Princesse J. est la seule personne au monde qui supporte mes monologues épouvantables faits de réflexions intuitives qui lui donnent souvent l’impression d’un patchwork, d’un ensemble – non pas décousu mais – constitué d’une pluralité de sujets si différents les uns des autres mais si inter-reliés, mosaïques de pensées.
C’est la seule chez qui je teste mes idées, mes pensées, avant de les publier. Il n’y a pas un travail de recherche, un essai, publié, sans qu’elle en ait eu la primeur. C’est ma première lectrice, les premières oreilles dont je force un peu beaucoup à l’écoute, la seule personne au monde à qui je me livre totalement avant de me montrer aux autres en publiant.
Si elle ne comprend pas, si elle n’est pas convaincue, si elle trouve ça sans queue ni tête, je sais que j’ai du travail à faire. Sans elle, tout ce que j’ai produit en ce sens depuis presque dix ans ne serait pas.
Et je lui dois tout de ce que j’ai produit, car c’est en m’écoutant vraiment qu’elle a toujours su trouver la critique qui m’a fait avancer. Princesse J. absolument royale. Inestimable, indispensable.
Je lui parle toujours comme je me parle à moi-même, un peu comme si j’étais dans ma tête et que je l’y invitais. Elle s’assoit toujours en face de moi, devant un café, et puis me demande : « Alors quels sont les potins? »
Elle le sait mes potins sont des commentaires très souvent de l’actualité, les enjeux contemporains médiatiques et autres politiques, mes lectures de revues et de livres, des trouvailles de romans, je lui raconte ce que telle actualité a suscité chez moi d’interrogations, je gueule un peu beaucoup contre ce que je trouve d’absurde dans ma contemporanéité, je lui fais part de mes analyses sur telle problématique, bref je la sature d’un blablabla qui normalement reste dans ma tête, et s’il reste dans ma tête c’est parce qu’il est d’un ennui mortel, ou simplement épouvantable, ce qui signifie souvent la même chose.
Elle m’écoute toujours avec attention, commente mes commentaires, partage avec moi ses propres réflexions sur les mêmes sujets, et a l’habitude de conclure son propos comme moi par un « Misère » – pour dire « Comment est-ce seulement possible tout ceci? »
Princesse J. n’a pas du tout les mêmes parcours que moi, nous n’avons pas le même background, et c’est sans doute pourquoi son regard, sa pensée, ses réflexions m’importent autant. Elle part de ses perspectives à elle et me fait toujours voir tout ce qui m’échappe ou que j’ai eu tendance à négliger ou à minimiser.
C’est grâce à elle que j’ai pu dans certains travaux intégrer certaines perspectives afin d’expliquer, de démontrer, d’interpréter, certains objets et phénomènes.
C’est à travers ses yeux que j’ai pu donner d’autres sens et significations à des objets et phénomènes que je voyais autrement.
C’est grâce à elle que j’ai su que l’utilisation de telles formulations avait plus de chance de mieux présenter mon propos, que l’adoption de telles perspectives me permettait de mieux éclairer un enjeu particulier.
Et même c’est grâce à elle que j’ai pu savoir que durant telle présentation dire les choses d’une certaine façon avec plus d’impact – en termes de compréhension par l’auditoire qu’une autre – donc que ce dire avait plus de chance de faire saisir avec clarté et précision le sujet de ma présentation.
Elle ne me dit jamais « Je crois que tu devrais faire ça ou dire ça », il suffit simplement que je la regarde pour comprendre que soit elle ne comprend rien de ce que je dis (ce qui implique que je parle le martien ou l’alien, donc que si elle a du mal à me comprendre, les autres aussi pourraient ne pas me comprendre, cela m’oblige à reformuler en changeant de registre, à faire preuve de beaucoup plus de limpidité, à trouver le verbe adéquat et la construction appropriée, bref à bosser de fond en comble mon propos dans toutes ses dimensions), soit elle comprend ce que je dis mais cela ne fait pour elle aucun sens (ce qui signifie que j’ai un problème de logique, de rationalité, de fondements argumentatifs, bref non plus de structure mais la substance).
Dans les deux cas, elle n’a pas besoin de dire quoique ce soit, je le vois dans ses yeux malgré ses hochements de tête : « Tu ne comprends pas hein? » ou « C’est vraiment mauvais hein? » Elle répond toujours : « Mettons que tu as du travail à faire, lol » et là je fais souvent « Merde » ou « Bordel » ou je plonge simplement dans une dépression, quelquefois tout en même temps.
