Haine, intolérance, irrespect : nous, toi+moi, sommes l’alternative

« Par « discours de haine », on entend habituellement des propos discriminatoires à l’encontre de personnes ou de groupes pour des motifs comme l’appartenance ethnique ou culturelle, l’origine, la nationalité, la religion, le sexe, l’orientation sexuelle ou le handicap. Cependant, le discours de haine englobe aussi des expressions non verbales, comme celles véhiculées par des images, des vidéos ou toute forme de communication en ligne et hors ligne, […]. » 

Les analyses historiques et sociales, si elles aident à comprendre pourquoi la discrimination s’est produite, n’expliquent que partiellement pourquoi le discours de haine vise sans relâche certains groupes et non d’autres. Il peut être dangereux certains groupes comme auteurs du discours de haine et d’autres comme ses cibles. Comme le souligne la chercheuse Sara Ahmed, la haine n’est l’apanage de personne : elle circule, en créant des attachements. Sara Ahmed parle d’« économies affectives » pour dire que les émotions, et notamment la haine, ne sont pas le propre d’un groupe en particulier ; nous pouvons nous sentir joyeux ou en colère, par exemple. Cependant, elles ne sont pas « à nous » à la manière d’un bien immeuble, comme une maison, mais à la manière d’un capital. De même qu’un capital se transmet, les émotions peuvent passer d’une personne à l’autre, et partager des émotions crée un sentiment d’attachement. On peut donc penser les émotions comme une forme d’économie. En circulant entre les personnes et entre les groupes, les émotions influencent leur identité et leurs actions. Il n’y a rien d’intrinsèquement haineux chez personne. La haine apparaît dans le contexte des relations interpersonnelles et collectives, au gré des processus historiques de luttes de pouvoir que les groupes traversent.

Le discours de haine se produit dans un contexte de relations sociales et de pouvoir déséquilibrées qui ne sont pas faciles à déceler. Pour identifier les pratiques d’exclusion qui reproduisent des relations de pouvoir inégales, certains concepts peuvent s’avérer utiles : le privilège, l’intersectionnalité et la normativité.

Un privilège est un avantage systématiquement conféré aux membres d’un groupe social particulier ou aux personnes identifiées comme appartenant à ce groupe, bien que ces personnes ne se reconnaissent pas toujours dans le groupe en question. L’exemple le plus parlant, quoiqu’appelant des nuances, est le groupe social des personnes reconnues comme des hommes, pour lequel l’accès aux ressources sociales et aux situations de pouvoir et d’autorité est disproportionnellement plus facile que pour d’autres groupes sociaux, comme les femmes.

On n’est presque jamais uniquement privilégié ou marginalisé. Il faut souligner qu’une personne n’appartient pas à un seul groupe social : son identité tient à de multiples appartenances. Par exemple, un étudiant en médecine noir homosexuel peut s’identifier à plusieurs groupes sociaux à la fois : les hommes en général, la culture « black » ou africaine, les LGBT, les étudiants de son pays, les étudiants en médecine du monde entier, etc. Étant donné la multiplicité des identités et leurs recoupements, le privilège doit être pensé sous l’angle de l’intersectionnalité. Une personne se trouve toujours à l’intersection d’identités multiples. On appartient à plusieurs groupes sociaux à la fois. Par exemple, être un homme peut apporter certains avantages, être gay, non. Nos avantages se définissent également par rapport aux autres. Par exemple, un groupe (les « blancs ») est privilégié, l’autre (les « non-blancs ») ne l’est pas.

Les différentes identités culturelles d’une personne influencent ses possibilités sociales et sa capacité d’agir, c’est-à-dire schématiquement son aptitude à déterminer ses propres actions et à peser sur le cours de sa vie.

Les relations hiérarchiques entre groupes sociaux se créent sur la base de normes sociales. Les normes sociales sont les règles définissant le comportement attendu des individus dans un contexte social donné. C’est à travers elles que s’octroient les privilèges, puisqu’ils vont aux personnes ou aux groupes sociaux dont les pratiques quotidiennes et les situations reconnues s’approchent le plus des normes et des idéaux sociaux. Ces normes reproduisent aussi les situations de sous-privilège et de marginalisation.

Les normes sociales se reproduisent et se renforcent à tous les niveaux de la vie sociale, des relations interpersonnelles aux échanges avec les institutions et les organisations en passant, bien sûr, par les représentations médiatiques. Chaque individu se comporte en ayant en tête les attentes des autres et en anticipant les réactions possibles. Les écarts par rapport aux normes sociales sont souvent sanctionnés, à travers différents mécanismes dont le discours de haine fait partie. Le discours de haine cherche à renforcer les normes sociales lorsqu’elles sont déstabilisées par des écarts ou par des difficultés. Dans le même temps, il faut souligner que les normes sociales se reproduisent tout en changeant progressivement, plus ou moins en profondeur, sans que cela ne suscite nécessairement de discours de haine. »

– Chapitre 2. Le discours de haine. Dans : , A. de Latour, N. Perger, R. Salaj, C. Tocchi, P. Viejo Otero, C. Del Felice, M. Ettema, R. GomesAlternatives: Les contre-récits pour combattre le discours de haine (pp. 30-43). Conseil de l’Europe.

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« Contre-récits et récits alternatifs visent à toucher différents publics, en fonction du contexte. Les contre-récits s’adressent :

  1. à ceux qui sympathisent déjà ou risquent de sympathiser avec l’extrémisme, pour éviter qu’ils ne s’y engagent davantage,
  2. à ceux qui ont déjà des idées extrémistes, pour les aider à changer de point de vue et de comportement.

Les récits alternatifs renforcent des idées positives, intégratrices et constructives. Ils s’adressent à l’ensemble de la population, y compris aux auteurs de discours de haine, en les supposant capables d’entendre un récit nouveau. Chaque type de groupe appelle une réponse différente.

