Ce matin, salle rectangulaire, chaises numérotées, deux sièges surplombant l’auditoire, l’un d’eux est un siège d’autorité, les deux sont des sièges d’hospitalité. Quelques drapeaux rouges arborant une seule feuille d’érable stylisée sur un fond carré blanc, chacun des membres de l’auditoire a en main un drapeau aux couleurs du pays, pays rouge comme une passion, blanc comme neige, et l’érable comme un lien avec la nature, une mémoire historique de ceux qui sont venus de si loin et qui avec d’autres sont devenus ce qu’ils sont en faisant corps et âme avec la nature. Chacun des visages a quelque chose de particulier, un sourire, un rire, du soulagement, de la fierté, quelque chose qui sort de l’ordinaire.
La plupart de ces visages dans la salle sont endimanchés, d’autres sont dans ce qu’ils ont de plus sobre, certains comme ils s’habillent tous les jours. Dans cette salle qui s’allonge d’une extrême à l’autre, d’est en ouest, des biographies assises sur des sièges numérotés, la singularité d’existence en chiffre, personne n’est pareil à une autre, même les enfants sont différenciés de leurs parents, même sang mais histoire de vie et destinées différentes, ensemble-différents, ensemble-mosaïques, mosaïque d’ensemble, sous le même drapeau.
Dans la salle, molière côtoie et jase avec shakespeare, les deux conversent avec ibn rochd de cordoue, bob marley entonne un air d’une musique d’émancipation accompagné au piano par chopin, washington parle politique avec mao, abu ali al-husayn ibn abd allah ibn sina échange philosophie et sciences avec aristote, sri aurobindo partage des arguments avec wole soyinka et skarmeta, rabat flirte avec new delhi, paris sourit au kansas, kinshasa promet une rumba à la havane, d’un bout à l’autre de la salle des ponts sont jetés et je vois circuler beaucoup d’humanité dans toute leur authenticité.
Ce matin, comme tout ce monde, en face de sièges d’autorité occupés par des figures hospitalières, j’ai prêté allégeance à un souverain que je ne connais, j’ai rejoint un pays que je connais un peu beaucoup.
Ce matin, un soleil de plomb un peu tropical au pays de l’érable, j’étais une singularité biographique dans un ensemble mosaïque, une mosaïque d’ensemble. Ce matin, je suis devenu canadien.
En allant à la cérémonie de citoyenneté, je me suis demandé : « Qu’est-ce qu’être canadien ? » J’ai repensé à toutes ces années ici, à tout ce que j’ai vécu, tout ce que j’ai appris, ce dont j’ai fait l’expérience, à la nuit, aux joies, à l’hiver, aux jouissances, aux colères, aux découvertes, aux reconnaissances, aux crises identitaires, et j’en suis arrivé à la conclusion qu’être canadien c’est d’abord une idée d’être. En soi, cela ne se définit pas, parce qu’être c’est la liberté même.
Être canadien, c’est être libre, c’est être également, c’est être solidairement.
C’est parler ce drôle de langage de l’être qui dans les ombres et les lumières enrichit la lexicalité de notre commune représentation.
C’est être en voyage, dans des mondes et des univers si différents mais si complémentaires. C’est faire ce voyage de la différence.
C’est l’être physiquement, changer de trottoir et changer de réel, changer de rue et changer de dimension. Senteurs, couleurs, espaces, lueurs, nuances, assombrissements. Être canadien, c’est être en voyage dans toutes ces réalités, voyager toujours, d’est en ouest, du nord au sud, des plaines aux mégapoles, d’un taureau dans une nature généreuse à un taureau mécanique dans un bar où les réjouissances sont autant généreuses.
Être canadien, c’est être en mouvement et être fait de mouvements. Déménager à chaque saison d’une réalité à une autre, porter ce que l’on est et l’inscrire très souvent dans sa chair. Avec une telle façon d’être il est difficile de ne pas être au fond ouvert comme les immenses espaces et les multitudes de mondes et d’univers dans lesquels on évolue quasiment au quotidien. Être canadien, c’est être respectueux et en médiation, vivre avec bien plus que vivre à côté.
Être canadien, c’est ne jamais avoir la certitude qui emmure et fige, parce qu’être canadien c’est foncièrement avoir en horreur les lieux communs, les murs, c’est les abattre bien plus que les ériger, c’est construire et reconstruire en permanence comme une inlassable quête de la meilleure version de soi-même et de re-découverte de la meilleure version des autres.
Être canadien, c’est prêter allégeance à toutes les reines que sont ces femmes souveraines de tous les royaumes du vaste territoire, quelquefois on l’oublie souvent, elles nous le rappellent souvent très opportunément. C’est prêter allégeance à tous les rois que sont ces hommes souverains qui règnent bien plus qu’ils ne gouvernent parce que le pouvoir n’est pas une question de genre, il est ailleurs.
Mais avant tout, être canadien ce sont des points de suspension, qui ne s’arrêtent guère, qui marchent toujours, à travers l’avalée des avalés, à travers monts et vallées, aux rythmes des fureurs de la nuit, des courses diurnes, des mécaniques du quotidien rugissant si souvent comme des fauves, à travers la sérénité des froides nuits, la sagesse autochtone, toujours dans le partage, le don de soi, nu ou habillé.
Des points de suspension, moins un refus de tout dire qu’un devenir, un avenir. Partir de quelque part et aller toujours un peu plus loin, dans l’écriture et les réécritures de soi. Il n’y a pas de point final dans l’être canadien.
Être canadien, cela ne se trouve dans aucun livre, ou texte, ou discours, la liberté ne se définit pas, elle se vit, voilà ce qu’elle exige : le vivre dans toute sa responsabilité et inévitablement du/de nous donné.
Ce matin, des Cartier, des Champlain, des Jeanne-Mance, des Ailleurs dans une salle généreuse, ont prêté allégeance à l’être canadien. J’étais dans la salle, Champlain des Tropiques a acquis la citoyenneté de la liberté, de la responsabilité, de la solidarité : Champlain des Tropiques a rejoint l’être canadien. Avec des centaines d’autres, une centaine de nationalités différentes, de mini nations unies dans une salle où personne ne sait livrer une guerre, au milieu d’une foule qui a partagé ses singularités, ses dimensions, ses univers et ses mondes avec d’autres, sous la bannière d’un drapeau qui a au fond et à bien y regarder toutes les couleurs de la différence, un drapeau de l’espace des possibles.
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