans certaines circonstances que la justice impose aux personnes le respect de leur propre dignité et donc qu’elle circonscrive le triomphe de la subjectivité (comme c’est le notamment le cas de la justice française obligeant des nains dans l’affaire dite du lancer de nains à respecter leur propre dignité – Terré).
S’il convient de faire la nuance entre la valorisation des droits humains (la liberté de la personne humaine) et la dignité inhérente à la nature humaine (l’appartenance à l’humanité qui établit un devoir d’humanité du sujet autant envers lui-même qu’envers autrui), cette distinction dans les faits (tel que montrée dans la pratique juridique) est fragile (ou difficile à maintenir) mais aussi conceptuellement (philosophie moderne des droits humains) intenable puisque les droits naturels que sont les droits humains découlent de la dignité humaine (du principe de dignité).
Et celle-ci établit la personne humaine comme une autonomie de la volonté sans toutefois qu’une telle personne ne soit l’absolu souverain d’elle-même, une autonomie qui implique une double responsabilité envers la personne elle-même et envers autrui (le visage d’autrui dans le sens levinasien, de lien de solidarité envers l’autre face – dans le sens goffmanien – partageant l’espace social ou le champ d’expérience qu’est l’existence sociale, de devoirs citoyens dans le sens rousseauiste, de devoirs politiques dans le sens lockéen, etc.).
Cette inclusion (ou transposition) de la dignité dans la personne humaine est autant partagée dans les Nord(s) que dans les Sud(s) (Rambaud) comme le montrent les différentes Déclarations régionales des droits humains – et même dans les métamorphoses des régimes juridiques aux fondements théologiques (Milliot; Bras; Baderin), les tensions doctrinales (paradigmatiques) ayant lieues dans ces régimes (Shakankiri; Hachem; Ben Achour), les tensions entre ces systèmes juridiques et les changements sociaux et culturels (les luttes de reconnaissance de l’individualisation, de justice, notamment) que de telles sociétés connaissent (Hachem; Ben Achour).
La reconnaissance du principe de dignité, l’affirmation de son respect, est – si ce n’est matérialisé dans les énoncés normatifs des droits nationaux, signifié objectivement par des actes d’autorité – l’objet de réclamation par les individus autant dans les Suds (reconnaissance juridique et effectivité socio-politique des libertés fondamentales par exemple) que dans les Nords (reconnaissance juridique des idéaux de justice et effectivité socio-politique de la solidarité par exemple).
La liberté des individus (qui ont conscience que leur histoire en tant que biographie ne se confond guère avec celle de la communauté politique, religieuse, culturelle, sociale, morale à laquelle ils appartiennent), la liberté des Etats (qui ont leur propre histoire qui ne se confond pas avec la scène internationale laquelle est un théâtre de pressions politiques de toutes sortes exercées par les acteurs étatiques) revendiquent le droit d’être maîtres de leur destinée (Lejbowicz).
Dans les deux cas – au-delà des principes d’égalité, de liberté, d’équité (Bourdieu et Accardo; Castel; Ehrenberg; Giddens; Taylor) ou des revendications pour “la jouissance concrète par tous des droits proclamés comme universels” (Lochak), il est en fait question de l’autonomie de la volonté sans laquelle la réalisation de soi (qui constitue le trait commun de telles demandes de reconnaissance) n’est envisageable (Beck et Gernsheim; Kyung-Sup et Min-Young).
Dès lors, en paraphrasant la définition proudhonienne de la justice (la justice étant le respect, spontanément éprouvé et réciproquement garanti, de la dignité humaine – Proudhon), les demandes de justice formulées dans les deux cas se comprennent comme des exigences de reconnaissance et/ou du respect de l’autonomie de la volonté qui n’est autre chose que la dignité humaine.
