Le système international onusien et multilatéraliste contemporain est traversé par des heurts et des crises. Ce qui n’est pas en soi nouveau. Ce qui lui est consubstantiel.
Comme l’analyse Badie :
“La Charte de San Francisco tenta, avec un certain succès, une autre équation : au lieu d’annuler la puissance, le nouveau multilatéralisme se proposait de l’associer […]. Club de vainqueurs, l’ONU distinguait une oligarchie constituant le noyau dur (permanent) du Conseil de sécurité et la dotait d’un droit de veto lui permettant non seulement de protéger sa puissance, mais aussi de la mettre de temps en temps au service de ses intérêts nationaux jusque dans l’enceinte même des Nations unies. Pour la première fois dans l’histoire du droit, l’ONU légalisait ainsi la puissance en reconnaissant une compétence dérogatoire à cinq des cinquante et un Etats fondateurs. […] le droit de veto [inséré ainsi dans le dispositif institutionnel créé] fut utilisé [comme] un moyen de distinguer leur puissance et de se mettre à l’abri des voeux de la majorité […].
Le premier multilatéralisme onusien s’est d’abord construit comme le réceptacle d’une compétition entre deux puissances, celle de l’Ouest et celle de l’Est. Celui qui va prendre forme dans les années 1960 devra faire une place à un nouvel axe Nord-Sud, opposant clairement ceux qui ont la puissance à ceux qui ne l’ont pas. À mesure que le tiers monde se construit et conquiert la majorité à l’Assemblée générale des Nations unies, celle-ci se reconstruit dans une dénonciation criante de la domination […] : la puissance se trouve alors sur la défensive, symboliquement mise en minorité, comme lors du vote de l’Assemblée générale assimilant le sionisme au racisme (résolution 3379, novembre 1975). La rhétorique multilatérale est utilisée comme antidote d’une puissance politico-militaire hors de portée de la majorité des membres de l’ONU, tandis que la lutte pour le développement s’inscrit au cœur même de l’agenda onusien : en 1964 se déploie avec la CNUCED (Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement) le premier effort institutionnel visant à rééquilibrer la puissance en faisant du commerce international un instrument de développement du Sud. […]
En bref, un « multilatéralisme déséquilibré » tend à pérenniser cet alliage entre la puissance et la diversité. Une telle formule débouche, d’une part, sur un usage abondant de la puissance dans les modes de fonctionnement du multilatéralisme et, d’autre part, sur des pratiques relativement autoritaires (assertive multilateralism), que la fin de la bipolarité a confirmées et amplifiées au lieu de les atténuer, comme on avait pu le croire dans une phase transitoire.”
En effet, dans cette perspective, l’ordre international contemporain est un multilatéralisme déséquilibré, il répond du principe élémentaire wébérien de la mécanique sociale : le triomphe de sa propre volonté sur celle d’autrui – participant de la relation sociale.
Principe essentiellement hobbesien montrant la quasi improbabilité d’un pouvoir international commun (Badie), et renforçant les théorisations réalistes d’une paix (fragile) tributaire du maintien d’un équilibre de puissance (Waltz).
Seulement, aussi, l’ordre contemporain est construit à partir de la matérialisation du principe juridico-moral fondateur du système des Nations Unies : le principe de dignité (qui construit une mécanique sociale d’un type durkheimien, et établit un universalisme éthique d’un type kantien).
La Charte de San Francisco de 1945 (ainsi que la DUDH) est en contre-faux du wilsonisme botté (c’est-à-dire de l’exportation de la démocratie et du libéralisme politique à la pointe des baïonnettes); elle instaure un modus operandi global (coopération, arbitrage, diplomatie, dialogues inter-communautaires, inter-étatique, échanges internationaux) – l’usage de la force (armée) étant une exception encadrée par la Charte des Nations Unies et par le droit international (Jeangène Vilmer).