C’est grâce à elle que j’ai appris à faire preuve de pédagogie, j’ai appris à communiquer mes pensées sans faire usage des artifices un peu pompeux et pédants du milieu universitaire. Je veux dire, c’est avec elle que j’ai appris à communiquer sur des sujets souvent très intellectuels de la façon la plus accessible au « vrai peuple » ou à la personne ordinaire afin d’être non seulement parfaitement bien compris mais que cela soit minimalement utile voire contributif à notre bien-être commun. Comme je le disais l’autre jour à patrice, en fait tout ce que je produis comme réflexion (si l’on le qualifie ainsi, ce qui n’est pas toujours le cas) a pour destinataire le « vrai peuple », et pas le microcosme universitaire ou intellectuel.
Je ne fais pas tout ça pour que cela finisse dans une espèce d’orgie de neurones dans un boudoir universitaire, je ne fais pas tout ça pour que cela participe à la partouze des cerveaux de l’alcôve universitaire.
En réalité, le seul public qui m’intéresse vraiment quand je fais de telles productions, c’est le « vrai peuple », à la fois monsieur et madame/mademoiselle (et autres) tout-le-monde que surtout ce peuple d’en-bas, les misérables (nouveaux et anciens), le peuple endogé ou des êtres endogés. Mes travaux de recherche, mes essais, ont pour véritables destinataires ce public-là.
C’est pourquoi je crois que savoir lui communiquer mes pensées est un impératif, et faire preuve de pédagogie sans tomber dans le propos un peu condescendant et un peu paternaliste est d’importance.
C’est grâce à la Princesse J. que j’ai appris à reformuler très simplement sans trahir la complexité des sujets certaines problématiques.
C’est grâce à elle que j’ai compris la puissance de la métaphore comme moyen explicatif et compréhensif, la force de l’illustration dans la communication d’une idée pas aussi simple à présenter, et si cela a été possible c’est parce qu’elle et moi ne partageons pas le même background.
Je veux dire, quand tu partages le même background avec une personne, tu ne te donnes pas la peine de la pédagogie, de bosser ta communication dans son aspect accessibilité pour tout le monde ou en dehors de ton microcosme, de travailler ta clarté et ta précision, de remarquer à quel moment tu fais dans la boursouflure – la masturbation, de prendre vraiment le temps de t’interroger sur la maîtrise du verbe adéquat, de te demander si vraiment ce que tu dis est saisissable ou fait vraiment sens, l’autre qui partage ton background sait ce que tu dis et t’enferme dans une espèce de bulle dans laquelle tu es non seulement confortable mais tu t’auto-satisfais.
J’ai compris avec elle la dangerosité de cette situation, car tu deviens à la fois inaudible, illisible et très ampoulé – et même avec le temps dans ton microcosme, personne n’arrive plus vraiment à te suivre, tu parles et on croit te comprendre mais au fond on ne te comprend pas, tu stagnes un peu sans t’en rendre compte, tu n’évolues pas vraiment, pire tu régresses malgré tout ce que tu as accumulé comme connaissances pendant des années.
C’est avec elle que je me suis rendu compte de la nécessité de diversifier son entourage immédiat, de s’entourer de personnes radicalement différentes de soi, aux backgrounds très opposés, aux idéologies souvent très incompatibles, à la sensibilité et à la rationalité absolument différentes voire souvent impossibles à concilier.
Cette diversité ou comme le dirait hardt et negri cette « multitude » comme identités radicales de soi sont des sources d’enrichissement au moins sur deux points : les perspectives et les sensibilités.
Quand tu es entouré de personnes radicalement différentes de toi tu n’as d’autre choix que d’adopter leur perspective et de t’imprégner de leur sensibilité pour les comprendre et comprendre ce qu’elles te disent, en le faisant tu enrichies nécessairement non seulement ton cadre symbolique en sens et significations mais aussi en lexique.
Le vocabulaire et les manières de pensée des autres t’apportent de nouvelles significations des choses, donc de nouveaux mots et expressions signifiés. La richesse d’un verbe est aussi le fruit d’une diversité de son entourage.
Patrice ne parle pas et ne pense pas comme luc, luc ne pense pas et ne dit pas comme normand, normand ne pense pas et ne s’exprime pas comme marielle, marielle ne réfléchit pas et ne se dit pas comme flower di riviera, etc.
En recevant tout ça, en ayant accès à tous ces mondes, quand tu peux y puiser les formulations et adopter les perspectives adéquates afin de penser autrement ce que tu crois et le dire de la manière la plus appropriée.