Cet enjeu d’autonomie de la volonté se manifeste, aux Nords, dans l’émergence des démocraties illibérales (Zakaria; Zarka) qui pointe les risques de l’édification de régimes politiques totalitaires (Lochak) ou qui disent la mise en place d’une forme subreptice de totalitarisme (la résurgence des populismes et des nationalismes est nourrie par un besoin des communautés socio-politiques d’avoir le contrôle non seulement de leur destinée mais aussi de leur identité (collective)); les crises de la démocratie (la perte de confiance des citoyens dans les acteurs politiques, dans les institutions politiques, la défiance à l’égard de tels pouvoirs ou des figures institutionnelles, les résistances contre l’autorité politique voire juridique) soulèvent des questions de légitimité et de représentativité de ces pouvoirs qui elles expriment la nécessité de la prise en compte du vouloir des citoyens, ou expriment l’opposition de ces citoyens au fait de se voir imposer par l’extériorité (une autorité extérieure) un sens directif (ou des identités carcérales) d’eux-mêmes dans lequel ils ne se reconnaissent pas (ou plus).
Comme l’analyse Supiot (cité dans Balme) :
“C’est surtout la reconnaissance des libertés collectives qui […] a permis à l’Etat (en Occident) de restaurer sa légitimité. Sa grande force a été de ne pas imposer aux hommes une vision a priori de leur bonheur, mais de s’appuyer au contraire sur l’action et les conflits collectifs pour en convertir l’énergie en règles nouvelles”.
La légitimité politique des gouvernements découle du principe de responsabilité à l’égard de leurs propres citoyens mais aussi tient à leur capacité à remplir l’obligation d’améliorer (ou de renforcer) le système international (ce qui implique une responsabilité à l’égard des citoyens en dehors de leur souveraineté – Dworkin) qui assure un ordre international effectif protégé de la dégradation des relations inter-étatiques en conflits armés (Dworkin).
Un principe de responsabilité qui oblige donc les gouvernements, les Etats, entre eux, mais également est dicté par la pérennité du système international lui-même (Dworkin). Ce principe de responsabilité force à la coopération internationale (Dworkin) en même temps qu’il justifie la protection des populations d’autres nations des crimes de guerre, du génocide, et des violations graves des droits humains; en ce sens, ce principe de responsabilité est moral (Dworkin).
Dans les Suds, les mêmes problématiques sont rencontrées, et dans le cas des communautés politiques non ou faiblement démocratisées, il est question de luttes contre les régimes autocratiques ou de la consolidation de fragiles démocraties (contestations par les citoyens des autocraties, réclamations par les citoyens d’une solidification des bases posées sur lesquelles se construit la société en pleine transition post-conflit (armé) ou post-révolutionnaire (la constitutionalisation de la vie politique et la promotion de l’Etat de droit).
L’Etat de droit dernier définit en paraphrasant Mbembe comme la substitution de la violence des corps par la force des formes, c’est-à-dire la régulation des comportements, le gouvernement des conduites, la prévention du désordre et la violence s’effectuant par le biais de rituels pleinement acceptés).
Comme le souligne Balme à propos de la Chine contemporaine :
“L’Etat de droit est perçu par un groupe de juristes influents comme un mode de régulation autoritaire, un outil puissant au service des objectifs de rationalisation absolue de l’Etat contre la société civile, par opposition au courant libéral démocrate. Les partisans de la fondation d’un Etat légal et politique, l’équivalent de Rule by Law, affirment incarner ainsi une tradition chinoise. Or, sous l’Empire, la primauté du peuple par rapport au souverain était explicitement reconnue, en particulier dans les enseignements de Mencius. Le peuple était le fondement de la nation […], “ce qu’il a de plus précieux” […]. Les sujets pouvaient se rebeller contre un souverain indigne. Selon l’historien Pierre-Etienne Will, il existait même un certain contrôle légal des actes de l’État ou du souverain sous la dynastie Ming. […]
Tous les États visent à perpétuer leur existence, leur impératif général de conservation. Chaque pouvoir s’organise en vue d’un objectif qui lui est propre. A Pékin, l’ordre, la prospérité du peuple et la tranquillité publique, à travers l’affirmation d’une puissance nationale, privilégient largement la voix du Prince et la gloire de l’Etat, contre la liberté.”
