Genre(s)?

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« Pourquoi offre-t-on des poupées aux filles et des voitures aux garçons ? Pourquoi les femmes gagnent-elles moins que les hommes ? Comment expliquer qu’elles effectuent les deux tiers du travail domestique ? Pourquoi est-ce si mal vu pour un homme d’être efféminé ? Le pouvoir est-il intrinsèquement masculin ?
Il s’agit là de quelques-unes des nombreuses questions auxquelles s’intéressent les études sur le genre, devenues depuis une trentaine d’années non seulement un champ de connaissances, mais aussi un outil d’analyse incontournable en sciences humaines et sociales.
Au-delà de la variété des phénomènes étudiés, l’ouvrage souligne plusieurs partis pris essentiels des études sur le genre : les différences systématiques entre femmes et hommes sont le résultat d’une construction sociale et non pas le produit d’un déterminisme biologique ; l’analyse ne doit pas se limiter à l’étude « d’un » sexe, mais porter sur leurs relations ; le genre est un rapport de domination des hommes sur les femmes, dont les modalités et l’intensité sont sans cesse reconfigurées.
Ce manuel propose un panorama clair et synthétique des notions et références essentielles des études sur le genre, en les illustrant par de nombreux exemples concrets. »

 

« Le mot drag a plusieurs acceptions et plusieurs étymologies qui ne sont pas toujours claires et identifiables. Selon Roger Baker [1995, p. 17], le mot est utilisé au milieu du xixe en Angleterre pour désigner le jupon [pettycoat]. Dans la culture théâtrale, il fait référence au mouvement et à la taille de longues robes [dragged along the floor], mais peut aussi être considéré comme un acronyme de « DRessed As a Girl » (« habillé comme une fille »). Dans l’argot gai, le mot drag est utilisé pour désigner des travestis qui draguent les hommes ou qui parodient les codes de la féminité. Dans une acception plus large, drag désigne n’importe quel vêtement qui a une signification sociale en termes de genre et il est utilisé dans les communautés gaies, lesbiennes ou trans’ dans un cadre typiquement théâtral [Newton, 1972, p. 37]. Le terme drag désigne ainsi couramment des pratiques d’incarnation genrées liées aux (sub)cultures lesbiennes, gaies, trans’ et queer.

Le drag connaît de multiples variantes, parmi lesquelles les figures de la drag queen et du drag king sont les plus connues. Les drag queens peuvent être définies comme des personnages à la féminité souvent hyperbolique, joués par des personnes assignées « hommes » à la naissance. D’abord ancrées dans la culture underground new-yorkaise, les drag queens deviennent de plus en plus visibles au cours des années 1980, notamment grâce à la fondation, dans l’East Village en 1984, du festival Wigstock, le Woodstock des drag queens (« wig » signifiant « perruque ») [Lebrun-Cordier, 2003, p. 159-161]. Le documentaire Paris is Burning de Jennie Livingston [1990] et le show télévisé américain Ru Paul’s Drag Race ont contribué à populariser les concours de drag queens auprès d’un large public.

Les drag kings sont des personnes généralement assignées « femmes » à la naissance qui mettent en scène les masculinités dans une démarche personnelle (une quête relative à son propre genre), artistique (le désir de se produire sur une scène) et politique (la nécessité de déstabiliser les frontières du genre par l’incarnation de masculinités) [Greco, 2014]. Les drag kings émergent à la fin des années 1980 sur la scène des bars lesbiens de New York, San Francisco, Londres et Berlin [Torr et Bottoms, 2010 ; Volcano et Halberstam, 1997] et s’insèrent historiquement dans un réseau de pratiques que les chercheurs et chercheuses ont assimilé à la female masculinity (masculinité des « femmes ») [Halberstam, 1998], à la culture butch/ fem et camp [Case, 1993] et au travestissement féminin [Bard et Pellegrin, 1999].

Historiciser les pratiques drag
La culture du drag se développe aussi au sein d’une tradition qui est celle des bals ; les gays, les lesbiennes et les travestis blanc·he·s avaient la possibilité de se rencontrer dans des endroits sûrs et d’explorer diverses formes de subversion des normes de genre, par et dans les pratiques de danse et de travestissement. Historiquement, on fait remonter la naissance de cette culture à 1869, lorsque le premier bal masqué eut lieu dans le Hamilton Lodge, à Harlem [Chauncey, 2003]. Dans les années 1920 et 1930, les bals se multiplient et suscitent une forte curiosité de la presse. Le public assiste à une mise en scène des genres : des lesbiennes habillées en homme dansent avec des gays habillés en femme. Il faut attendre 1962 pour que le premier bal noir ait lieu, à une époque où les mouvements pour les droits civiques occupent le devant de la scène politique étatsunienne, mais surtout les années 1980 pour que les communautés drag noires et latinas puissent commencer à s’approprier un certain nombre d’espaces à New York. C’est aussi à cette période qu’un système d’entraide communautaire émerge grâce au système des houses, de véritables familles de substitution qui agissent comme des centres d’accueil et de solidarité pour des groupes subissant une forte marginalisation de la part à la fois du milieu homo blanc et des familles d’origine [Bressin et Patinier, 2012].

