« Au sens large, la précarité désigne les problèmes économiques et sociaux qui accompagnent les mutations du marché du travail (chômage, formes atypiques d’emploi) et l’affaiblissement de la capacité d’intégration des institutions (famille, école, protection sociale…). Ces transformations engendrent des craintes, fondées ou non. Le terme a donc une connotation négative, parfois critiquée : elle ne rend pas compte des aspects positifs de la modernisation et des opportunités qu’elle peut aussi ouvrir aux individus (par exemple, la plus grande facilité à gérer leur temps, en cas d’emploi à temps partiel ou la possibilité de s’affranchir plus facilement de liens subis et d’en choisir de nouveaux).
L’idée de précarité est souvent associée à la pauvreté. Mais alors que la pauvreté se caractérise par un manque, notamment de revenus, la précarité renvoie à l’idée de risque, celui de s’appauvrir, de s’isoler ou de « basculer » dans l’exclusion. Plus précisément, la précarité peut être définie comme l’incertitude sociale qui pèse tant sur les individus que les groupes, les institutions et le devenir de la société dans son ensemble.
La précarité reflète donc le changement de normes économiques et sociales qui s’observe depuis les années 1980. Au-delà des conditions objectives, le jugement de valeur porté sur ces normes éclaire le ressenti de la précarité. »
– Bresson, M. (2017). Précarité, état des lieux. Sciences Humaines, 289(2), 20
« La précarité désigne une absence ou une insuffisance de revenus, mais aussi une instabilité des situations. C’est dans les années 1980, alors que l’on parlait beaucoup de « nouvelle pauvreté » et, en réponse, de « nouvelles solidarités » que la lutte contre la précarité a été érigée en objectif explicite de politiques publiques. Fondamentalement, la précarité revient à ce qui est parfois baptisé « insécurité sociale ». Alors que depuis l’après-guerre et tout au long des Trente Glorieuses, la sécurité sociale s’étendait et se renforçait, accompagnant l’extension du salariat et des classes moyennes, la « crise » des années 1970 a stoppé ce mouvement d’ascension sociale et de renforcement des garanties et couvertures sociales rattachées à l’emploi. Le chômage a bousculé l’édifice d’une protection sociale dont le principe repose sur le travail et, plus précisément, sur le projet d’un plein emploi salarié. Afin de lutter contre cette insécurité sociale grandissante et pour continuer à assurer le développement de la sécurité sociale, tout un ensemble de réponses a été monté par les gouvernements successifs. Il en va, d’abord, des dispositifs de lutte contre la pauvreté, qui ont été au tout départ, au milieu des années 1980, appelés « programmes de lutte contre la pauvreté et la précarité ». Il en va, ensuite, des réformes et révisions du droit du travail afin de tenter d’y maintenir ou d’y faire accéder des travailleurs « précaires ». Il en va, enfin, de tentatives ou projets bien plus substantiels ne cherchant pas à réformer les contours d’une protection sociale principalement axée sur le salariat, mais à la refondre en profondeur de manière à mettre fin au « précariat ». Les politiques publiques ont, en effet, contribué à cette institutionnalisation progressive de la précarité, avec une coupure assez nette entre les salariés plutôt bien protégés, et les autres actifs ballottés d’un statut à un autre. […]
À mesure de son affirmation dans le débat public et, surtout, dans la réalité de millions de ménages, la précarité est devenue un sujet et un problème structurels, et non plus une situation transitoire, conjoncturelle, que traverseraient des individus et la société salariale. Des sociologues ont proposé le néologisme « précariat », formé à partir des mots précarité et prolétariat, pour décrire une sorte de nouvelle classe sociale. Celle-ci, repérée avec ce mot dans bien des contextes nationaux (en France, mais aussi un peu partout en Europe ou aux États-Unis), serait la résultante des évolutions des politiques du travail et de l’emploi, mais aussi des mutations de l’emploi et du travail. En période de révolution numérique et d’économie dite de la connaissance, les moins qualifiés et les moins productifs seraient irrémédiablement écartés de l’accès au salariat. D’où la nécessité impérieuse d’innover. Certains appellent au renforcement du droit du travail classique, assorti de l’augmentation des pénalités pour les entreprises produisant trop de précarité. D’autres estiment que la voie adéquate est celle de la flexisécurité. D’autres encore pensent que des solutions de type « revenu universel » s’imposent. À gauche comme à droite, chez les plus libéraux comme chez les plus interventionnistes, l’idée fondatrice est la même : assurer à tous un minimum de revenus et de droits sociaux permettant, en théorie en toute liberté, de refuser un emploi plutôt bien payé mais ennuyeux et d’accepter un emploi plutôt mal payé mais passionnant. Si les visées ne sont pas les mêmes (compléter l’État providence, pour les uns ; le détruire, pour les autres), il s’agit incontestablement d’une option qui a, sur le papier, bien des vertus. […]
L’établissement d’un tel revenu, dont la première caractéristique serait d’être inconditionnel (donc sans lien avec l’activité professionnelle), permettrait de mettre fin aux controverses sur la précarité, en en limitant assurément les manifestations les plus importantes. Reste que dans le contexte français, un tel revenu pose des questions de faisabilité. Surtout, dans un contexte de protection sociale universelle (assurance maladie, politique familiale et système de retraite permettent à tout le monde en théorie de prétendre à des droits relativement substantiels), il est compliqué d’envisager l’introduction d’une prestation universelle de base. Au-delà des considérations techniques et politiques sur le revenu universel, celui-ci ne réglerait certainement pas tout ce que la problématique de la précarité révèle, en particulier en termes de dualisation, déclassement et désespoir d’une partie de la société. »
