Le monde a changé. Phrase spécieuse. La banalité même.
Mais le monde a changé.
Nous vivons une époque de postmodernité.
La postmodernité, c’est la fin des métarécits, la fragilisation de l’Etat-nation comme communauté imaginée et d’imaginaires narratifs servant de cadres symboliques dans lesquels les individus puisaient principalement le sens d’eux-mêmes, l’anomie au niveau infra-étatique montrant la relative inefficacité des institutions remplissant traditionnellement une fonction agrégative des identités (religion, école, famille, etc.). La postmodernité, c’est aussi une hypermodernité ou l’avènement des temps hypermodernes – c’est-à-dire l’émergence d’un nouvel individualisme (Lipovetsky), ou des temps postmodernes avec l’émergence de la figure archétypale qu’est l’individu tribal (Maffesoli).
Entre l’individualisme égotique, l’individualisme de masse (le peuple, la masse, la foule n’existant plus, sauf un collectif d’individus – Godin), l’indigénisation (qui suggère moins une homogénéisation culturelle qu’une dynamique de réappropriation de sens culturels ou de re-significations locales des valeurs globalisées – Appadurai), la standardisation culturelle de l’expression de soi (observée dans les mondes dématérialisés que sont les mondes numériques et sociaux qui suggère une acculturation informatisée sous l’emprise des majorités culturelles), les appartenances identitaires multiples (ou les identifications plurielles), les allégeances contradictoires ou les loyautés qui s’opposent, et un nihilisme d’un type nietzschéen (le rejet radical de valeurs traditionnelles, du sens et de la significations traditionnelles des choses, des définitions classiques de la désirabilité), l’individu post-moderne, plongé dans la vie liquide (celle – qui contrairement à la société solide aux institutions stables et permanentes sur lesquelles l’individu pouvait s’appuyer pour se représenter et se réaliser durablement – des liens sociaux fluides, localisés temporairement ou cristallisés par endroits, formant de complexes configurations dont la structure est modifiée constamment par les besoins individuels du moment au point qu’il devient impossible pour cet individu de s’inscrire dans de véritables projets ou de s’impliquer durablement dans des actions humaines à long terme – Bauman) est une atomisation de repères et de sens en même temps qu’il constitue un Soi agrégateur des expériences plurielles (lui assurant une unité identitaire, une intégrité psychique), une entité encore plus paradoxale ou complexe que le laissait déjà envisagée la thèse freudienne (Freud 2013a; Freud 2013b).
Cet individu est donc ainsi une affirmation presque permanente de ses intérêts particularistes en même temps qu’il a de plus en plus conscience du monde et qu’il s’y projette (l’ère globalisée contemporaine des technologismes de la communication et de l’information y jouant un rôle prépondérant par les interconnexions médiatiques entre les Ailleurs, mais aussi par les modèles de représentation de soi – composante comportementale du Soi (Benedetto) – qu’elle impose – McLuhan). Certains auteurs du point de vue anthropologique culturaliste (Appadurai) proposent de parler de localité (envisagée comme relationnelle et contextuelle, dimensionnelle ou en termes de valeurs, bien plus que définie comme échelle ou espace) moins de nationalité pour saisir cette identité individuelle contemporaine évoluant dans un monde de disjonctions (médiatiques, culturelles, politiques, économiques, sociales, etc.) (Appadurai; Badie).
C’est dans ce monde contemporain post-meta-recits (à l’instar de celui du Progrès prédominant depuis les Lumières et l’avènement de la modernité) tout en étant “A more globalized world is simultaneously more connected, cosmopolitan, commodified, and influenced by communication” (Brysk), que s’observe cette figure archétypale qu’est l’individu solidariste.
Une figure archétypale qui dit une certaine convergence globale de valeurs malgré la diversité des singularités (esthéticisations de soi, besoins particuliers, pratiques spécifiques, les nouveaux paysages métisses, etc.). Dans le monde contemporain, il y a une convergence globale de nature des individus (l’individualisation, l’affirmation de soi). Mais aussi, au-delà de cette convergence globale des identités individuelles, il y a une convergence des codes et des valeurs (Inglehart; Simmel; Sennett; Godin). Une globalisation des divers “liés inextricablement à la même reconstruction des processus identitaires à l’âge des flux globaux » (Mattelart), et au-delà des « insurrections de la singularité culturelle qui répondent à la menace d’homogénéisation par le refus de l’altérité » (Mattelart 1997).
Le phénomène contemporain qu’est l’individualisme solidariste est de plus en plus visible dans un monde post-métarécits; il relativise le dualisme classique ou le schisme artificiel entre individualisme/collectivisme. Individualisme et collectivisme qui ne sont pas innés ou inhérents à la nature humaine (Voronov et Singer) :
“Clearly, individualism and collectivism do not exist within people’s mind but, rather, manifest themselves in people’s behavior, which is determined by the social context. The behaviors and the interpretations of theses behaviors result from the interaction between individuals and their milieu. The meaning of these behaviors is collectively constructed”.
