Cela fait six ou sept mois que je côtoie plusieurs fois par semaine deux visages. Et il m’a fallu tout ce temps pour me rendre compte que je ne connaissais pas leurs prénoms. Serge fût le premier à me le faire remarquer : « Ma blonde et moi on parlait de toé l’autre jour et c’est drôle on ne savait même pas comment tu t’appelais ! lol ! » Cela fait plusieurs mois que je vais au dépanneur où Serge et sa blonde Chloé me servent ma dose quasi quotidienne de nicotine, ma dose quasi quotidienne de cancer, sans qu’eux et moi n’ayons songé une seule fois à nous demander « Comment tu t’appelles déjà ? »
Serge et sa blonde, ce n’est pas du « Bonsoir / bonjour » et « Aurevoir ». Nous jasons, nous échangeons, nous rions, nous prenons très souvent le temps de nous compénétrer.
J’en sais un bout sur leurs vies, ils en savent un peu de la mienne, ce ne sont pas à mes yeux de simples préposés servant le client que je suis, je ne suis pas qu’un simple client qu’ils se doivent de servir, en fait le service est un prétexte puisque ce qui se passe entre nous relève de quelque chose de foncièrement humain.
Serge est un être fascinant, sa blonde est une perle, je ne crois pas qu’ils aient vingt ans, ou sont dans ces eaux-là, mais ils me renversent toujours par leur maturité, leur manière ordinairement originale d’être, ils n’en font pas trop, ne sont pas trop, ne sont pas moindre, pas récits scénarisés, pas de contes fantasmagoriques, pas de stratégie marketing, rien de tout ce foutoir et ce dérisoire, mais je crois surtout pas de save my soul – pour dire pas de noyade. Ils sont si jeunes, avec une telle attitude d’adulte, que même certains adultes n’ont pas ou ont oublié d’avoir. Ils sont si jeunes, avec une telle simplicité – je veux dire ce détachement du dérisoire et du superficiel, que même les adultes et autres adulescents n’ont pas toujours.
J’apprends tellement en échangeant avec eux, je suis tout le temps à leur école, et après je rentre chez moi et nos échanges me font réfléchir, je change de perspectives et je regarde les choses différemment. Depuis quelques mois, je suis étudiant à l’école de Serge et de Chloé, dans un dépanneur je participe à un séminaire, sans que mes Me Jedi ne s’en rendent compte ils forment l’éternel Padawan que je suis.
Ce que j’aime par-dessus tout dans les rapports humains, c’est le visage.
Tu me diras, je suis un inconditionnel de Levinas, mais ce n’est pas que ça, au-delà de l’éthique du visage, c’est vraiment l’identité qui se dégage du visage, un nom en soi, un nom propre.
Le visage est une obsession chez moi, les traits, les formes, les courbes, les imperfections, les yeux, le nez, les sourires, les mentons et autres double triple mentons, etc.
Il y a tout sur le visage. Les expériences, les enfers, les survies, les masques, les fards, les espérances, mais surtout les points d’interrogation et les points de suspension.
Un visage est ce que les êtres sont.
Lorsque les gens me parlent, je n’écoute pas tant ce qui sort de leur bouche que ce que leur visage exprime, les voix et paroles du visage sont des expressions du for intérieur, du passé, du présent, de leur projection dans un futur immédiat, une projection de l’être idéal. Comment les gens se voient se lit sur leur visage, comment ils voudraient être se voit dans ce qu’ils mettent comme artifices sur leur visage – ce qui en dit long sur ce à quoi ils aspirent vraiment.
Les mimiques, les cernes, les sourires, les mouvements, etc., du visage dévoilent l’identité singulière de chaque visage, c’est pourquoi chaque visage est un nom propre, distinctif des autres.
Je n’oublie pas un visage, ou pas très souvent, mais je ne me rappelle souvent pas des noms de l’identité civile.
Il y a des visages que j’associe à une panoplie de choses : des œuvres d’art, des chansons, des œuvres cinématographiques, des saisons, des moments de la journée, etc. Il paraît que les Autochtones attribuaient ainsi des noms aux personnes, par association à quelque chose (le caractère, trait particulier de la personnalité, etc.), une vérité qui se dégage de l’Autre, de son visage, ou de quelque chose d’autre chez lui, et qui évoque une réalité particulière. Je suis en ce sens un Autochtone.
Serge n’a pas à mes yeux le nom de Serge, son visage porte un nom différent.
Durant des mois, nous ne nous sommes pas demandés comment on se nommait cela se lisait sur nos visages.
Sa blonde Chloé m’a toujours fait penser à Amy Winehouse – à sa chanson Back To Black, Chloé est un peu ténébreuse sans être punk, elle est un peu Retour vers le futur sans être futuriste, elle est un peu bimbo sans être pornstar, bref des nuances et beaucoup de métissage de styles, tout ça se lit sur son visage. Chloé ou Back To Shades of Black.
Son chum est un peu Tupac Shakur du type California Love sans être « Nigga », il est souvent comme la bande sonore de 8 Mile – ça passe de Macy Gray à Nas en passant par Gangstarr et Freeway. C’est quelque chose de Street comme on dit mais sans « Thug », au contraire Serge est un bisounours qui fait Street, ce qui est en soi un peu détonnant. Serge ou Quebec Love In The Street.
Durant des mois, Serge et sa blonde Chloé avaient le nom de leurs visages, et moi le mien.
Aujourd’hui, eux et moi nous savons comment civilement nous nous nommons, ce qui est un peu une trahison magrittienne (margrittéenne) de l’image – l’image de nos visages, un peu comme si je disais que ceci est une pipe alors que c’est vraiment bien plus que ça ou que ce n’est tout à fait ça.
Bref, pour dire nous portons sur nos visages les noms propres de ce que nous sommes vraiment.
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