Les pratiques drag se situent également au sein d’une culture de la performance, entendue comme genre artistique. Cette culture émerge à la fin des années 1960 aux États-Unis et fait du corps un espace de création artistique et de contestation de l’ordre social. Les performances de groupes théâtraux comme les Cockettes ou les Split Britches, aux États Unis dans les années 1970 et 1980, ou les Mirabelles et les Gazolines, en France à la même époque, sont exemplaires en ce qu’elles mobilisent le travestissement et la parodie comme ressources artistiques et politiques. Ces groupes proposent une nouvelle forme d’action politique centrée sur le corps, les vêtements et la parodie et mettent à mal les frontières entre vie personnelle, sphère artistique et engagement politique – des traits caractéristiques d’un bon nombre d’actions politiques féministes et LGBT+ depuis les années 1960 [Munoz, 1999 ; Broqua, 2006 ; Wark, 2006].

Conflits et filiations catégorielles : le drag au prisme du travestissement et du camp

Les pratiques drag, tout en étant héritières du travestissement, le complexifient d’une façon intéressante. Le travestissement peut renvoyer, tel qu’il émerge dans les pratiques des acteurs et des actrices et tel qu’il a pu être analysé par les chercheurs et chercheuses, à une « vérité » du sexe qui se cacherait sous les strates des vêtements et qui pourrait être révélée à tout moment, mais qui reste invariablement cachée. Les pratiques drag se situent, elles, dans une perspective performative et plus clairement politique. De ce fait, elles ne cachent pas une « vérité » du sexe, mais la rendent fictionnelle en révélant son caractère artificiel. Pour les mêmes raisons, les drag kings et les drag queens ne sont pas non plus assimilables à ce que, dans la tradition théâtrale, on appelle les « male impersonators » ou les « female impersonators » (des transformistes femmes/hommes incarnant la masculinité/féminité). Ce qui est en jeu dans les pratiques drag, ce n’est pas la reproduction de la masculinité ou de la féminité, mais leur interrogation et leur déstabilisation. De ce fait, les drag kings et les drag queens sont moins dans l’imitation du genre que dans un processus créatif des genres en général. C’est le cas des performances des drag queens africaines-américaines dont rend compte Rusty Barret [1999], dans lesquelles l’incarnation de la féminité passe par la mobilisation ironique et féroce de stéréotypes de genre et par des registres linguistiques hétérogènes : le parler d’une femme blanche croyante, celui d’un homme gai ou d’une femme noire donnent vie à une performance parodique peuplée par une multitude de voix. C’est justement cette distanciation affichée vis-à-vis des personnages que les drag incarnent et cette focalisation sur la dimension théâtrale de la pratique qui éloigne la figure du drag de la catégorie du travesti [Newton, 1972]. Cela permet au drag d’afficher une posture ironique, voire camp. Le camp est un ensemble complexe de pratiques ritualisées, issues d’une position marginalisée et stigmatisée, et qui contribuent à déstabiliser et à dénaturaliser l’ordre social en en révélant le caractère artificiel, genré, classiste et racialisé.

Le camp est une pratique interprétative, une sensibilité, comme l’a défini Susan Sontag [1964]. Il est aussi foncièrement lié à une culture homosexuelle [Le Talec, 2008]. Le camp est politique en ce qu’il fait passer par le rire une critique du système dominant, hétérocentré et homophobe. C’est dans ce sens que l’on peut interpréter les pratiques drag comme relevant du camp, même si on assiste, dans la littérature, à un clivage selon lequel les pratiques drag queen seraient irréductiblement camp, contrairement aux pratiques drag king, issues d’une culture lesbienne ou butch. Ainsi, selon l’anthropologue Ester Newton [1972], le camp est une pratique associée à la culture des hommes homosexuels, qui est transposée dans les performances des drag queens. Quelques décennies plus tard, à propos des lesbiennes performant des drag queens dans le concours annuel de Cherry Grove (États-Unis), elle nuance son propos et pense le camp lesbien comme un phénomène récent permettant d’interroger et de problématiser le monopole des hommes homosexuels dans ce genre de pratiques et d’institutions [Newton, 1996].

Les historiennes Elizabeth Kennedy et Madeline Davis [1993], qui ont travaillé sur l’histoire orale des lesbiennes butch, situent l’incarnation de la masculinité au sein du couple butch/fem (couple dans lequel les partenaires adoptent l’une un genre féminin – fem – et l’autre un genre masculin – butch) en dehors du périmètre du camp, tout en reconnaissant dans ce type de dispositif catégoriel un élément relevant de l’artifice du genre [Davis, 1993, p. 383]. Dans cette même perspective, la position de Jack/Judith Halberstam [1998, p. 238] consiste à ne pas appréhender les pratiques drag king au prisme du camp, mais à parler d’une nouvelle stratégie esthétique, performative et politique nommée « kinging ». Le kinging, suivant des schèmes de l’humour drag, met en scène la masculinité blanche petite-bourgeoise, caractérisée par un manque de performativité – la dimension performative, construite, historique, de la masculinité blanche est généralement invisible en tant que norme dominante. Dans ce cadre, un véritable enjeu se pose aussi bien pour les performeurs et performeuses que pour les chercheurs et les chercheuses : comment performer ce qui se présente et ce qui est interprété comme « naturel » et en dehors de toute performativité ? Comment, enfin, rendre compte de l’appareil performatif qui produit inévitablement une performance, mais une performance pensée comme « naturelle » et échappant à toute mise en scène ? Le kinging tente donc de révéler, en la parodiant, l’existence d’une performativité de cette masculinité blanche petite-bourgeoise, qui incarne une sorte de neutralité, d’invisibilité – liée aux normes dominantes – en termes de performance de genre.