Elle consacre le principe de dignité comme un absolu. Cette évolution du droit international explique le fait que l’individu soit devenu un sujet de la loi des nations au même titre que les Etats (à cet effet, les destinataires réels des droits humains ne sont pas les Etats mais les individus, membres de la “famille humaine” – Préambule de la DUDH).
De fait, ce système est avant tout une affirmation (l’humanité est l’horizon indépassable dans l’ordre international) et une prescription (ce que doit être l’humanité) tout en indiquant comment (cadre, processus) il est possible de les réaliser matériellement.
De la sorte, le Conseil de sécurité comme organe politique décisionnaire et les organes de délibération à l’instar de l’Assemblée Générale des Nations Unies sont principalement des espaces politiques de dialogue :
- la rupture du dialogue entre les acteurs étatiques au sein de la Société des Nations n’a pas contribué à la paix (les théories fonctionnalistes des relations internationales ont montré la nécessité du maintien des canaux de communication entre les acteurs étatiques leur permettant d’échanger)
- un “lieu générateur de grands tracas […], une arène multilatérale […] [de pratiques diplomatiques avec] l’usage de la coercition dans tous les esprits” (Ambrosetti).
Dans ces arènes politiques, il s’est construit des consensus sans lesquels la sécurité collective n’aurait pas été garantie, et il se construit des consensus politiques qui permettent des actions multilatérales qu’elles soient de répression ayant une dimension dissuasive (justice pénale internationale), de protection (actions humanitaires), de développement socio-économique (reconnaissances des droits économiques, environnementaux, sociaux, culturels, mises en projet des actions de développement économique, etc.).
Le droit international comme partie intégrante de l’ordre contemporain international est imprégné de cette dualité (multilatéralisme oligarchique) ou de ce paradoxe atavique du système onusien – système qui est dans la globalisation contemporaine, un système international post-westphalien (la conception classique de la souveraineté remise en cause par l’interdépendance des Etats et par la fin du monopole étatique en tant que sur les relations internationales) et post-statocentriste (l’Etat n’est plus l’unique pôle décisionnaire dans les politiques mondiales notamment sur les questions économiques mondiales) (Rambaud; Strange; Linklater; Badie et Vidal; Slaughter). Il est produit autant par les entités sans souveraineté (les organisations et institutions internationales notamment) (Alvarez) que par les Etats.
Il est en même temps mis au service du bien commun de l’humanité – c’est-à-dire la paix et la sécurité collective (règlement pacifique des différends à l’instar du rôle d’arbitre judiciaire international assumé par la Cour internationale de Justice, mise en place du système pénal international et des tribunaux pénaux internationaux ad hoc) qu’il sert le multilatéralisme oligarchique (Petiteville) – à l’instar de cette réalité qu’est l’usage du droit international dans les jeux de puissance et d’instrumentalisation domestique (politique intérieure des États), tout aussi qu’il contribue à la construction d’un ordre international d’un type impérial (Hardt et Negri); autrement dit, le droit international est inévitablement un objet, un enjeu, un instrument, politiques (Von Glahn et Taulbee; Koskenniemi; Reus-Smit et al.; Kaplan et deBelleville).
Il n’en reste pas moins que la question de fond soulevée par ce droit international est celle de comment faire humanité ou autrement formulé elle est celle de l’édification d’un monde que tous, divers semblables, puissent habiter. Et comme présenté précédemment, l’édification d’un tel monde, le rendre possible un tel idéal, est postérieure à l’affirmation d’un certain déontologisme. Les principes fondamentaux du droit international sont posés comme des impératifs moraux catégoriques, ils sont de nature absolue et n’acceptent aucune dérogation. Tel que l’illustrent l’émergence du jus cogens et du principe de compétence universelle des tribunaux nationaux.
“Dire d’une institution qu’elle est “légitime”, c’est dire qu’il est juste qu’elle existe et qu’on doit lui obéir.” (Troper 2015, 47). Dès lors, le droit comme institution n’est autrement juste que s’il remplit son devoir d’humanité.
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