Nous vivons une époque post-hobbesienne. Il n’est pas toujours question de guerre de tous contre tous. Comme le souligne Chanial dans ce monde contemporain : “la rivalité n’est dépassée, mais seulement provisoirement et contextuellement, que par la manifestation d’un respect réciproque, par le culte de cet objet sacré que constitue la face qu’il s’agit, pour soi et pour autrui, de sauver afin de sauver avec lui la possibilité même de l’ordre”.
L’être humain peut être en même temps égoïste, bon, et méchant (Flahault), mais aussi il s’avère qu’“il est évident qu’on ne peut plus penser les relations humaines uniquement sur la base de l’intérêt” (Flahault). Dès lors, la reconnaissance mutuelle devient impérative pour faire société (Chanial), couplée au don (pris “Dans l’enchevêtrement de la lutte et du désintéressement qui le caractérise, [il] incarne bien, comme Marcel Mauss a su le montrer, ce « roc » de la socialité humaine, entre la défiance de la guerre de tous contre tous et la bienveillance que suscite la rencontre de l’autre” – Chanial). Il est question de la “volonté d’articuler l’être-soi et l’être-ensemble dans une sociologie [accordant] toute sa place aux sentiments moraux et [développant] une théorie de la société à partir de la dimension intrinsèquement normative de la relation humaine ou de l’échange social” (Chanial). C’est aussi ce sens de l’article 1er de la DUDH : “Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité.”
Ainsi, l’individu et la communauté entretiennent une relation complémentaire, une interaction de réciprocité, une relation d’interdépendance, de liberté et de responsabilité (une responsabilité solidariste réaffirmée par l’article 29 (alinéa 1) de la DUDH : “L’individu a des devoirs envers la communauté dans laquelle seul le libre et plein développement de sa personnalité est possible”).
Dès lors, être membre de la « famille humaine » (Préambule de la DUDH), au regard de la DUDH, c’est avoir un lien social (Paugam) (le droit de liberté) et un lien moral (le devoir de solidarité) avec les Autres membres de la famille.
Comme le souligne Blais “la notion de solidarité réside dans l’idée que la liberté d’un individu passe par la reconnaissance de ses liens nécessaires avec les autres membres de la communauté. L’individu, loin de perdre sa liberté dans la solidarité, acquiert la conscience de sa responsabilité […]. Liberté et solidarité, loin d’être antinomiques, concourent à la genèse d’un régime de droit. En effet, seule la volonté libre des personnes associées peut s’opposer à cet état de guerre pour bâtir un régime de justice”.
Türkmen a d’ailleurs analysé cet individualisme solidariste dans la “période de Gezi” – “période de concentration des manifestations” politico-sociales en Turquie entre juin et septembre 2013 dont les effets se sont faits ressentir tant au niveau social que culturel. Les “réseaux de solidarité” nés de cette période de contestation sont vus comme une “nouvelle ère de “subjectivation” pour les citoyens ordinaires, modifiant en profondeur leur rapport à l’Etat, à la société et à eux-mêmes” (Türkmen).
Pour Türkmen, l’on a assisté avec ces mouvements à l’émergence d’un “nouveau type d’individu-citoyen, à savoir l’individu solidariste” qui est le produit du changement des modes de vie actuels (dont nous avons fait ressortir précédemment les différentes caractéristiques, précisément de l’individu postmoderne atomisé). Et un tel changement s’inscrit dans “une nouvelle génération de mouvements sociaux” dans laquelle le “respect de l’individu dans l’action collective devient une caractéristique distinctive. Ce qui a soulevé à la fois une méfiance (une critique) des dirigeants politiques de gauche (accusation de “servitude au libéralisme” et de refus d’assujettissement de cet individu au collectivisme) et de droite (accusation de remise en question de l’ordre, de l’autorité) (Türkmen).
De tels réseaux et mouvements bien qu’ils n’affichent pas ou n’affirment pas toujours leur solidarisme se construisent tout de même à partir d’un sentiment commun celui en général de l’affirmation de la dignité/liberté (Türkmen). Cette affirmation transcende les appartenances de classes sociales (comme le montre les différentes classes sociales auxquelles appartiennent les enquêtées de Türkmen). Elle se fait en dehors des structures de contestations ou de protestations conventionnelles/traditionnelles à l’instar des partis politiques ou des syndicats. Et elle se fait dans un mode organisationnel faiblement (peu) ou relativement structuré (comme on a pu le constater avec le récent mouvement social et citoyen des “Gilets jaunes” en France – Confavreux – ou durant les mouvements socio-politiques du Printemps arabe – Prashad, ou plus généralement des révolutions arrabes en 2011 – Eyadat; Glasius et Pleyers).
