J’ai invité géraldine chez moi ce midi, une invitation à bouffer un mets confectionné par mes soins, un plat presque traditionnel de mes origines.
Géraldine m’a dit la veille : « Et si on mangeait quelque chose de chez toi, je veux dire d’où tu viens, j’aimerais vraiment dave ». J’ai fait : « ‘K.. Pas bon cuistot mais je vais me débrouiller, j’espère que l’on y survivra, as-tu une bonne assurance au moins ? » « Hahahahahahaha, je crois que oui… » « Je te conseille de reprendre connaissance des clauses de ton assurance alors, lis surtout celles en p’tits caractères, dans ces affaires-là, comme tu le sais sûrement, le diable se niche dans les minuscules détails, prends pas de chance hein.. » « Hahahahahahaha, t’es con » « 😊 à demain géraldine, je t’embrasse » « 😊 à demain dave, j’ai hâte ! »
Géraldine a débarqué, j’étais aux fourneaux, en fond sonore eboa lotin. Je lui ai servie un verre de blanc, quelque chose entre l’acidulé et le fruité, d’adéquat pour une cuisine essentiellement aux mille saveurs d’épices.
Géraldine m’a regardé me démener avec les ustensiles et autres. J’étais un peu comme un laborantin en pleine recherche expérimentale avec des éprouvettes et autres bidules du genre. Elle n’a pas eu l’air inquiète ou très inquiète contrairement à la première fois que mon ex-femme m’a vu faire la cuisine, cela l’amusait même.
En même temps, géraldine est audacieuse, elle aime prendre des risques, elle carbure à la prise de risque, pour elle tout ça ce spectacle d’un dave aux allures de savant fou dans un laboratoire aux atmosphères pas très rassurantes était d’un surréalisme fascinant, presque une œuvre d’art contemporain – ce qui n’est pas toujours comme dans le cas d’espèce un compliment. Geraldine s’amusait pendant que je cuisinais.
Elle m’a interrogé sur le mets : « Qu’est-ce ? » « du M’bongo Tjobi » « ??? » « C’est compliqué à décrire, tu verras bien.. » « Ahhhhh » Je lui ai resservie un verre de blanc.
Lorsque j’ai servi ce plat bien de chez moi, géraldine a regardé son assiette et elle a lâché en fixant l’ensemble : « En tout cas, on ne dira pas que ça ne te ressemble pas », elle a déposé ses yeux sur moi et a éclaté de rire.
Faut comprendre le m’bongo tjobi est de couleur ébène, il y a visuellement de l’afrique subsaharienne dans ce mets, et son goût pour une occidentale typique comme géraldine est simplement chaleurs incendiaires dans un palais ravagé par des flammes de l’enfer. Pour moi, c’est comme avoir du soleil des tropiques en bouche, c’est comme déguster le soleil de chez moi, le sentir parcourir mes veines, et revivifier des souvenirs lointains. Il y a là le goût du souvenir. Le goût du soleil.
Géraldine transpire à grosses gouttes, le soleil dans ses veines à elle est de l’ordre de l’éruption volcanique, elle chauffe en hautes températures, je ne compte pas le nombre de fois qu’elle a vidé son verre afin de calmer ce feu dans sa bouche et en elle; à un moment, elle me regarde et je vois bien qu’elle comprend désormais pourquoi je lui parlais de son assurance, sauf qu’elle là en face de moi se demande s’il était question de son assurance-santé ou de son assurance-vie.
A cette question que ses yeux me posent je lui réponds par un clin d’œil : « Les deux en fait ». J’ai le sourire et elle la tronche qui me dit : « Mon ostie de tabarnak ! » Géraldine, un vrai délice.
Durant notre dégustation, elle prend des nouvelles de ma fille : « Elle va bien ? Je croyais la voir… » « Oui, c’est gentil de demander. C’est la semaine de sa mère. » « Ah oki… J’ai vu tes photos sur fakebook, elle est vraiment cute, elle a l’air adorable ! » « C’est sa mère qui a fait toute la job, moi j’ai juste livré un ingrédient et elle a confectionné l’œuvre.. » « Hahahaha, daveee, modeste en plus.. » « Non, réaliste.. »
Géraldine m’observe et m’envoie un scud : « T’as raison, en tout cas ! » Elle et moi on éclate de rire, des scuds de la sorte et un tel esprit de repartie me plaisent tant chez géraldine; elle est toujours vive et spirituelle, c’est simplement jouissif.
Cela m’a fait penser à l’autre lady qui en répondant à la question « Que saurais-tu dire ? » m’a envoyé un extrait d’une de mes réponses : « Nous avons beaucoup plus en commun que toute cette merde, il me semble ».