Le drag entre performance et performativité

Cette focalisation sur les pratiques d’incarnation genrées en tant que performances permet d’envisager le drag à la fois comme un travail artistique, un outil politique de subversion de la binarité du genre et des corps, et une appréhension du genre en tant qu’accomplissement pratique [West et Zimmerman, 1987]. Ainsi, les modes d’appréhension du genre au prisme du « faire » se multiplient dans la littérature. C’est dans ce cadre que Judith Butler, dans le chapitre final de Trouble dans le genre, montre comment le drag « révèle implicitement la structure imitative du genre lui-même – ainsi que sa contingence » [2005a, p. 261].

Le drag comme performance permet une appréhension du genre en tant que pratique qui se rend intelligible dans et par les pratiques quotidiennes incarnées : le genre s’accomplit par une mise en scène routinière des corps impliquant les gestes, les postures, les mouvements, la parole ; il se situe au sein d’une série des pratiques l’ayant précédé et le rendant possible ; il se construit devant, pour et avec un auditoire, qu’il soit dans un espace théâtral ou dans la vie de tous les jours.

L’exemple du drag en tant que performance de genre a sans doute contribué à éclairer la dimension construite et non « naturelle » du genre, mais aussi à entretenir une certaine confusion entre performance et performativité, qui s’inspire de la théorie de la performativité du langage développée par le philosophe anglais John Langshaw Austin [1962]. Le verbe « to perform » signifie « faire », « réaliser », « accomplir » ou encore « jouer », « interpréter » le genre ; la « performativité » [performativity] désigne la réitération d’une norme ou d’un ensemble de normes, jusqu’au point où l’on ne les perçoit plus comme des normes : « La performativité doit être comprise non pas comme un “acte” singulier ou délibéré mais plutôt comme la pratique réitérative et citationnelle par laquelle le discours produit les effets qu’il nomme » [Butler, 2009, p. 2].

Cette distinction est cruciale en ce qu’elle permet de nuancer une interprétation du propos de Butler dans les termes d’un constructionnisme radical qui attribue aux acteurs et aux actrices une capacité d’agir [agency] absolue. La notion de performativité permet de déplacer ainsi la capacité d’agir des individus dans le cadre des discours et d’un ensemble de normes au sein desquels le faire s’insère et doit être compris. Les performances drag et les ateliers de fabrication d’un personnage qui les accompagnent sont, dans ce cadre, de véritables laboratoires de fabrication collective, corporelle et historique d’un soi genré. Ils construisent un espace dans lequel on peut faire l’expérience, sur son propre corps, de la dimension sexuée de l’espace public (on ne marche pas et on n’occupe pas l’espace de la même façon si l’on est « en femme » ou « en homme ») et de la rigidité des rôles de genre dans la vie de tous les jours. Dans la littérature sur le drag, ce point ne fait cependant pas l’unanimité. Deux positions s’affrontent : d’une part, celles et ceux qui voient dans les performances drag un espace pour la subversion des genres, d’autre part, celles et ceux qui ont une vision moins optimiste vis-à-vis du potentiel politique de ces pratiques.

Dans le cadre d’un travail mené sur les séances de gospel du dimanche soir organisées par une troupe de drag queens dans un bar gai d’Atlanta, aux États-Unis, Edward Gray et Scott Thumma [2012] soulignent que chanter des cantiques gospel en travesti est un acte rituel qui redéfinit les catégories ordinaires de l’expérience, crée un nouveau modèle d’identité et réconcilie le fait d’être gai et d’être chrétien [voir la notice « Religion »]. Pour Béatrice de Gasquet et Martine Gross [2012], ces rites peuvent être analysés « comme des moments de catharsis réflexive et de prise de conscience critique à l’égard des normes de genre et de sexualité. Dans le cas de l’heure du gospel, le drag permet de créer un rapport critique à l’institution religieuse et à ses normes sexuelles. On peut en même temps se demander jusqu’où le drag trouble la dichotomie féminin/masculin. En effet, dans un contexte religieux non seulement hostile à l’homosexualité mais aussi fermé au pastorat féminin, il pouvait être moins subversif que le gospel soit chanté par des personnages féminins que masculins, qui auraient pu dans ce cas prétendre symboliquement à la position du pasteur ; d’une certaine manière, les Gospel Girls ne remettent pas pleinement en cause le monopole masculin sur l’autorité religieuse » [de Gasquet et Gross, 2012, paragraphe 18].

