Bodias est un prince du ghetto, héritier d’un royaume. Il n’a pas l’allure d’un dignitaire, il a la prestance d’un seigneur, nul besoin d’en faire trop, tout est dans l’aura.
Bodias marche dans la rue et les têtes qu’il rencontre le salut sans un mot prononcé, simplement en baissant la tête, il répond par un regard, c’est tout.
Il s’arrête souvent pour discuter avec quelques personnes, prendre de leurs nouvelles, s’intéresser à leurs histoires, proposer son aide et vérifier si certains ont reçu son aide.
Dans le ghetto, l’entraide est la solidarité même, un prince est donc nécessairement solidaire, il descend souvent dans le caniveau pour nettoyer la merde, il se salit les mains quand il le faut pour montrer l’exemple, se salir les mains comme se retrousser les manches et plonger dans le visqueux ou le degueulasse qui fait souvent horreur à tout le monde.
Tout ça, bodias m’en a parlé ce matin en marchant dans ces rues où les autres l’ont élu prince de ce bout de territoire montréalais, ce quartier des damnés de la terre, cet autre monde presque alternatif d’une ville mimant si souvent et de façon si affligeante new york city, les montréal pauvres – des univers parallèles, ils ne sont pas publiés sur insta-nombril-gram, et nulle part, ils n’existent donc pas.
Il m’a dit : « Ne demande jamais aux autres de faire ce que tu n’es pas à même de faire », je l’ai regardé et j’ai pris mentalement des notes. C’est toujours ainsi avec lui, je suis en apprentissage.
Un passant est arrivé à notre hauteur, il a baissé la tête, bodias lui a jeté un regard, le respect mutuel dans un silence qui montre toute la futilité du verbe quand il s’agit d’humanité, la considération réciproque dans un langage d’humanité dépouillé de tout mot, cela se passe ailleurs, cœur contre cœur, âme contre âme, l’étreinte des esprits, les mots sont bonnement inutiles, ils sont même de trop.
Bodias, un prince du peuple, celui d’en bas, celui de rien du tout. Prince aux mains sales, prince puant le caniveau, les rues de son ghetto sont propres, pas de détritus sur le trottoir, pas de mauvaises herbes partout, pas de bâtisses dégradées, malgré manifestement l’abandon du service municipal parce que les damnés de la terre n’intéressent personne, surtout pas les touristes, ils ne rapportent rien et causent tellement de troubles, ils ne font pas rêver et ne participent pas à la fable enchanteresse de la ville, les damnés de la terre : des que dalles.
Malgré cet abandon du service municipal, les âmes d’ici n’ont pas abandonné l’idée de vivre dignement, ils se prennent en main, font de leur mieux, ne se plaignent plus à force de ne pas être entendus, ils sont résilients, et leur quotidien ferait sans doute un film en noir et blanc avec des teintes de gris et quelquefois dans certaines scènes quelques couleurs un peu lessivées juste pour montrer que même quand c’est vivant c’est souvent un peu beaucoup fade, éreinté, à bout de souffle, sans jamais manquer d’espérance.
Le film recevrait sans doute plusieurs prix prestigieux, critiques dithyrambiques, ovations debout, et à la fin du spectacle tout le monde éteindra la lumière et passera à autre chose.
Bodias ne sera pas à l’affiche, il préférera la rue.
Bodias marche sans précipitation, il prend le temps d’écouter les récits de vie, les problèmes que l’on lui soumet, il prodigue des conseils, il fixe des rendez-vous, il planifie dans chaque rencontre soit une solution à venir ou à trouver soit une mission de sauvetage.
Dans la rue, le leader communautaire est un alléluia pour certaines détresses, presque une aube nouvelle.
Bodias, prince du ghetto, leader communautaire, enchaîne réalités humaines sur réalités humaines, réalités en voie de perte de dignité au fond, en le regardant faire je me demande comment il y arrive, comment il l’encaisse, comment il y survit.
Le prince me lâche : « Ah tu sais, ce n’est pas grand-chose » puis replonge dans le caniveau le corps entier.
A un moment de cette traversée d’un royaume quelquefois aux rues ressemblant esthétiquement à des catacombes, il se met à chanter : « The ghetto is a part of my religion, the only thing my eyes can see, there ain’t no man gonna stop the vision, I’m a part of the ghetto, the ghetto is a part of me, this my story, this is my song ».
Quelques passants en l’entendant reprennent avec lui ce chant sorti pour moi de nulle part, quelques inconnus assis dans les escaliers devant chez eux chantent avec lui en tapant des mains : « Children cry no more, because heaven is upon you, please put down your guns, and we shall overcome, thought your load may be heavy, know that the weight makes you strong, sing this song, the song of the ghetto ».
Bodias se retourne et me regarde : « Ne perds jamais la foi ».