Ainsi, dans les deux situations, Nord(s) / Sud(s), l’enjeu d’autonomie de la volonté dit une remise en cause du principe autoritaire (frappé d’illégitimité) :
- les individus obéissent à la loi soit parce qu’ils craignent d’être sanctionnés pour une non-observance de la loi (sanction négative);
- soit parce qu’ils reconnaissent la légitimité de l’autorité qui l’édicte – par là la légitimité de l’autorité de la loi même;
- soit parce qu’ils s’appuient sur des convictions personnelles (morales par exemple);
- soit parce qu’ils se conforment à l’influence d’un groupe social;
- toutefois, pour Tyler, en conclusion d’une étude empirique – The Chicago study – intégrant dans un cadre sociologique une approche de psychologie politique, les individus obéissent à la loi parce qu’ils croient qu’elle est légitime et non parce qu’ils craignent la sanction; en effet, les individus sont plus disposés à respecter une autorité légitime qu’à obéir à une autorité illégitime (Derdaele).
Le principe autoritaire érigeant dans ces cas un habitus autoritaire avec l’élaboration et l’adoption des technologies de la discipline et de la punition déployées au sein de telles sociétés (Mbembe); réalité qui annihile de facto ou de jure (ou les deux simultanément) les besoins de réalisation de soi et les aspirations des individus (droits fondamentaux, expressions démocratiques, participation effective à la vie socio-politique et présence effective dans l’espace socio-politique, etc.), tout érodant tout sens éthique (Mbembe).
Pour finir, sur un tout autre plan, ces différents examens d’un certain universalisme moral et éthique dans le monde contemporain montrent un certain nombre de mésusages de la liberté (liberté qui n’est pas l’invention exclusive d’une civilisation particulière – Sen) et de la dignité (Howard). Mésusages comme des instrumentalisations qui finissent pas nier dans les faits, dans les pratiques, dans le droit même, les notions de liberté, d’égalité, de dignité.
S’il est démontré qu’il existe malgré la diversité des identités une forme d’universalisme moral et éthique, cette réalité (qui n’est pas le propre de notre contemporanéité) illustre le fait que la dignité humaine kantienne se manifeste à la fois dans les aspirations naturelles des individus et dans les ensembles normatifs. Elle entre en résonance avec le concept sociologique de l’individualisation sans individualisme (Beck et Gernsheim; Honneth; Kyung-Sup et Min-Young) autant qu’elle contribue renforce la théorie politique du contrat social. Autrement formulé, les individus n’aspirent pas tant à l’individualisme qu’au collectivisme, ils aspirent à la singularisation tout en comprenant la nécessité de solidarité envers les autres (et tout en revendiquant la solidarité envers eux). L’individualisation est inhérente à la nature humaine, l’individualisme est culturel et social.
La tendance ou la faute originelle d’une confusion entre les deux a constitué une des grandes problématiques dans la diffusion des principes fondamentaux des droits humains. Et cette confusion fût intentionnelle, idéologique, du libéralisme débridé puisque sans responsabilité aucune envers l’autre et la collectivité (pourtant comme le souligne la DUDH, article 29 sans lesquels aucun individu ne peut durablement jouir de ce libéralisme). Aujourd’hui, cette faute ou cette interprétation idéologique continue à servir dans l’exportation des droits humains et donc à essuyer une forte opposition. Il importe d’abandonner un tel modèle de pensée. Mais, manifestement, ce n’est pas demain la veille que cela arrivera. En bout de ligne, c’est la dignité humaine qui en pâtira.
Sur le plan éthique, la dignité humaine fait de la personne humaine un sujet (et non un objet) dont la valeur n’est pas susceptible d’être marchandée, dévaluée, dépréciée, dégradée – cette valeur de la personne humaine est absolue (Kant). Aussi, tout en reconnaissant l’autonomie de la volonté en chaque personne humaine, l’éthique kantienne impose le devoir de nature catégorique du respect d’une telle valeur de la personne humaine (envers elle-même, à l’égard d’autrui, également). Une éthique formulée dans la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 (DUDH). Dit autrement, l’universalisme moral est kantien, et l’universalisme éthique est un déontologisme kantien.
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