Les pratiques drag au prisme de l’intersectionnalité

L’aspect politique du drag se révèle aussi à l’aune des co-constructions de genre, race et classe révélées par les chercheurs et chercheuses. Jack/Judith Halberstam remarque ainsi que « la masculinité durant le numéro de drag king est toujours affectée par la race, la classe et le genre et par l’histoire des différentes communautés lesbiennes et leurs relations, variables dans le temps, aux styles butch/ fem et à la masculinité des « femmes » [ female masculinity] en général. […] Leurs performances tendent à éroder le mythe de l’autosuffisance [self-sufficiency] sur lequel repose la masculinité hégémonique et révèlent sa dépendance à l’avilissement des masculinités de couleur et des classes ouvrières » [Halberstam, 1997, p. 106-107, notre traduction]. Halberstam observe que, dans les concours de drag kings, les mises en scène des masculinités blanches sont moins théâtrales (au sens de moins « spectaculaires ») que celles des masculinités noires et asiatiques : « La non-théâtralité de la masculinité blanche dominante s’explique par le fait que la masculinité chez les hommes blancs dépend d’une notion relativement stable de réalité et de naturalité du corps mâle et de ses effets de signification. […] La masculinité blanche pour le drag king doit être rendue visible et théâtrale avant d’être performée, tandis que les masculinités de couleur ont déjà été rendues visibles ou invisibles, théâtrales ou non théâtrales dans leurs relations diverses aux masculinités blanches dominantes » [p. 111-112, notre traduction].

Si les réceptions élogieuses de Paris is Burning de Jennie Livingston ont souvent lu le drag en termes de subversion des normes de genre, bell hooks récuse cette idée. Selon elle, ce documentaire érige la féminité blanche des classes supérieures comme référence ultime pour les drag queens noir·e·s : « Dans l’univers des drag balls (bals drag) gaies et noires [que Jennie Livingston] dépeint, l’idée de la féminité est totalement personnifiée par la blanchité. Ce que les spectateurs voient, ce ne sont pas des hommes noirs désireux d’incarner ou même de “devenir” de “vraies” femmes noir·e·s, mais leur obsession d’une vision idéalisée et fétichisée de la féminité, qui est blanche » [hooks, 1992, p. 147-148, notre traduction]. hooks montre que le film ne se situe pas, n’explicite pas son point de vue, qui ne peut être neutre et « universel », et relève de celui, particulier, d’une réalisatrice blanche. Selon hooks, il conforte le public blanc par la réaffirmation d’une féminité blanche comme modèle auquel aspirer, en adoptant une position surplombante qui ne contrecarre pas les façons dont la blanchité hégémonique « représente » les Noir·e·s. bell hooks affirme ainsi que les drag balls « ne sont pas nécessairement une expression radicale de l’imagination subversive en train d’ébranler et de défier le statu quo » [p. 150, notre traduction].

Vers une chorégraphie du concept de genre ?

La chercheuse et chorégraphe Susan Leigh Foster avançait, en 1998, que la difficulté de conceptualiser le genre en tant que relation dynamique avec les catégories de race et de sexualité tient sans doute au fait que le terme « performance » (dans « performance de genre ») est utilisé en référence à la théorie de la performativité du langage d’Austin [1962] et non aux théories de la performance issues des études théâtrales et de danse [Foster, 1998, p. 3]. Ceci est d’autant plus étonnant que la figure paradigmatique de la drag queen renvoie à l’univers de la scène, du spectacle, de la performance au sens théâtral du terme. Foster propose donc d’examiner non pas seulement la réitération permanente des actes et discours qui « font » le genre (ce qui est appelé dans la littérature la « performativité »), mais aussi le lien que l’on peut établir entre eux. Pour cela, elle avance le concept de « chorégraphie du genre », fondant son étude sur la danse, où les gestes et le rôle du performer (danseur, danseuse) sont clairement définis. Selon Foster, le terme de chorégraphie résonne avec les valeurs culturelles qui concernent les identités corporelles, individuelles et sociales, tandis que le terme de performance renvoie aux aptitudes nécessaires pour représenter ces identités. Ainsi, penser avec Foster la performance de genre comme une forme d’exécution (inconsciente/consciente, acritique ou parodique) d’une chorégraphie, permet de s’intéresser aux diverses façons qu’ont les performers de s’approprier une chorégraphie en fonction de leur interprétation personnelle et de leurs caractéristiques corporelles. Foster avance aussi que le concept de chorégraphie permet de ne plus opposer le corporel et le discursif dans l’étude du genre – une opposition souvent convoquée dans les discussions autour de l’usage du concept de genre par Butler [2005b]. En effet, parmi les controverses suscitées par Trouble dans le genre, on trouve l’argument selon lequel la théorie des actes de langage [speech act theory] ne peut saisir pleinement les dimensions proprement corporelles du genre et la violence des normes de genre sur les corps.