Que faire face à un récit oppressif ? Certains répondent : surtout, ne pas réagir ! « Réagir » à un tel récit reviendrait à accepter implicitement, à renforcer le récit plus large qui lui sert de cadre. Alors, comment s’attaquer à un récit oppressif ? C’est peut-être une tautologie, mais pour contrer un récit, il faut… un autre récit, qui le remette en question ; à la fois contre-récit et nouveau cadre d’interprétation de la réalité.

Les contre-récits et récits alternatifs combattent le discours de haine en discréditant et en déconstruisant les récits violents qui le justifient et en mettant en avant des visions du monde fondées non sur l’exclusion, mais sur des valeurs de droits de l’homme telles que l’ouverture, le respect de la différence, la liberté et l’égalité. Ils le font de plusieurs manières. Certains opposent aux idées fausses des faits, issus de sources crédibles et diversifiées. Cependant, les recherches et la pratique montrent qu’il est souvent inefficace de présenter simplement des faits et des informations. Pour apporter un nouvel éclairage, les récits doivent entrer en résonance avec ce que les gens savent, avec ce qu’ils vivent concrètement, et avec leurs émotions et leurs besoins. Certains moyens sont fréquemment utilisés : passer par l’humour et la satire, évoquer des liens affectifs avec le sujet abordé, offrir des espaces de contact direct avec des gens qui pensent différemment, ou donner l’occasion de vivre en personne un autre récit.

Le terme de « contre-récit » a été popularisé ces dernières années par des initiatives gouvernementales et non gouvernementales contre l’extrémisme ; citons entre autres les travaux du Réseau de sensibilisation à la radicalisation, de l’Institut de dialogue stratégique ou d’Hedayah. Toutefois, les contre-récits comme outils de recherche et de changement social ont été utilisés par de nombreuses organisations différentes face à d’autres formes de récits oppressifs. Des disciplines comme la psychologie du développement, la sociologie, les sciences politiques, l’éducation ou les études culturelles ou médiatiques livrent des exemples de recherches et de pratiques dans ce domaine. Plus spécifiquement, depuis les années 1990, des travailleurs sociaux, éducateurs, psychologues, journalistes et militants utilisent des techniques narratives pour travailler avec des groupes qui ont connu l’oppression et la violence. Des groupes et des individus ont ainsi imaginé et déployé des récits nouveaux et différents de ceux qui les opprimaient. Ces récits alternatifs portaient par exemple sur la « race » et les relations interraciales, sur l’histoire et les conséquences du colonialisme, sur les valides/invalides, sur les rôles de genre, sur l’écologie, sur la violence et sur la paix.

Les récits sont un instrument souple. Ils peuvent s’adapter à diverses fins et mettre l’accent sur différents aspects. Tantôt ils s’opposent assez directement à un autre récit, en le citant et en offrant des faits et des contre-arguments, tantôt ils cherchent à saper le discours de haine en créant un récit alternatif et en soulignant un point de vue différent. La première stratégie est celle du « contre-récit », la seconde celle du « récit alternatif ».

9Le terme plus court de « contre-récit » est souvent utilisé, en particulier, dans le travail de lutte contre l’extrémisme. Celui de « récit alternatif » souligne l’importance de proposer quelque chose de différent et de dire ce pour quoi on est. En pratique, la différence entre les deux termes est floue, puisque tout contre-récit présuppose un récit alternatif ou s’y rapporte implicitement. Ce manuel emploie l’un et l’autre terme, et repose dans tous les cas sur deux idées centrales :

  • les droits de l’homme sont le fondement des récits qui luttent contre le discours de haine.
  • les récits fondés sur les droits de l’homme jouent un rôle important pour les stratégies d’émancipation, à la fois pour ceux qui ont diffusé un discours de haine et pour ceux qui en ont été la cible.

Point important, il faut choisir l’approche à privilégier (contre-récit et/ou récit alternatif) en fonction des difficultés spécifiques rencontrées par les militants, les éducateurs et les travailleurs de jeunesse lorsqu’ils s’opposent au discours de haine en ligne et hors ligne, et bien sûr en fonction du « récit de départ » lui-même. Certains se servent des contre-récits pour réagir à un récit oppressif précis, à un moment précis, au sein de leur entourage, de leur école, de leur ville ou sur des espaces en ligne. Dans le même temps, la menace que représentent les groupes populistes, nationalistes, racistes et homophobes appelle à la fois une réponse directe, une stratégie visant les racines du discours de haine (stéréotypesnégatifs, inégalités…) et des propositions d’alternatives à la violence. Bien que ce manuel propose plusieurs possibilités et directions, il appartient aux militants de choisir l’approche, le message et le ton qui conviennent le mieux à leur campagne.

Les contre-messages sont une riposte brève et frontale aux messages de haine. Cette forme de contre-récit peut être utilisée pour déconstruire, discréditer et démythifier directement les messages extrémistes violents. Ils servent souvent à stopper ou à contester des expressions de haine concrètes. Cet instrument peut être extrêmement utile avant tout dans ces deux scénarios, les plus fréquents :

  • une explosion de haine contre une minorité spécifique à la suite de certains événements (débat sur une loi protégeant les minorités, dates historiques particulières, réactions à des crimes ou délits imputés à des membres de ces minorités, etc.), appelant une réaction rapide ;
  • un récit haineux en position de force (du fait du paysage politique ou de préjugés bien ancrés dans la société) que des militants et mouvements souhaitent affaiblir ou commencer à contester.

Le principal objectif des contre-messages est d’occuper l’espace public, soit en ligne, en produisant des mèmes qui tournent les messages de haine en ridicule, soit hors ligne en leur opposant un « discours d’amour » – via des graffitis qui détournent le discours de haine, par exemple. Militants, éducateurs et travailleurs de jeunesse peuvent en même temps :

  • saper l’autorité (et donc l’emprise) des récits haineux et des producteurs de haine dans la société ;
  • souligner l’existence de mouvements organisés qui luttent contre le récit oppressif.