J’ai trouvé cette manière de faire originale et bien pensée, c’était bonnement d’une certaine créativité, d’une intelligence créative certaine, je veux dire ce n’est pas tout le monde qui songerait à renvoyer à son interlocuteur en guise de réponse un extrait de son propos.
Cela disait surtout que cette lady connaissait un peu son interlocuteur donc avait eu la curiosité de le découvrir, savait exactement son style ou avait une perception de son style et donc manifestait de quelque chose en dehors du nombrilisme. Elle s’était décentrée et s’était vraiment intéressée à cet au-delà du présentoir, tout le monde ne le fait pas ou n’y arrive pas.
C’était une simple réponse que j’ai trouvée surprenante, non pas ce qui était dit mais comment ça l’était. Simple façon d’être et de faire qui sortaient du commun, qui montraient – de ma perspective – beaucoup plus de cet autre que je découvrais, qui laissaient découvrir des aspects insoupçonnés d’une personnalité beaucoup plus complexe, riche, multidimensionnelle que ce qu’elle laissait voir. J’en était fasciné.
Quand j’ai lu ça j’ai souri et elle n’a pas vraiment compris que mon « Tu es exceptionnelle et tu n’imagines pas à quel point je t’adore » n’était autre chose que l’expression du plaisir que j’avais à la lire, j’avais du plaisir à découvrir cet aspect de sa personnalité.
Par mon « Tu es exceptionnelle », je reconnaissais tout ce je percevais comme singularité chez elle. Tout le monde, me dira-t-on, est exceptionnel, mais encore faut-il savoir de quoi être exceptionnel est-il le nom. Je veux dire que si tout le monde est exceptionnel, c’est un exceptionnel par rapport à quelque chose de spécifique qui différencie les exceptionnels entre eux sinon exceptionnel n’aurait aucun sens.
Alors dire à quelqu’un « Tu es exceptionnel » c’est une proposition très subjective de la spécificité de ce qu’il a d’exceptionnel, c’est simplement une façon d’espérer la poursuite de la découverte, une introduction à l’autre, de rendre possible une conversation comme un échange d’enrichissements.
Dire « Tu es exceptionnel » pour les sociologues seraient « rendre la face », je dirais « découvrir la face », ce qui n’est rien d’autre encore une fois qu’une proposition très subjective de sens et de significations de cette face qui apparaît devant nous, et non une volonté d’emmurement de l’autre dans un sens ou une signification. Un émerveillement n’est pas un emprisonnement.
On n’a pas nécessairement besoin de connaître l’autre pour être émerveillé par l’autre ; encore que la connaissance de l’autre est quasi impossible, surtout que l’autre ne se connait jamais effectivement – tel que le suggère entre autres choses la thèse freudienne. C’est donc comme soi un être en découverte de lui-même, en mouvement et de mouvements, de re-significations.
Être émerveillé par l’autre n’est pas une prétention à connaître l’autre, c’est simplement un émerveillement : s’étonner agréablement de l’autre, être vivement surpris, l’autre nous inspire une certaine voire une grande admiration. Rien de plus, rien de moins.
C’est comme cette autre que je traitais avec beaucoup de considération. Quand je suis fasciné par les gens, j’ai ce tort ou cette faiblesse de les mettre sur un piédestal, une forme de reconnaissance et une façon de dire toute mon affection.
D’où je viens, il faut toujours rendre à césar ce qu’il revient à césar; les autres en sont généralement gênés ou énervés ou que sais-je encore, cela vire souvent en couilles.
J’ai appris ces dernières années qu’ici rendre à césar ce qui est à césar n’est pas toujours la chose à faire, leur rendre leurs mérites n’est pas toujours ce qu’il convient de faire, dire de manière très transparente ce que les autres suscitent en nous d’agréable et de fascinant peut ne pas être bien perçu. Cela a quelque de suspect dans une norme culturelle où tout est d’abord question de méfiance, de guerre ou de compétition bien souvent très imbéciles, je dirais même de paranoïa. C’est triste quand même.
Alors, je n’ai souvent d’autre choix que de faire descendre les autres de ce piédestal, de cette admiration. Ces autres exigent d’être descendus du piédestal, d’être traités comme la norme culturelle l’exige, c’est-à-dire comme s’ils étaient désincarnés, quelle tristesse.
Quelquefois, je refuse cet aspect de l’intégration ou que sais-je. Si je dois respecter le souhait des autres et ce que je fais, je me refuse en tant que personne de voir les autres comme de simples êtres désincarnés, je refuse de poser un regard suspicieux sur les autres comme une permanente présomption de méchanceté ou de culpabilité, je refuse de me méfier des autres comme s’ils portaient des armes de destruction massive. Les autres ne sont pas des dangerosités, les autres sont des opportunités.
Je refuse l’absence ou le manque de reconnaissance, l’indifférence, envers les autres, souvent au nom de puérilités assez ridicules.