Cette conception de la performance dérivée des études de danse, de théâtre et de performance [theater, dance and performance studies] permettrait, si l’on suit le raisonnement de Foster, de concevoir le drag comme l’interprétation hyperritualisée d’une chorégraphie sociale et culturelle diffuse (une chorégraphie « sans auteur »). Cette interprétation qui rend visibles les motifs de la chorégraphie, motifs naturalisés par leur réitération permanente mais dont l’imitation parodique révèle la dimension construite, non naturelle. La drag queen ou le drag king sur scène seraient donc, selon Foster, plus chorégraphes que performers, composant avec un répertoire de codes culturels, corporels, linguistiques. Dans cette perspective, les performeurs et performeuses mettraient en place un processus de « désidentification » [disidentification] [Munoz, 1999], par lequel les sujets minoritaires et minorisés recyclent d’une façon créative et inédite des objets déjà investis par un pouvoir dominant, comme les fantasmes racistes, sexistes et genrés. Ces formes de recyclage des normes ont été notamment mises en place par des performeurs et performeuses d’origine cubaine et mexicaine comme Vaginal Davis [Munoz, 1999] ou Gómez-Peña [2000].

Le concept de performance de genre est paradoxal : il renvoie sémantiquement aux arts de la scène, mais porte en lui une référence à la théorie du langage d’Austin et occulte les études théâtrales et de danse – où la performance est analysée à la fois comme genre artistique et comme métaphore pour rendre compte de l’aspect théâtral, improvisé et créatif de toute pratique quotidienne. Si la figure de la drag queen, depuis Butler [2005a], a occupé de façon paradigmatique la scène de la performance du genre, les pratiques drag kings commencent, depuis les recherches de Halberstam, à bénéficier de travaux empiriques rendant compte de leur dimension intersectionnelle, incarnée, historique et collective. Depuis quelque temps, on assiste néanmoins à une problématisation de ces mêmes catégories grâce à des performances dans lesquelles des personnes assignées femmes mettent en scène les féminités queen, des drag kings performant des drag queens, par exemple. Ainsi, de nouveaux assemblages corporels et catégoriels voient le jour, rendant les frontières entre genres de plus en plus fluides et résistantes à toute essentialisation. »

– Greco, L. & Kunert, S. (2016). Drag et performance. Dans : Juliette Rennes éd., Encyclopédie critique du genre: Corps, sexualité, rapports sociaux (pp. 222-231). La Découverte.

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« « Désir(s) », « Mondialisation », « Nudité », « Race », « Voix »… Les soixante-six textes thématiques de cette encyclopédie explorent les reconfigurations en cours des études de genre.
Trois axes transversaux organisent cette enquête collective : le corps, la sexualité, les rapports sociaux. Dans les activités familiales, sportives, professionnelles, artistiques ou religieuses, les usages du corps constituent désormais un terrain privilégié pour appréhender les normes et les rapports de genre. Les pratiques érotiques que les sociétés, à travers l’histoire, ont catégorisées comme normales ou déviantes occupent quant à elles une place inédite pour éclairer les articulations entre hiérarchies des sexes et des sexualités. Enfin, les inégalités liées au genre sont de plus en plus envisagées en relation avec celles liées à la classe sociale, la couleur de peau, l’apparence physique, la santé ou encore l’âge. Cette approche multidimensionnelle des rapports sociaux a transformé radicalement les manières de penser la domination au sein des recherches sur le genre.
En analysant les concepts, les enquêtes empiriques et les débats caractéristiques de ces transformations saillantes, les contributrices et contributeurs de cet ouvrage dessinent une cartographie critique des études de genre en ce début de XXIe siècle. »

« Dans la conclusion de The Origin of Species [1859], traduit en français sous le titre De l’Origine des espèces, Charles Darwin prédit : « Un champ de recherches immense et presque inexploré va s’ouvrir concernant les causes et les lois de la variation » [p. 486]. Il imagine donc l’émergence de la génétique en tant que science de la variation. Darwin comprend également l’influence qu’aura la vision évolutionniste sur la compréhension des comportements humains et ajoute : « Dans un futur lointain, je vois s’ouvrir des champs de recherches encore plus importants. La psychologie sera fondée sur de nouvelles bases, celles de l’acquisition nécessaire de chaque capacité, de chaque pouvoir mental par l’évolution. La lumière sera jetée sur l’origine de l’Homme et son histoire » [p. 488]. Ces deux prédictions sont au cœur de nombreux débats actuels pour caractériser ce qui, chez les humains, relève de l’inné ou de l’acquis.