Les récits alternatifs visent à saper les récits haineux en affirmant qu’on est « pour » quelque chose et non « contre ». Ils ne contestent pas toujours directement l’extrémisme ; en revanche, ils tentent de peser sur le débat public en proposant un regard différent sur les questions ou les problèmes sociaux, modifiant ainsi le cadre de la discussion. Par exemple, modifier le récit qui fait de la famille un système hiérarchisé et tourné vers la reproduction, avec une répartition des rôles par sexe, est une stratégie de sape contre l’un des arguments les plus utilisés pour prôner des positions homophobes ou hétéronormées.

Plutôt que de réagir à un événement donné, les récits alternatifs travaillent à susciter un nouvel état d’esprit, favorable au changement qu’ils souhaitent apporter à la société. L’autre objectif important est, là encore, d’occuper l’espace public en y faisant entendre une position alternative cohérente et structurée.

Contre-récits et récits alternatifs coexistent : les militants qui cherchent à faire bouger la société, même s’ils commencent par réagir à des cas urgents, devront élaborer des alternatives plus larges à l’appui de leurs actions ; dans le même temps, les mouvements engagés dans un travail de longue haleine ne peuvent rester sans réaction face à des difficultés, des événements ou des crises spécifiques.

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Lors de la préparation d’un contre-récit ou d’un récit alternatif, il est crucial que les valeurs, principes et caractéristiques des droits de l’homme soient constamment respectés. On ne peut combattre un récit oppressif en le reproduisant ou en utilisant un autre récit oppressif […].

Enfin, les récits fondés sur les droits de l’homme ont pour objectif essentiel de construire des manières alternatives de penser et de vivre la société, en vue de déstabiliser le discours public dominant.

Les récits dominants fixent les règles du socialement acceptable et du culturellement possible. En bref, ils influencent le rôle et la situation de chaque personne et de chaque groupe au sein d’une société. Tandis que les récits oppressifs racontent une histoire où les minorités n’ont pas accès à certains droits ou ne peuvent occuper certaines positions, les récits fondés sur les droits de l’homme qui s’y opposent doivent viser à construire, à renforcer et à promouvoir des perspectives alternatives. Patterson et Monroe le disent clairement : « Là où les récits de réussite culturellement acceptable sont inexistants ou inimaginables pour un groupe donné, les sous-cultures offrent des alternatives pour trouver un sens à la place qu’on occupe dans le monde ».

Lorsqu’on s’oppose à un récit oppressif, il faut garder à l’esprit que l’objectif à terme des contre-récits fondés sur les droits de l’homme n’est pas de manipuler le discours public ou de simplement substituer un autre récit dominant au récit actuellement en position de force. »

– Chapitre 5. Contre-récits et récits alternatifs. Dans : , A. de Latour, N. Perger, R. Salaj, C. Tocchi, P. Viejo Otero, C. Del Felice, M. Ettema, R. GomesAlternatives: Les contre-récits pour combattre le discours de haine (pp. 76-89). Conseil de l’Europe.

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« Dans la perspective du capital mondialisé, le contre-pouvoir de la société civile – s’exprimant par le consommateur politique – se fonde sur la puissance du non-achat. Si la consommation ne connaît plus de frontières, le consommateur peut, de son côté, en tout lieu et à tout moment, décider de ne pas acheter. Mais là où le patron pouvait licencier ses ouvriers devenus trop indisciplinés, voire délocaliser son site de production si la protestation tendait à se généraliser, les multinationales ne peuvent licencier les consommateurs. À l’image de la consommation, le consommateur (et son pouvoir de protestation) serait transnational.

Le boycott apparaît donc comme un moyen d’action approprié. Toutefois, l’un des critères fondamentaux de sa réussite consiste en sa capacité à créer une identité collective. C’est à cette fin que des signes visibles de ralliement sont nécessaires, comme porter un badge ou mettre un T-shirt « je boycotte Danone/Israël/Nike ». Mais on comprendra sans peine toute la difficulté à créer une identité commune et un sentiment d’appartenance au sein d’une communauté mondialisée. Comme Éric Agrikoliansky et ses collègues l’illustrent avec l’exemple d’ATTAC, les mouvements transnationaux sont ancrés dans des contextes locaux ou nationaux. Les liens sont forts entre les actions transnationales et une critique sociale locale imbriquée dans les organisations traditionnelles. En somme, les auteurs mettent en garde contre l’utopie de l’émergence spontanée d’une société civile contestataire mondialisée.

La capacité des individus et des collectivités à se projeter dans une ligne d’action commune peut cependant se développer sur les réseaux, internet représentant l’espace idéal d’échange de l’information et de la consommation. 

Dans les sociétés occidentales, les mouvements de consommateurs ont une incidence culturelle majeure car en tentant de modifier les modes de consommation, ils politisent la sphère privée en la portant dans l’espace public. La sphère de la consommation n’est plus le royaume exclusif des libertés individuelles et des désirs, le comportement de chaque consommateur peut être soumis à un examen public. Pour autant, le consommateur engagé n’est pas non plus la nouvelle figure du héros. Comme d’autres, les mouvements de consommateurs peuvent être limités sur le plan idéologique, exclure autant qu’inclure. « Le choix et la responsabilisation du consommateur peuvent être considérés comme souhaitables et appropriés dans certains contextes, mais pas dans d’autres situations». Les effets de mouvements portés par de bonnes intentions peuvent s’avérer contre-productifs, voire néfastes. Il y a une quinzaine d’années, à la suite du boycott de produits pakistanais et bangladais fabriqués par des enfants, ces derniers ont été licenciés des ateliers textiles dans lesquels ils travaillaient. Mais, l’Unesco a constaté plus tard que la plupart étaient réengagés dans des ateliers plus discrets ou des briqueteries dans des conditions de travail pires, voire que certains étaient contraints à la prostitution.