Je refuse de les faire dégringoler du piédestal sur lequel ils méritent d’être placés afin de les faire tomber dans le rien du tout qui ne leur rend pas justice – parce que oui je crois que c’est proprement injuste.
Je refuse d’agir de cette façon, je n’accepte pas une telle injonction à l’injuste, aux puérilités ridicules.
Si je dois dire « Tu es incroyable, prodigieux, je suis inspiré et fasciné par ta personne » comme une façon d’attester l’autre dans ce que je vois (et je puis me tromper mais au fond cela n’a aucune espèce d’importance parce que le seul qui prend un risque c’est moi) chez lui et en lui, de le reconnaître dans tout son empire de capacité, de faire acte d’amour – oui d’amour, ce grand mot insupportable de nos jours, de respect et de considération, je ne vais pas hésiter à poser les gestes qu’il faut.
Maintenant, libre aux autres de se descendre eux-mêmes de ce piédestal et de se mettre au niveau qu’ils jugent leur convenir.
Comme je l’ai souvent dit la question n’est pas tant celle des subjectivités (j’ai le droit de et toi tu as le droit de, etc.) que celle de la dignité humaine.
Je n’accepterai pas que les autres exigent de moi que je les traite en violation de ce principe de dignité humaine.
Je me refuse de les voir comme indignes, je refuse de les réduire à des choses et à seulement des moyens. Je refuse de descendre à ce niveau.
Alors, oui géraldine est vive et spirituelle, elle est simplement jouissive. « Tu sais que je t’aime géra-fantastic ? »
Géraldine a rougi, elle a répondu : « Merci… Je suis gênée… Je ne sais pas quoi dire… Tu sais mettre les gens mal à l’aise dave… » « Je n’y peux rien, ce n’est pas intentionnel, vraiment pas.. Je ne veux pas que les gens soient mal à l’aise, j’espère qu’ils soient libres d’être juste eux-mêmes ».
J’ai poursuivi : « En fait, ce n’est pas un compliment, c’est comme ça que je perçois les choses et je te le dis très franchement, libre à toi d’en faire ce que tu veux. Pour te dire, je n’invente pas ça, c’est toi qui en est la raison, ce que tu me montres et me fait découvrir, tu es fascinante, surprenante, j’aime ta présence et ce que je crois que tu dégages, du moins tes vibrations, je t’aime et c’est presque difficile pour moi de ne pas t’aimer, pas le choix, et merci pour ça.. »
« Merci pourquoi ? »
« D’abord, de me faire sentir aussi vivant par cet ébranlement causé par ta découverte… De m’introduire dans tes imaginaires, de m’enrichir, de m’offrir d’autres perspectives sur l’être humain, en fait au fond de me donner espoir en l’être humain.. Il y a un tas de parce que qui font que je t’aime et je t’adore géraldine, il m’est impossible de tous les dire, simplement je t’en remercie très chère, merci beaucoup pour ça..»
« C’est gentil dave… »
« Non du tout, c’est ça qui est ça. Ce n’est pas gentil, mais seulement ce qui est.. »
Géraldine marque un temps d’arrêt, puis s’apprête à dire un truc que je devine, je l’arrête dans son élan par un « Non.. Don’t do that.. »
Surprise, elle me regarde un peu bousculée : « What ?! »
« That.. »
Géraldine comprend que j’ai une idée de ce qu’elle a en tête, mais s’attend à ce que je le dise : « That what ?!! »
« Ne me fais pas de compliment, ne me mets pas sur un piédestal, ne me dis pas que tu m’aimes ou tout ce qui est de cet ordre, ne te sens pas obligée de le faire, et tu ne devrais pas le faire, ce n’est pas le but, vraiment pas, peux-tu le faire pour moi s’il te plaît ?.. »
Géraldine est visiblement choquée, elle secoue la tête, et me jette un regard dont je ne sais pas ce qu’il veut dire et finit par lâcher « Pourquoi ! »
« Parce que dans ce genre de choses, un peu comme le ‘merci’, je n’admets pas la réciprocité. Mais surtout, je n’y crois pas, donc c’est une perte de temps d’énergie de mots, etc. »
Géraldine a gardé le silence un moment, puis nous avons discuté de son désir d’adopter un enfant, de son prochain court-métrage, et de son projet de pièce de théâtre.
Elle a léché son plat de m’bongo tjobi, c’était inattendu, cela m’a fait revivre des souvenirs de mon enfance, nous en avons ri. Nous avons passé un délicieux et jouissif moment.
En partant, sur le seuil de mon appartement, elle a glissé : « Dave, tu es un m’bongo tjobi, je te rassure tout de suite avant que tu ne le prennes mal, ce n’est pas un compliment ». Géraldine a souri, un sourire un peu beaucoup d’un type « Fuck you ».