Génétique et sciences humaines et sociales : un dialogue difficile

Dès le début du xxe siècle, la génétique se pose comme science de l’étude de l’hérédité des variations. Elle vient en cela bousculer la biologie pour laquelle l’étude de l’hérédité, fondée sur l’embryologie, est d’abord l’étude de la transmission de la norme. Aux biologistes qui se demandent « Comment une poule produit-elle une autre poule ? », les généticien·ne·s opposent une autre question : « Comment les variations de couleur de la crête des poules sont-elles transmises ? »

De fait, l’hérédité des variations devient un sujet de recherches pour deux types de scientifiques : en premier lieu les darwiniens, mais également les agronomes et horticulteurs qui se préoccupent, eux, d’hybrider des plantes ou des animaux à fin d’amélioration [Gouyon, Henry et Arnould, 1997]. Les expressions « amélioration des plantes » et « amélioration des animaux » restent aujourd’hui encore les expressions consacrées pour désigner les pratiques agronomiques permettant d’adapter génétiquement les formes domestiques aux impératifs de production. Science de l’hérédité des variations, la génétique ne dit rien de la norme en tant que telle, au contraire de l’embryologie. Elle ne traite que de la façon dont se transmettent et s’héritent les déviations par rapport à cette norme. La génétique ne peut donc pas répondre à la question « Qu’est-ce qui fait que je suis ce que je suis ? », mais apporte des éléments pour comprendre « Pourquoi suis-je différent·e d’un·e autre ? ». Or ces différences entre individus sont liées, d’une part, à l’hérédité, à ce que les ancêtres de ces individus leur ont transmis, et, d’autre part, à leur environnement.

La part des gènes et la part de l’environnement

La génétique tente de distinguer ce qui est de l’ordre de l’inné et ce qui relève de l’acquis, non pas dans les caractéristiques d’un individu donné, mais dans les différences entre des individus donnés. Insistons une dernière fois sur ce point : la génétique n’a rien à dire sur ce qu’est un individu particulier, elle peut seulement étudier les différences, les variations, et elle ne peut le faire que dans le cadre de l’échantillon d’individus étudiés dans l’environnement où ils se trouvent [Lewontin, 1984].

Pour donner un premier exemple, on peut se demander d’où viennent les variations du nombre de jambes chez les humains. La plupart d’entre eux et elles ont deux jambes, mais il existe une variation. Ceux qui ont zéro ou une seule jambe ont subi un accident, souvent après la naissance, parfois avant (on pense, par exemple, à l’administration de Thalidomide à de nombreuses femmes enceintes dans les années 1950). Ces variations (liées à des accidents) sont donc de l’ordre de l’environnement. Dans le langage de la génétique, on dira donc que le nombre de jambes n’est pas déterminé par les gènes, mais par l’environnement [Lynch, 2013]. Bien sûr, le fait que les humains aient en général deux jambes est causé par des informations génétiques. Toutefois, dans le langage de la génétique, ce sont uniquement les déterminants des variations, et non pas ceux de l’état « normal », qui sont recherchés. Ainsi, la constitution d’un langage scientifique propre à chaque discipline – et ici celui qui s’est développé pour le champ de la génétique – peut aboutir à des formulations surprenantes pour les non-initiés, notamment pour les spécialistes en sciences sociales, ce qui complique les dialogues interdisciplinaires et peut nouer des incompréhensions importantes.

Sur divers caractères simples ou complexes, les études de génétique permettent d’expliquer une partie des variations observées chez les organismes vivants par des variations précisément génétiques [Deutsch, 2012]. Ce résultat est bien sûr totalement contingent à l’échantillon étudié. Si on choisit une population génétiquement très homogène, les variations seront pour la plupart dues à des effets de l’environnement. En tout état de cause, les résultats obtenus sur un groupe d’individus donné, dans des conditions données, ne permettent pas de savoir avec certitude quels résultats on trouverait pour les variations du même caractère chez d’autres individus et dans un autre environnement. Ceci est vrai pour deux raisons : d’une part, comme on l’a vu, il n’y a aucune certitude qu’un échantillon d’individus présente les mêmes variations génétiques qu’un autre ; d’autre part, dans deux environnements distincts, les mêmes variations génétiques peuvent engendrer des effets différents.

Ce dernier point est d’une importance cruciale en ce qui concerne les implications sociales de la génétique. En effet, une compréhension partielle des résultats de cette discipline peut amener à penser que, à partir du moment où des gènes sont impliqués dans l’explication d’une variation donnée (taille, performance, etc.), il n’existe pas de moyen d’influencer ce caractère par un changement d’environnement. Ceci est faux puisque les effets des gènes dépendent de l’environnement dans lequel ils sont exprimés.

Le « déterminisme » génétique, un terme malheureux

Comment repère-t-on les effets d’un gène ? La méthode la plus simple est de comparer un groupe d’individus porteurs du gène en question et un groupe d’individus ne le portant pas. Cette méthode est un peu compliquée par le fait que nous avons deux exemplaires de chaque gène : certains gènes agissent en un seul exemplaire (Mendel les a qualifiés de « dominants »), alors que d’autres ne s’expriment que s’ils sont en deux exemplaires (Mendel les a appelés « récessifs »). Prenons un exemple pour comprendre cette méthode comparative : si on trouve que les porteurs du gène étudié ont tous les yeux bruns alors que les non-porteurs peuvent avoir des yeux d’autres couleurs, on en déduira que ce gène « détermine » la couleur brune des yeux. Cette formulation est malheureuse : le verbe « déterminer » a un sens trop fort, mais il est trop courant pour être évité. Il faut donc bien comprendre ce qu’il signifie en réalité pour saisir le cœur de notre raisonnement. Tant qu’il s’agit de la couleur des yeux, c’est relativement simple, surtout grâce au fait que l’environnement joue peu sur ce caractère. Mais, dès que les effets de l’environnement s’en mêlent aussi, cela se complique et cette imbrication produit des formulations qui, mal comprises, peuvent être choquantes. Que se passe-t-il si l’environnement intervient, c’est-à-dire presque toujours ?