Franck Cochoy met également en garde contre les limites et les dangers d’un abandon du politique au marché et d’une mise en doute radicale de la capacité des gouvernements, des États et des autorités publiques à agir. Selon l’auteur, si la consommation peut représenter un acte politique, il faut la soumettre au débat public. La définition du « bien commun » ne va en effet jamais de soi et ne peut pas appartenir à des acteurs isolés et/ou privés, même parés des meilleures intentions. Il voit une autre limite au rôle politique des mouvements de consommateurs engagés : imprégnés d’une idéologie occidentale, ils s’expriment au nom d’une société civile mondiale, sans prendre en compte la diversité culturelle mondiale . Dès lors, il ne faut pas surestimer le rôle politique joué par le consommateur. Les causes portées par des actions de contestation dans le champ de la consommation nécessitent la plupart du temps une gestion publique et une intervention de l’État pour faire aboutir les revendications. « En tout état de cause, il est historiquement démontré que l’intervention publique est essentielle dans la définition des droits et des devoirs dans le domaine économique – en témoigne le droit du travail. »

À la fin des années 1970, lorsque l’entreprise Nestlé tente de faire adopter un substitut au lait maternel en Afrique, elle provoque une campagne de protestation et de boycott. C’est finalement une résolution adoptée par l’Organisation mondiale de la santé qui la conduira à modifier sa stratégie […].

Une autre limite au contre-pouvoir que représentent les boycotts concerne la récupération par le marché de la critique qui lui est faite. Le capitalisme contemporain sait en effet prendre en compte les critiques, notamment celle d’exploiter les salariés, en proposant, avec toutes les limites connues, des formes d’organisation du travail censées donner au salarié de nouvelles opportunités d’expression (reconnaissance, épanouissement, développement personnel, recherche de sens, etc.). La société de consommation intègre ainsi les critiques des mouvements de consommateurs. Les entreprises proposent des offres ciblées, des labels divers, du commerce équitable, de l’agriculture biologique, des produits éthiques, etc. Ce faisant, cette récupération prive en partie les contestataires de leur potentiel de changements plus radicaux.

Dans les années 1960, le concept de responsabilité sociale ou sociétale des entreprises émerge, en réponse aux demandes de la société civile (associations écologiques et humanitaires) d’une meilleure prise en compte des impacts sociaux et environnementaux. Concrètement, au cours des décennies suivantes, cela se traduit par l’adoption de positions éthiques, de chartes, de programmes spécifiques, de normes, de labels, de campagnes de communication, etc. Si les entreprises manipulent les désirs, elles tentent aussi de répondre aux préférences des clients. Ces préférences ne sont pas qu’une affaire de goût, mais de valeurs qu’ils souhaitent retrouver dans les produits achetés (respect de la nature, des droits sociaux, des animaux, etc.). Les entreprises ne proposent donc pas que des produits, elles vendent du sens, des symboles. Cette symbolique constitue également leur talon d’Achille. Le boycott de Nike le montre bien […].

Néanmoins, les économistes croient peu à l’efficacité du boycott. Elle serait limitée par l’existence de « passagers clandestins » qui soutiennent son idée, mais la laissent réaliser par d’autres. En outre, pour que la menace soit efficace, il faudrait d’abord que tous les clients soient sensibles aux mêmes arguments rationnels. Parmi les obstacles cités par les économistes s’ajoutent les coûts de coordination des boycotts et le fait qu’il n’existe pas forcément de substitut au produit boycotté. Enfin, comme beaucoup de boycotteurs sont de petits acheteurs, leur impact reste faible. Mais surtout, grâce à leur réaction, les entreprises arrivent souvent à neutraliser les effets de l’attaque. Parfois même, l’énergie déployée est telle que ce qui constitue au départ un risque aboutit à des résultats positifs. Il a ainsi été démontré que le jour où la menace d’un boycott est rendue publique, le titre d’une entreprise s’apprécie de 0,55 %, alors que le jour du lancement, ce titre gagne 0,76 %. Difficile de trancher cependant. Reprenant une étude de Stanford University, un article de la revue Alternatives économiques présente ainsi des conclusions contraires : le boycott des vins français, en réaction à la prise de position de la France contre la guerre en Irak en 2003, aurait eu un impact négatif de 13 % sur les ventes. Mais l’efficacité d’un boycott ne se mesure pas uniquement en termes d’impact sur les ventes. Il faut également prendre en compte sa capacité à ternir la réputation d’une entreprise.

Le sociologue américain Brayden King a réalisé une étude sur la vulnérabilité des entreprises au boycott en termes d’image et en termes financiers. Pour l’auteur, celles dont la réputation est déjà entachée céderont plus facilement à la pression d’un boycott. À lui seul, l’impact sur l’image importe en effet beaucoup pour les entreprises. Pour être efficace, un boycott ne doit donc pas nécessairement avoir un impact sur le chiffre d’affaires.

L’étude de Brayden King porte sur 144 boycotts, dont 43 ont conduit à l’obtention de leurs revendications. L’hypothèse est la suivante : les cibles visées accorderont plus facilement des concessions si 1) l’attention des médias est importante, 2) les sociétés ont subi une chute des ventes et 3) les sociétés ont déjà vu leur réputation mise à mal. Plus l’attention portée par les médias à la campagne sera forte, plus les entreprises céderont aux requêtes des boycotteurs. L’auteur compare ensuite l’incidence du cumul de l’attention des médias sur un groupe cible ayant déjà connu une détérioration de son image avant le boycott avec un autre groupe ayant pour sa part connu une baisse du chiffre d’affaires. Chose intéressante, si le lien se vérifie entre une détérioration préalable de l’image et une tendance à céder aux exigences des boycotteurs, il ne s’établit pas entre la détérioration préalable de la situation financière et la tendance à céder aux exigences. En d’autres termes, une entreprise dont l’image a déjà été détériorée sera plus attentive à ne pas affronter une campagne de boycott qu’une entreprise ayant déjà connu une baisse de son chiffre d’affaires.