Si je parle de « constructivisme », de « rationalisme », de « positivisme », de « théorie idéale ou non idéale », de « normativisme », de « contractualisme », de « réalisme », de « gate keeping », du « modèle de shannon et waever » ou celui de « lasswel voire de « jakobson », des écoles de « palo alto » ou de chicago » voire de « francfort », des « théories critiques », de « structuralisme », de « postmodernisme » ou de « postmodernité » (ce qui n’est pas la même chose), d’historiographie, d’historicisme, de « matérialisme marxiste », de « gouvernementalité foucaldienne », etc., à une personne de mon entourage avec le même background que moi et les mêmes références, je n’ai pas besoin d’expliquer et de m’assurer de bien me faire comprendre, nous savons de quoi nous parlons et nous avons tendance à échanger dans un registre précis qui ne soit pas forcement accessible pour tout le monde, nous nous comprenons.
Je ne fais donc pas l’effort d’être compréhensible à tout le monde, je parle à quelqu’un comme moi. Sauf que, d’après mon expérience, cela réduit considérablement les habilités discursives et limite le développement d’un potentiel de réflexion qui s’enrichisse de la diversité discursive.
Même avec des gens qui nous ressemblent nous n’arrivons pas à nous faire comprendre, pas parce que nous ne maîtrisons pas le lexique ou nous ne partageons pas le présupposé commun, mais seulement parce que nous ne sommes bonnement pas compréhensibles. Ou qu’ils ont de la misère à nous suivre, donc ils ne seront pas en mesure de nous dire si nous sommes à côté de la plaque.
La diversité ou la diversification de son entourage est ainsi une façon de se faire humble, une autocritique quasi permanente, un apprentissage presque constant, une remise en question nécessaire.
Dans mon entourage immédiat, j’ai des gens qui ne sont jamais allés à l’université, ils n’ont pas fini leur secondaire deux, comme on le dirait un peu en france la cinquième (je crois, pas vérifié), et ce sont des personnes d’une intelligence qui me scotche toujours, pour dire me laisse tout le temps sur le cul (elles sont incroyablement brillantes).
D’où je viens, on nomme ça « l’intelligence du village », c’est-à-dire une intelligence qui n’est pas le produit d’un cursus académique ou sanctionner par le processus académique, c’est l’intelligence produite par la vie et ses expériences, c’est l’intelligence issue du pragmatisme et qui se manifeste par la créativité et l’ingéniosité qu’imposent les aléas de l’existence avec une restriction importante de moyens, l’intelligence issue du « je dois faire avec, que puis-je donc faire ».
Cela ne s’acquiert pas à l’école ou dans les livres, on est capable de l’avoir ou pas, voilà aussi en quoi de telles personnes m’ont toujours plus intelligentes que tout le condensé de doctorants et post-doctorants que souvent j’ai l’habitude de rencontrer ou de fréquenter – qui ont ceci de ne pas être capable de faire preuve d’originalité tout en étant extrêmement et remarquablement surdoués sur le plan académique ou du savoir universitaire (en ce sens, ils me scotchent aussi tout le temps, je reste sur le cul).
Ce type d’intelligence – l’intelligence du village – je l’ai très souvent rencontré ici chez des autodidactes et des analphabètes dits fonctionnels.
Howard gardner l’a si bien établi il n’y a pas d’intelligence il y a des intelligences, autrement dit l’intelligence est multiple (linguistique, logico-mathématique, spatiale ou visuelle, musicale, corporelle-kinesthésique, interpersonnelle, intrapersonnelle, naturaliste), sans parler de l’intelligence émotionnelle comme théorisés par peter salovey et john mayer.
Ce qui fait en sorte que les tests de quotient intellectuel sont absurdes, une connerie, car il est difficile de mesurer l’intelligence des individus.
Comme je l’ai souvent dit ici, le diplôme ne décerne pas l’intelligence (le diplôme sanctionne un parcours, et établit une présomption de connaissances), je dirais même le logico-rationnel ne dit pas nécessairement l’intelligence. Pour dire, il faut arrêter avec cette obsession de l’intelligence, c’est sans intérêt.
Diversifier donc son entourage en intelligences et en sensibilités voire en expériences est selon moi primordiale pour son enrichissement personnel, son développement personnel. On n’a rien à perdre, au contraire on a tout à gagner, au pire on ne perçoit pas le plus (ce qui en soi n’est pas une perte).
Mais, surtout, on a accès à des opportunités, on circonscrit le risque d’un emmurement dans une bulle (idéologique, culturelle, etc.) qui a pour effet de nous transformer en quelque chose de foncièrement cadavérique (intellectuellement, humainement, etc.).