Ce qui crée la difficulté ici, c’est que chaque discipline, en fonction de ce qui l’intéresse, retient une facette différente de la réalité. Les généticien·ne·s distinguent les gènes d’une part et l’environnement d’autre part, en considérant que l’information génétique est lue par un système de lecture biologique, dans un environnement donné [Dessalles, Gaucherel et Gouyon, 2016]. Schématiquement, le résultat est le produit de trois « causes », plus ou moins indépendantes et donc plus ou moins liées : (1) les informations génétiques, (2) le système de lecture (épigénétique) constitué par les protéines, les ARN (acides ribonucléiques), les cellules, l’organisme et (3) le milieu incluant les conditions physiques, chimiques et sociales dans lesquelles l’individu se développe [Lewontin, 2003]. Les aspects sociaux sont donc inclus de façon indifférenciée dans l’environnement.

« Naturel » ou pas, inné ou acquis, de faux débats : la question du « souhaitable »

Dans les sociétés occidentales contemporaines, les gènes « déterminant » le sexe « déterminent » également toute une série de différences comportementales, allant de la longueur des cheveux au salaire moyen ou au record du 100 mètres, en passant par la probabilité de devenir physicien, biologiste, plombier, député, déménageur, assistante maternelle ou sage-femme… Il est clair qu’on peut imaginer des systèmes sociaux dans lesquels ces différences seraient moindres ou inversées. Il reste une hypothèse : on peut imaginer que certaines différences se maintiendraient quelle que soit la société. Pour répondre à cette question, on peut tenter de regarder ce qui se passe dans d’autres sociétés, mais cela ne peut pas fournir de réponse définitive puisque toutes les cultures sont issues d’une même situation initiale. Qu’on pense que certaines différences peuvent être modifiées par l’environnement ou non, il s’agit donc, dans un cas comme dans l’autre, d’un acte de foi et seul le fait d’expérimenter d’autres pratiques sociales permettrait de répondre à cette interrogation.

La question n’est donc pas de savoir si ces différences sont d’ordre génétique ou social, mais simplement de décider si elles sont « souhaitables » ou non. Si la réponse est non, il s’agit de chercher de quelle manière modifier l’environnement de façon à transformer ou à supprimer ces différences. Il est clair que celles et ceux qui prétendent que ces différences sont « naturelles » et ne peuvent donc pas être modifiées ne croient pas à leur propre discours. Pour s’en rendre compte, il suffit de constater leur panique quand un changement social comme l’ouverture du mariage aux couples de même sexe « menace » de modifier les orientations sexuelles des générations futures. Si tout cela était véritablement inné, pourquoi s’inquiéter… ! Le débat est simplement de savoir si l’on souhaite maintenir un ordre établi ou si l’on souhaite le modifier ; la question de l’inné et de l’acquis n’a rien à voir dans ces choix et ne sert ainsi que de prétexte.

Ce type d’utilisation de la biologie pour justifier des pratiques sociales n’est ni nouveau ni réservé à un bord idéologique ou religieux. La craniologie a servi à prétendre qu’il existait une inégalité biologique entre les races et bien sûr entre les sexes. La génétique a été convoquée pour démontrer la même chose [Herrnstein et Murray, 1994]. Ces instrumentalisations de la biologie ont été largement critiquées [Gould, 1997]. A contrario, on peut aussi s’étonner que la génétique puisse être convoquée pour démontrer qu’il ne faut pas être raciste, comme si nos comportements sociaux devaient être dictés par ce type de considération. Dans toutes les questions d’inégalités entre groupes, qu’il s’agisse de race ou de sexe, c’est bien une réflexion de nature philosophique, morale et politique qu’il faut mobiliser. La biologie, si elle peut parler de la façon dont l’environnement modifie les effets de différences génétiques, ne peut en rien servir de guide. »

– Gouyon, P. (2016). Inné/acquis. Dans : Juliette Rennes éd., Encyclopédie critique du genre: Corps, sexualité, rapports sociaux (pp. 331-340). La Découverte.