Plus forte que la crainte de voir les ventes diminuer (les habitudes de consommation changent très lentement même lorsque les consommateurs sont convaincus par les revendications avancées), la menace « informationnelle », le plus souvent cantonnée à l’espace médiatique, s’est récemment étendue en investissant l’espace judiciaire. Des ONG déposent des plaintes contre les entreprises. Cet activisme judiciaire utilise l’arme de l’information pour dénoncer ce qui paraît injuste et s’en prendre à la réputation de l’entreprise. Si l’activisme judiciaire vise explicitement la réparation d’un dommage (lorsqu’il prend la voie civile) ou la sanction (lorsqu’il prend la voie pénale), il s’insère généralement dans une campagne plus large dans laquelle interviennent d’autres acteurs. Selon François Ludovic, l’activisme judiciaire est moins une fin en soi qu’un moyen de pression supplémentaire, s’insérant dans une stratégie plus vaste d’influence des organisations de la société civile . C’est aussi un outil de légitimation et de crédibilisation de la critique : la plainte est recevable, donc la critique est fondée. La sanction est médiatique. Si l’impact moral est moins brutal que l’impact financier, la dégradation de l’image peut s’étendre sur des temps beaucoup plus longs, bien après parfois que le boycott ne soit achevé.

Les formes prises par les répertoires tactiques des activistes sont le produit d’une coconstruction permanente entre structures étatiques et mouvements contestataires. Le cadre juridique autour des pratiques de boycott a régulièrement évolué au cours de l’histoire, marquant tantôt un accroissement des contraintes, tantôt une reconnaissance de la pratique. Néanmoins, il n’est pas aisé de définir un cadre juridique clair autour du droit à recourir au boycott.

Aux États-Unis, la législation s’est déjà adaptée à maintes reprises en définissant les interdits et les limites. En Israël, pour contrer le mouvement BDS qui appelle à boycotter les produits d’exportation issus des colonies vers la Cisjordanie, le Parlement vote, en juillet 2011, une loi dite « anti-boycott ». Elle cherche à punir toute personne ou entité appelant à un « boycott économique, culturel ou académique » des implantations israéliennes en Cisjordanie ou ailleurs dans le pays. Cette loi est critiquée pour son caractère antidémocratique et son application suspendue par la Cour suprême qui examine sa constitutionnalité.

En France, comme dans les autres pays européens, le boycott reste peu présent dans la loi. Il n’est pas réellement interdit en soi. Cependant, depuis 2010, une politique répressive se met en place, visant le mouvement BDS. Une série de procès a lieu contre des boycotteurs. Accusés « d’incitation à la haine raciale et à l’antisémitisme », ils sont condamnés sur la base de textes qui visent au départ à combattre le racisme, le nationalisme et le sexisme (voir encadré 9). La première personne physique condamnée (le 10 février 2010) est une militante de la Ligue des droits de l’homme qui participe à une action de boycott dans un supermarché. Dans un premier temps, elle est reconnue coupable de discrimination et condamnée à payer une amende de mille euros ainsi qu’un euro de dommages et intérêts à chaque partie civile pour avoir collé deux étiquettes – notamment une sur une bouteille de jus de fruits en provenance d’Israël – portant la mention « Boycott Apartheid Israël », ce qui est qualifié de délit d’incitation à la discrimination à l’égard d’Israël.

Néanmoins, après appel, les prévenus condamnés pour actes de boycott se voient relaxés par le tribunal correctionnel, la cour d’appel, puis la chambre criminelle de la Cour de cassation. Début 2014, cette dernière confirme en effet la légalité de la campagne de boycott des produits israéliens, attestant que ces cas relèvent de la liberté d’expression et ne sauraient donc être réprimés, dès lors que les limites à cette liberté n’ont pas été dépassées. Cette décision représente une victoire pour les boycotteurs. L’avenir dira si elle fera jurisprudence en France. »

Nyström, I. & Vendramin, P. (2015). Chapitre 5. Le pouvoir de la consommation. Dans : , I. Nyström & P. Vendramin (Dir), Le Boycott (pp. 93-120). Presses de Sciences Po.

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« Élément incontournable du paysage militant du 21e siècle, le boycott est en fait une pratique déjà ancienne. C’est en l’appliquant en Irlande, pour la première fois en 1880, que les fermiers parvinrent à faire fuir le capitaine Charles C. Boycott, un propriétaire cupide étranglant les paysans par l’augmentation des loyers. D’où son nom. Restait à prendre la mesure de cette méthode d’action, ce à quoi s’emploie l’ouvrage d’Ingrid Nyström et Patricia Vendramin. Comment définir le boycott ? Un engagement civique ?

Une participation politique non conventionnelle ? Un acte associatif ? Un acte de consumérisme critique ? Le boycott, et son envers, le buycott (achat volontariste), semblent échapper à tout effort de classification, certainement parce qu’ils reflètent l’ambiguïté d’une action individuelle – le plus souvent un refus d’achat – à visée collective.

Le boycott suscite beaucoup d’attentes à l’heure où les puissances publiques semblent paralysées face aux acteurs économiques. Pour autant, l’impact d’un boycott dépend étroitement de la consistance politique de l’acteur qui le met en œuvre. On mesure la différence entre la victoire constitutionnelle obtenue par le boycott des bus, lancé à la suite du geste de Rosa Parks, en Alabama en 1955, et l’échec de la campagne menée, en 2001, contre Danone, à l’issue de laquelle deux usines ont tout de même été fermées. D’un côté, une communauté de Noirs soudée contre la ségrégation raciale, de l’autre un acteur hétérogène : des employés luttant pour garder leur emploi et des consommateurs s’engageant par idéologie.