La diversification et la diversité disent l’inconfort, et c’est tant mieux. C’est douloureux, inattendu, mais c’est potentiellement critique comme un re-examen, une re-évaluation, de nous-mêmes, une re-définition de nous-mêmes, une façon d’être et de rester en mouvement vers toujours mieux ou une version plus intéressante de nous-mêmes, une véritable maturité.
Quand on est entouré de cette multitude, on est forcement humbles, impossible de ne pas l’être. Quand on va à la découverte d’autres horizons, on n’en revient pas indemnes, improbable – à moins de se forcer un peu beaucoup.
L’autre jour, une connaissance directrice d’une grande firme de concessionnaires me racontait pourquoi elle avait voté la caq – le parti néolibéral ou ultra néolibéral au pouvoir actuellement au québec. Elle fait partie de la classe moyenne supérieure, salaire annuel entre trois cent mille et quatre cent mille dollars par an, belle villa dans un quartier huppé ou un de ces « gated communities » ou « ghettos de riches » dont nous avons le secret, elle et son conjoint conduisent des voitures de l’année (chaque année), elle a bien sûr une immense piscine creusée chez elle, va avec sa famille composée d’elle son conjoint et de deux bambins trois fois par an dans le « sud » (les lieux paradisiaques d’amérique latine).
Elle a été séduite par deux choses dans le discours de la caq : la baisse de la pression fiscale sur sa classe sociale (une pression fiscale qui est objectivement un racket comparativement à ceux que les « vrais » riches des 1% des plus fortunés doivent payer, et la protection des valeurs et de l’identité dite québécoises (pour dire, un discours xénophobe, raciste, islamophobe, etc.). Elle a voté la caq.
Personnellement, tu le sais déjà, la caq n’est pas ma tasse de thé, c’est donc une connaissance avec laquelle je ne partage au fond idéologiquement rien, ses valeurs ne sont pas les miennes. Mais, en l’écoutant, j’ai appris et compris pourquoi une large partie de l’électorat de sa classe sociale avait voté pour un tel parti. Je me suis dit que si j’avais à m’attaquer à ce discours idéologique j’avais une idée précise de comment le faire, car elle me faisait plonger dans sa réalité qui est à la fois légitime et bien évidemment compréhensible.
Sa réalité était un défi pour moi. Une remise en question des grands discours théoriques et intellectuels de gauche ou « néo marxistes » qui ne parlent à personne en dehors du microcosme, une remise en question des grandes idéologies de droite et ultra libérales. C’est en ayant accès à cette réalité que je peux réfléchir et adopter un discours qui intègre une réalité qui est opposée à tout ce que je crois sans rien perdre de sa valeur.
Ma connaissance est une opportunité, une façon de quitter l’éther des grandes idées intello-truc-truc et des grandes envolées lyriques du « grand soir » et de la « révolution » pour s’enraciner dans le réel ou les réalités.
Voilà le défi que je n’aurais sans doute pas saisi simplement ou seulement en fréquentant des anarchistes libertaires et autres de la même tribu.
Voilà aussi un exemple selon moi de la nécessité, de l’impératif, de diversifier son entourage immédiat. En dehors de nos grandes et intimes convictions, les choses sont beaucoup plus complexes.
La diversité oblige à se décentrer, voilà aussi tout son intérêt. L’on n’est plus un nombril au milieu de nombrils comme soi.
Princesse J. n’est donc pas un nombril, encore moins un nombril qui me ressemble. Si j’ai pu acquérir tout ce que je suis aujourd’hui, évolué sur certains aspects d’importance, c’est parce qu’elle est à l’autre bout de mon spectre. Sans elle, beaucoup de ce que j’ai produit en réflexions ne serait pas. Sans toutes les personnes aussi différentes que paradoxales, souventefois opposées, je ne serai pas.
Mais s’il est aussi une chose qu’elle m’a fait découvrir, c’est l’effet de ma voix quand je parle. Ma voix grave et monocorde comme elle le dit souvent la relaxe tellement que durant mes monologues elle s’endort, bonnement.
Tu imagines, elle est devant un café, dans un café, je commence à parler, au bout d’un moment elle ferme doucement les yeux, puis « Goodbye sweetie » elle file dans les bras de morphée.
« Ce n’est pas de ma faute, ta voix est trop relaxante » comme elle m’accuse souvent. J’ai donc appris à varier mon inflexion afin de garder éveiller les gens quand je parle.
Vois-tu c’est aussi pourquoi je n’aime pas parler, je suis soporifique. Et c’est grâce à elle que j’en ai pris conscience, elle la Princesse J. inestimable et indispensable.