– Damon, J. (2017). Quelles solutions face à la précarité ?. Sciences Humaines, 289(2), 26
« Suivant l’article 22 de la Déclaration universelle des droits de l’Homme, « toute personne, en tant que membre de la société […] est fondée à obtenir la satisfaction des droits économiques, sociaux et culturels indispensables à sa dignité et au libre développement de sa personnalité […] ». On peut bien sûr faire diverses interprétations de cet article… Voici la nôtre : toute personne, du fait de son appartenance à la société, a droit à un revenu garanti, d’un montant suffisamment élevé pour lui permettre d’accéder aux biens et services essentiels. Nous y voyons donc la justification d’un revenu à la fois universel car versé à tous au nom de l’égalité des droits (article 2) et inconditionnel car versé sans condition, sans contrepartie et donc sans impliquer un contrôle social inacceptable (article 12). Un revenu universel, inconditionnel, mais aussi un revenu d’existence, c’est-à-dire garant de l’existence sociale des citoyens, permettant leur participation aux affaires publiques (article 21), le libre choix de leur travail (article 23) et plus largement de leur activité, la libre occupation de leur temps et leur droit au repos (à la paresse ?) (article 24). S’il ne suffit certainement pas à garantir tous ces droits, le droit au revenu est à nos yeux une condition nécessaire à leur concrétisation, au même titre que l’extension de la gratuité, la réflexion sur les biens communs et lutte contre les inégalités. […]
Utopie ambitieuse mais réaliste, tous les chemins mènent au revenu universel : il nous semble constituer une réponse favorable aux revendications de nombreux mouvements sociaux et permettre ainsi d’envisager une véritable convergence des luttes. Chômeurs, femmes, handicapés, jeunes, précaires, se retrouvent derrière la garantie d’autonomie que le revenu universel donne. Marc Desplats, Samira Ouardi, Patrick Presse, Emmanuel Porte et Mathieu Grégoire développent, dans la troisième partie de ce numéro, les diverses justifications qui peuvent amener à cette même revendication.
Élément essentiel à l’émancipation des individus, le revenu universel vient questionner le fonctionnement actuel de notre société, notamment dans la remise en cause de la centralité de l’emploi comme critère de définition de la valeur, comme principal vecteur de reconnaissance sociale, de lien social, d’estime de soi, mais aussi comme principale source de revenu et de droits. C’est ce dont débat Robert Castel, dans la quatrième partie de ce dossier.
Mais, comme la contribution à la société ne saurait se limiter à l’emploi, pourquoi l’accès au revenu et aux divers droits sociaux devrait-il être conditionné à l’occupation d’un emploi ?
Suivant cette logique, le revenu universel invite à reconnaître et à trouver des dispositifs sociaux de valorisation des occupations et des activités dont l’utilité sociale, pourtant indéniable, n’est pas reconnue par les critères marchands de définition de la valeur. Le marché du travail, aujourd’hui régi par les règles néolibérales, ne rémunère pas l’utilité sociale, sinon pourquoi un « trader » ou gestionnaire de fortune serait (et est) mieux payé qu’une nounou ou qu’un agent d’entretien dans un hôpital. Du reste, toute utilité sociale n’a pas nécessairement à être rétribuée, mais il serait bon de l’encourager et de la rendre possible hors de l’emploi en assurant à chaque individu les moyens de sa subsistance, les moyens de sa libre contribution à la société dans le champ de l’économie sociale et solidaire par exemple, comme nous l’expliquent Daniel Goujon et Éric Dacheux. Au-delà, c’est l’avenir et la place du salariat qui sont questionnés dans ce dossier de Mouvements par Denis Vicherat, Chantal Nicole-Drancourt, ou encore Jean Zin et Stanislas Jourdan suivant une approche plus prospective.
Le revenu universel renvoie ainsi à l’établissement d’une citoyenneté politique mais aussi sociale. Il instaure une couverture sociale universelle qui viendrait compléter et renforcer notre système de protection sociale. Il permettrait notamment d’assurer chacun contre les risques auxquels sa trajectoire ou son statut l’expose. On peut regretter l’absence, au sein de ce dossier, du point de vue des syndicats, généralement hostiles à toute idée de revenu universel déconnecté de l’emploi. Toutefois, plus qu’un simple article dans un dossier déjà très fourni, ouvrir ainsi le débat sur le rapport des syndicats à la centralité de l’emploi et au productivisme mériterait sans doute un numéro entier. Le rapport complexe que les syndicats entretiennent avec la revendication d’un droit au revenu, en France comme ailleurs, est d’ailleurs un des points abordés par Philippe van Parijs dans le long entretien qu’il nous a consacré en écho à ce dossier. Il y expose également sa vision du revenu inconditionnel et l’histoire de cette revendication qu’il a largement contribué à populariser. Il développe dans cet « itinéraire » une vision optimiste de l’avenir, proposant aux nouvelles générations de consommer moins pour vivre mieux, un chemin capitaliste vers le communisme entendu comme une société qui peut écrire sur ses bannières : « de chacun (volontairement) selon ses capacités, à chacun (inconditionnellement) selon ses besoins ». »
– Simon Cottin-Marx, coordonné par Julie Garda et Baptiste Mylondov (2013). Un revenu pour exister. Mouvements, 73(1), 7-9.