Le « consumariat » mondial et uni reste, aujourd’hui, largement un vœu pieu. Pourtant, via les médias et les réseaux sociaux, le boycott peut arracher des victoires, peut-être inférieures à leurs objectifs déclarés, mais fortes en termes d’image et de sensibilisation : aucun acteur économique ou social n’apprécie d’être une cible de boycott. C’est en appoint d’une militance plus conventionnelle que le boycott a sans doute un avenir prometteur.« 

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« Aussi, nous ne faisons pas un traité philosophique sur la haine, encore moins une théorie générale de la haine dans les politiques mondiales, ni un précis de droit international, définitivement pas une thèse en psychologie ou en anthropologie, en parlant de la haine nous souhaitons étudier non pas les actes à proprement parler tels que suggérés dans les textes juridiques internationaux (crimes de guerre, crimes contre l’humanité, génocide, etc.) – ce qui serait une anatomie de l’aboutissant (de tels actes étant les actes finaux d’un processus « tristement familier »), mais le construit et son sens, ses légitimations et ses justifications. Que voudrait signifier le discours des phobies identitaires ? Cette identification de soi par la négation de l’Autre, cette croisade identitaire au nom de la survie identitaire, cet argumentaire de la libre expression et d’opinion comme un acte de résistance face au fascisme de la bien-pensance ou au totalitarisme de la morale bourgeoise, cette liberté d’expression qui est une balle mortelle tirée contre l’Autre et cette liberté d’opinion qui tue ?

Il n’est pas utile de remonter jusqu’à Mathusalem pour retracer les premières expressions de la haine de l’Autre comme une négation de sa dignité et de son unicité. Du fratricide biblique de Caïn au récent marché lybien aux esclaves Africains subsahariens en passant par cet ancêtre de l’Homme (post)moderne qu’est le singe kubrickien assoiffé de pouvoir et de domination tuant son congénère avec un os, haïr semble être le propre de la personne. Détester et vouloir l’anéantissement de l’Étranger – cet ennemi symbolique mythique ou réel – le naturel en chaque individu. Cela explique sans doute toutes les odes à l’amour (fraternel et universel) – inspirées par le premier crime haineux – dont la nature incantatoire se comprend comme le fait de vouloir conjurer le Mal (en nous).

De nos jours, l’Homme (post)moderne se dit civilisé et amoureux de Lui-même]. Il n’utilise plus un os pour fracasser le crâne de son semblable, mais Il poste un message ou un commentaire nauséeux sur les réseaux sociaux, Il appuie sur le « J’aime » comme un pouce approbateur du propos xénophobe ou raciste, Il met des cœurs rouges sur une publication photographique dans laquelle l’intolérance pixelisée est criarde, Il partage sur son profil réseau social les prises de position enflammées haineuses de chroniqueurs et autres influenceurs médiatiques drapés de cette conscience patriotique très ethnicisée, Il rejoint dans la rue les groupuscules identitaires revendicatifs vindicatifs contestataires battant le pavé (marchant contre les « Eux autres », contre la dictature de la pensée unique ou le fascisme de la bien-pensance) et n’hésitant pas quelques fois à faire la salut hitlérien. Les mots pour balles, les mots pour machettes, mais toujours la parole qui tue d’une façon comme d’une autre.

Le civilisé d’aujourd’hui, c’est monsieur Tout-le-monde, en colère, angoissé, phobique ; en quête de sens dans un monde contemporain tumultueux aux rapides et disruptives mutations permanentes, un monde qui semble lui échapper ou qu’il n’a pas l’impression de pouvoir saisir et contrôler ; pris dans l’espace anxiogène d’une intériorité vidée de repères identificatoires ou saturée de sens renversés bouleversés brouillés, et qui afin de s’en sortir ou de le supporter réactive le soi historique culturel ethnique rassurant puisque immuable familier (avec tout son puissant sentiment de nostalgie et d’idéal passéiste onirique crucial à la revivification du soi – être ou se sentir vivant). Une réactivation qui se met forcement en opposition de l’Autre – incarnation de cette nouvelle réalité inconnue insaisissable que la simple existence impose la coexistence, c’est-à-dire une rencontre transformationnelle de laquelle jaillit nécessairement des identités métamorphosées et incertaines. L’incertitude identitaire comme une ignorance d’avenir, et l’ignorance d’avenir comme une anticipation de l’éventuelle disparition du soi historique culturel ethnique. M. Tout-le-monde nie ainsi l’Autre pour préserver dans sa pureté ce soi originel auquel il est accoutumé, qu’il idéalise, qu’il fantasme. M. Tout-le-monde va en croisade contre l’Autre afin de protéger ce construit identitaire – ce bunker dans lequel il s’abrite, dans lequel il se sent Lui, chez lui. Vivant. Ou encore en vie.

Dès lors, le verbe (oralement formulé ou écrit) résonne telle une survie identitaire. Également, il est le canal qui véhicule la souffrance ou le tourment narcissique identitaire. Il est le moyen de faire entendre une phobie de l’Autre comprise non pas comme une crainte irrationnelle hystérique ou excessivement émotive de ce « Je » en dehors de soi, mais peut-être davantage comme une rationalité qu’il est difficile de raisonner et qui est une volonté très affirmée de ce soi chéri de rester inchangé face à l’inéluctable mue résultante des interactions (interpersonnelles et inter-groupales) qu’oblige le partage du champ d’expérience qu’est l’existence. Une mue dont M. Tout-le-monde ignore les conséquences sur ce sens identitaire qu’est le soi historique culturel ethnique.

D’un autre côté, ce verbe est aussi à l’instar du singe kubrickien usant de son os une conquête et une préservation du pouvoir, l’os du primate étant désormais dans la compétition politique une arme (un outil de guerre) – au-delà de la sincérité ou non des convictions affichées – au service de ce but ultime. Dès lors, l’aryanisme dans discours politique ou l’aryanisation du discours politique est un prétexte, un cynisme contestable certes, mais d’une efficacité indéniable. La preuve, la montée des extrêmes-droites en Europe, l’alignement des partis politiques dits traditionnels (gauche et droite) sur les revendications populistes et nationalistes (la mise en commun d’un lexique politique identitaire, l’adoption de politiques similaires, etc.).