Ainsi, si l’individualisme solidariste de l’être postmoderne (Jappe; Lipovetsky; Lemert et Elliott) est celui d’une affirmation de la liberté et de sa singularité dans la multitude (compris comme la masse de la multiplicité des unités individuelles), d’une subjectivité retrouvée et d’une subjectivation des luttes (Negri) qui redéfinit le Commun (entendu comme un tissu de relations sociales et productives, d’un être ensemble, résultat d’un acte d’hybridation, d’un faire ensemble – Negri).
Cet être postmoderne est vu comme d’abord gouverné par ses intérêts privés, il est aussi celui (paradoxalement) d’un certain solidarisme (Türkmen). Corcuff (dont le livre Enjeux libertaires pour le XXIe siècle par un anarchiste néophyte cité dans la Revue de Métaphysique et de Morale en 2017) envisage dans cette optique “la possibilité post-capitaliste d’un individualisme associatif et solidaire” dans une société “synthésiste” fonctionnant comme “un espace d’équilibration des contraires” et “d’inspiration proudhonienne, mieux à même d’articuler le pôle du collectif et celui de l’individuel”.
Pour Zoll, ce nouvel individualisme associatif et solidaire (issu du nouveau modèle culturel post-fordiste) crée une nouvelle éthique (Zoll) dans laquelle le souci de soi est désormais direct et immédiat contrairement à l’ancien modèle culturel où il passait toujours par des obligations envers l’Autre (Dieu, la société, etc.) et ce n’est qu’indirectement par des chemins qualifiés de “très tortueux” par Zoll que l’individu se trouvait lui-même ou finissait par s’atteindre (Zoll). Les individus étant désormais renvoyés à eux-mêmes ce qui a pour conséquence de les faire agir de manière individuelle ou individualiste (Zoll). Cette éthique configure le lien social.
Dans ce solidarisme, le sens du lien social peut être compris par le compter sur soi et sur les Autres / compter pour soi et pour les Autres : l’autonomie et la solidarité / valorisation de soi et estime sociale. Ou formulé autrement, pour le compter sur “résume assez bien ce que l’individu peut espérer de sa relation aux autres et aux institutions en termes de protection” (Paugan) et le compter pour quelque chose ou quelqu’un (qui exprime à la fois la valeur de soi, le sentiment d’avoir une valeur pour l’Autre, et “l’attente, toute aussi vitale, de reconnaissance” – Paugam). Dès lors, le compter sur et le compter pour sont “les deux faces complémentaires du lien social” (Paugam).
Cet individualisme solidariste tel que théorisé, dans la lutte contre l’impunité concernant les atteintes graves à la dignité humaine, s’est observé dans les récentes actualités concernant le génocide des Rohingyas, le marché libyen des esclaves-migrants d’Afrique subsaharienne, les ateliers de la misère ou “sweatshop” (Klein) – ces espaces de travail souvent situés dans les pays dits pauvres qui ne respectent ni les normes du travail de l’Organisation International du Travail ni la DUDH, la crise humaine et humanitaire palestinienne, etc.
C’est l’individualisme solidariste à travers les réseaux de solidarité qui a permis de sortir de l’inexistence médiatique ces situations, de créer des mobilisations transnationales, et cet individualisme solidariste s’est manifesté chez le citoyen/consommateur ordinaire par des actes de boycott/buycott (la consommation comme un cadre d’expression politique et la consommation engagée comme un mode d’action politique – Balsiger; Manchiraju et Sadachar), de signature de pétition, de marche citoyenne, etc.
Cette lutte contre l’impunité répond du triptyque : naming, blaming, claiming. Nommer la faute et le préjudice (publiciser la faute et le préjudice) ou désigner les auteurs et responsables présumés; blâmer les auteurs et les responsables ou condamner publiquement la faute; réclamer des actions punitives ou répressives (aux autorités institutionnalisées). Ce devoir moral d’agir contre l’impunité n’est pas dès lors tributaire des enjeux de la puissance, encore moins réduit aux conditions de faisabilité, mais il “répondrait à une obligation morale envers les victimes” (Ba), un engagement envers cet Autre que soi dans lequel l’on se reconnaît.
Bref, les temps contemporains sont ceux de l’émergence d’un individualisme solidariste faisant la jonction entre le libéralisme et le socialisme, dans un monde de triomphe un brin (beaucoup) narcissique du Moi ou affirmation permanente du Soi mais aussi de projection dans l’humanité. Paradoxale situation ou identité, mais si XXIe siècle.
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