Dans cet espace de la parole identitaire où finalement à quelques détails près tout le monde est d’accord, les voix dissidentes se trouvent non pas dans les appareils politiques principaux ou dans les structures médiatiques dominantes, mais dans la société civile (nationale et internationale) qui voit émerger cette espèce de variante inattendue de l’Homo Sapiens : le « Bisounours ». Individu idéaliste ayant l’outrecuidance dans le monde contemporain hobbesien, huntingtonien, d’invasions Barbares, de regarder l’Autre comme une opportunité d’un monde meilleur. Tandis que l’Identitaire envers l’Autre dit la présomption de culpabilité, le Bisounours rappelle la présomption d’innocence (c’est-à-dire le préjugé en faveur de la non-culpabilité, celui du regard et de la parole qui ne prononcent pas la condamnation ou l’inverse avant la prise de connaissance de l’Autre). Présomption d’innocence qui est consacrée par le droit international ainsi que par l’État de droit à travers des textes juridiques nationaux dont l’évocation de certains d’entre eux tels que l’Habeas corpus (1679), le Bill of rights (1689), la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (1789), la Déclaration des droits (1791) ressuscite dans l’imaginaire collectif et la mémoire historique le combat de l’être humain pour la dignité et la liberté. […]

Freud l’a déjà théorisé, le Moi n’est pas maître chez lui – « cavalier qui suit son cheval qui suit lui-même son herbe », le Moi est un dominé affrontant une tension interne irréductible. Il ne peut prétendre à l’absolue connaissance de soi telle que l’ordonne l’inscription gravée à l’entrée du temple de Delphes. Le Moi est à cet effet un maudit qui à l’instar de Sisyphe tente de porter sa croix jusqu’au sommet d’une libération définitive – ce qui bien entendu n’arrive jamais. Cet état constitutif du « Je » en tant qu’ombre et lumière, projet permanemment en construction ou inachevé, transformé par sa mise en relation avec l’en-dehors-de-soi qu’est le monde extérieur, en découverte et de découverte, fait en sorte que toute affirmation contraire qui clôture l’identité de soi comme une immuabilité aux frontières nettes est une fumisterie.

Se définir ne revient pas à ériger des barrières, à jeter l’ancre dans un port d’attache, à faire le portrait de son nombril, mais à identifier les données subjectives habitant dans notre intériorité. Données qui participent de la construction de notre sensibilité – du sentiment d’être soi. Une identification régit par des stratégies d’intégration, d’évaluation critique, de dépendance par l’influence de l’Autre et des objets signifiants (le nom, la profession, les groupes d’appartenance, etc.) et d’indépendance (la conscience que l’on puisse perdre l’Autre ou ces objets signifiants sans autant cesser d’être, l’autonomie du sujet oscillant entre la proximité du « avec quelque chose » et l’éloignement réflexif introspectif – acte s’il en est de liberté), de mise en branle de notre structure cognitive aux fins d’abord de compréhension de soi (le « pourquoi ») et ensuite d’interprétation de soi (le « comment »). Se définir, va au-delà d’une catégorisation raciale, ethnoculturelle, sociale, de genre – le « Ce que je suis », pour descendre dans les tréfonds de cet intime qui sans ignorer sa catégorisation en tant que « Ce que » s’écoute dans le tumulte des sens intérieurs et révèle progressivement au sujet la complexe composition de sa singularité, saisie intuitivement ou avec beaucoup plus de rationalité. C’est comme le dirait Daubigny conférer au Moi individuel, au « Je » singulier, une signification plus subjectivement personnelle. Une identification de soi relativement bouillonne brouillonne ou en quelques proportions d’une plus grande netteté, stabilité, sans être fixe. Un « Je suis comme je suis » prévertien :

Je suis faite comme ça

Quand j’ai envie de rire

Oui je ris aux éclats

J’aime celui qui m’aime

Est-ce ma faute à moi

Si ce n’est pas le même

Que j’aime à chaque fois

Je suis comme je suis

Je suis faite comme ça

Que voulez-vous de plus

Que voulez-vous de moi […]

Et puis après

Qu’est-ce que ça peut vous faire

Je suis comme je suis

Je plais à qui je plais

Qu’est-ce que ça peut vous faire […]

– Jacques Prévert. Paroles. Folio, Paris, 2016, 256 pages

Or, nous l’avons vu, se définir ainsi pour l’Homme (post)moderne –  schizoïde tel que diagnostiqué par Jaccard en 1975, promenant « autour du monde sa névrose », ses « angoisses et sa grande solitude », « sujet très individualisé » et au fond « peu socialisé », qui est en tout temps à la poursuite de « l’image fallacieuse du bonheur confondue avec celle de la sécurité », dans un monde anxiogène de tous les possibles c’est-à-dire de tous les dangers et de toutes les distractions, un monde « sans alternative » véritable – est une difficulté, une incapacité à établir avec plus ou moins de précision ou de clarté les contours de ce « Je » contemporain. L’Homme (post)moderne est semblable à la communauté à laquelle il appartient, « aliéné et aliénant », allant se réfugier dans le Soi groupal afin de retrouver une individualité écrite à l’avance romancée faussée altérée illusoire – un sentiment de soi en étant hors de soi ou en intériorisant un soi étranger rassurant.

Sur un plan moins atomiste, ce Moi individuel transféré à un Moi collectif ou dissout dans le Soi groupal ne résout pas le problème, puisqu’un tel Moi métamorphosé en Nous n’est pas plus que sa version individuelle « Maître chez lui ». Le « Maître chez nous » est ainsi frappé par la même malédiction sisyphéenne, pour dire de l’impossibilité de produire un sens identitaire absolu imperméable. Le « Nous autres » bien qu’il s’en revendique n’est pas un bocal, un isolement sûr, cet effort est vain. C’est sans doute cette situation qui explique son attitude de ville assiégée, consciente que sa position dans le moyen et le long terme est intenable, qu’à un moment comme à un autre, elle n’échappera pas à l’envahissement l’avalement la dévoration. Historiquement, l’évolution de tout groupe s’est faite par la perte et le gain. On perd quelque chose, on gagne quelque chose. C’est le propre de la mutation, du progrès, de la modernité. La pureté en tant qu’immuabilité et virginité est un mythe. Dès lors, devant cette fatalité historique, l’alternative à la résistance qui va en croisade ou qui creuse des tranchées, érige des murailles, c’est peut-être la médiation et la négociation, mais surtout la prise de conscience comme nous l’avons montré précédemment que l’on peut perdre des aspects d’appartenance sans se perdre soi, sans cesser d’être – encore faut-il comme souligné antérieurement parvenir à s’identifier autrement que par des artificialités identitaires.

Ainsi, dans le monde contemporain, l’Homme (post)moderne est un angoissé, insécurisé, terrifié. Le « Qui suis-je? » est un cri phobique qui dit son ignorance de soi ou sa relative méconnaissance de soi. De l’autre côté, il dit aussi la non-accessibilité à l’intériorité de l’Autre, celui dont la présence révélée par la conscience de soi et qui lui impose la coexistence est comme l’extériorité anxiogène. Double ignorance à laquelle s’ajoute l’ignorance d’avenir qu’est l’imprévisible résultat de sa rencontre avec cette extériorité. Une telle rencontre ne pouvant ne pas avoir lieu, parce ce que tributaire de la reconnaissance de l’Autre comme un « Je » hors de soi partageant le même champ d’expérience – l’existence – que soi oblige dès lors une mise en relation – processus de socialisation – dans laquelle s’élabore des interactions comme autant d’influences sur le soi. Les relations sociales sont le produit de cette rencontre. Intrinsèquement transformationnelles. Le « Qui suis-je? » est donc un devenir dont la prochaine mutation est incertaine en termes de définition, or cette absence de clarté ou de prévisibilité chez le sujet (post)moderne déjà angoissé, insécurisé, terrifié est une panique identitaire qui s’entend comme un cri munchien.

L’une des caractéristiques du cri munchien est sa déformation de la réalité, le réel est un ensemble d’ondes de choc, presque des vagues déferlantes. Le sujet dénature ce qui est hors de lui, ce qui a pour effet d’augmenter l’angoisse. D’amplifier la crise phobique. La phobie identitaire contrairement à la perception d’irrationalité est une angoisse structurée – qui vient d’une source identifiable ou de sources identifiables et qui s’est construite à partir d’un développement précis, une logique, un rationnel. Comme nous l’avons souligné précédemment, l’angoisse pour le sujet (post)moderne est provoquée par l’imminence du danger – l’Autre, inquiétude métaphysique aussi née de la mise en relation avec l’extériorité; cette peur a ses raisons, ses intentions, que la raison peut difficilement raisonner. Cette phobie, cette angoisse, cette peur, hurle dans le porte-voix qu’est le discours de haine. »

 

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« Un individu posa cette question à un autre : « Où est ton frère? » L’interlocuteur surpris et un brin agacé lui répondit : « Je ne sais pas. Suis-je le gardien de mon frère? »  Ce dernier aurait pu comme Jean-Marie Gueullette poursuivre en disant : « Mon frère n’étant pas un animal, ni un prisonnier, je n’en suis pas le gardien. » Il aurait été dans son droit le plus légitime. De façon générale, l’autonomie de la personne et le respect de la liberté individuelle récusent « toute forme de responsabilité à l’égard du frère, de sa personne comme de ses comportements. » Dès lors, aucune personne n’est a priori – hormis les exceptions prévues par la loi, les acceptations culturelles, les convictions religieuses et philosophiques – contrainte à être le gardien de l’Autre.

Être le gardien de l’Autre sous-entend deux choses : la surveillance de son agir et la responsabilité de veiller sur lui. Veiller ou « se préoccuper de » l’Autre signifie avoir à cœur son sort, sa condition. La surveillance quant à elle veut dire « observer avec attention le comportement de » l’Autre. La veille est une vigie dans le sens de « se montrer alerte » – ne pas baisser la garde; la surveillance un contrôle de conformité par rapport à un attendu, à une norme préétablie, ou le fait de s’assurer en évaluant que les attitudes, les choses, se déroulent, évoluent, se font sans que l’acteur n’enfreigne la règle, ne se mette en danger ou ne mette en danger les Autres. Les deux notions semblent similaires et ont tendance à être interchangeables, seulement ce n’est pas nécessairement le cas; la première – la veille – implique une constance et une permanence tandis que la seconde – la surveillance – peut ne pas s’exercer dans une continuité (processuelle) et peut être occasionnelle. 

Cet essai ne veut donc pas suggérer que nous tous en tant qu’individus dev(ri)ons être les gardiens des uns et des autres – chacun étant libre de suivre son propre cheminement et d’en arriver à une éthique qui le satisfasse. Il n’a pas vocation à évangéliser les consciences, il ne se veut pas péremptoire. De même, il ne s’agit pas de critiquer le droit à l’indifférence comme une position dite « républicaine » devant la tendance à la reconnaissance du droit à la différence accusé de produire des identités catégorielles et de mettre à mal l’idée de l’universel, ou du droit à l’indifférence aux différences revendiquant la non-stigmatisation des particularismes (ethnoculturels, sociaux,  du genre et sexuels, etc.), encore moins de rappeler que l’indifférence tue ou de faire le procès de l’indifférence consistant à clouer sur un piloris le droit à la non-opinion ou le droit de ne pas prendre parti, mais de dire que si l’on s’accepte comme membre de la famille humaine, si l’on est en faveur des droits humains, si on reconnaît les fondements à la fois de la lettre (les balises de l’agir en terme d’obligations, la reconnaissance et le respect des droits tels que posés dans le corpus juridique international) et l’esprit (l’interprétation conceptuelle liée au système de valeurs morales philosophiques, les visées de la lettre, le sens donné à l’humain – à l’humanité –  aux libertés ainsi qu’aux responsabilités inhérentes) ce choix a pour point de départ l’engagement pour la non-indifférence à l’Autre. Autrement formulé, être droit-de-l’hommiste, humaniste du droit, humaniste tout court, ou simplement se considérer comme « humanité » c’est avant tout et principalement être le gardien de son frère. » 

 

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