 

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« Les termes « hétérosexualité » et « homosexualité » sont forgés en Allemagne à la fin du xixe siècle par le militant homosexuel Karl Maria Kertbeny, qui cherchait à constituer les deux orientations comme des réalités également naturelles et légitimes. Ces termes sont ensuite adoptés par la psychiatrie et la psychanalyse dans des démarches marquées par le souci de pathologiser les déviances, même si elles arrachaient ces dernières à la figure du criminel. Alors que la recherche féministe et les études gaies et lesbiennes ont très tôt appréhendé l’homosexualité comme orientation sexuelle spécifique, l’hétérosexualité a, quant à elle, surtout été théorisée en tant que régime politique d’oppression des femmes et contexte normatif structurant de l’homosexualité [Rubin, 1975 ; Wittig, 1980 ; Rich, 1981 ; Eribon, 1999]. Ces démarches critiques n’en continuaient pas moins de considérer l’hétérosexualité comme un cadre universel et il faut attendre les travaux sur l’« invention de l’hétérosexualité » [Katz, 1996] pour voir étudier celle-ci en tant que construction historique aux côtés des autres orientations sexuelles.

Le régime de l’orientation sexuelle distingue les êtres humains selon un critère central : la relation entre un sujet désirant et un objet désiré, tous deux exclusivement considérés en fonction de leur appartenance de sexe. Désormais hégémonique, ce mode d’identification est pourtant récent. Il reste traversé de tensions qui découlent notamment du fait que le genre structure encore largement en pratique la sexualité, qu’il s’agisse des frontières entre orientations sexuelles ou des asymétries internes à chacune, en lien avec la perpétuation d’un ordre patriarcal inégalitaire.

L’émergence de l’orientation sexuelle

Comme le rappelle Louis-George Tin [2008], en Occident la « culture hétérosexuelle » et la célébration de l’amour entre hommes et femmes prennent leur essor au xvie siècle. Chez les hommes nobles, cet essor se fait au prix du refoulement d’une culture homosociale chevaleresque jusqu’alors dominante, dont les intenses amitiés viriles sont peu à peu critiquées, soupçonnées ou occultées. C’est pourtant beaucoup plus tard qu’émerge sans ambiguïté la norme d’une « sexualité » hétérosexuelle. Jusqu’à la période victorienne, explique Jonathan Katz [1996], les idéaux masculins et féminins sont d’abord définis non par leur activité sexuelle, mais au contraire par leur distance à la concupiscence. Le désir est en effet anormal s’il ne vise pas exclusivement la procréation : un dictionnaire médical, cité par Katz, définit encore en 1923 l’hétérosexualité comme un « appétit sexuel morbide pour le sexe opposé ».

Dans la première moitié du xxe siècle, la sexualité hétérosexuelle perd peu à peu sa dimension pa.thologique et devient l’objet d’une revendication, voire d’une recommandation : sa valorisation dans le mariage est présentée comme un remède contre la dénatalité, un moyen de promouvoir l’intimité matrimoniale et la stabilité familiale. La légitimation du plaisir sexuel qu’implique ce nouveau modèle est permise par l’évolution de la famille qui, de lieu de production et de transmission patrimoniales, se transforme en lieu de consommation et d’usage plus libre de son corps. A contrario, l’ancienne apologie de la pureté – encore défendue à l’époque par certains conservateurs – est désormais accusée d’encourager l’homosexualité en alimentant la « méfiance envers le sexe opposé ». La mise en avant de l’hétérosexualité est alors l’occasion de réaffirmer les frontières entre hommes et femmes : pour Katz, l’obsession de l’époque aux États-Unis pour l’« opposition » entre les sexes reflète les profondes inquiétudes des hommes quant à leur pouvoir sur les femmes, et l’évolution de leur rôle dans la division du travail productif et domestique. Atina Grossman [1983] a également montré de quelle manière, dans l’Allemagne des années 1920, l’émergence d’un nouvel idéal de la femme hétérosexuelle – désormais douée de désir et épanouie dans son couple – vient répondre au risque de « sécession » incarné par les nombreuses femmes qui ont acquis leur indépendance économique durant la Première Guerre mondiale. Pour ces auteur·e·s, l’émergence de l’hétérosexualité comme norme identitaire répond ainsi à une mutation historique des rapports de pouvoir entre les sexes.

Jusque-là, cependant, l’hétérosexualité légitime est peu ou prou réservée au mariage. Il faut attendre les années 1960 pour que la sexualité entre hommes et femmes se trouve finalement valorisée pour elle-même, en dehors de toute préoccupation reproductive ou matrimoniale, et qu’ainsi le modèle hétérosexuel arrive à maturité. Ce faisant, l’émergence de l’hétérosexualité a étendu les frontières de la normalité sexuelle, incluant de plus en plus de pratiques dans le champ du non-pathologique (relations extra-maritales, pratiques sexuelles à visée non procréative comme la pénétration anale avec une personne du sexe opposé, etc.), mais renvoyant aussi par là même pour plusieurs décennies l’homosexualité dans un espace du morbide au périmètre plus restreint. Des années 1950 aux années 1970 au moins, le « pervers » sera d’abord et avant tout l’homosexuel (masculin). En outre, l’orientation sexuelle est désormais fondée sur le désir et non sur la norme : alors que les anciens interdits reconnaissaient, en filigrane, que ce qu’ils prohibaient était universellement désirable et que la morale consistait à ne pas y succomber, les hétérosexuel·le·s se vivent aujourd’hui hétérosexuel·le·s par inclination naturelle et non par contrainte sociale, rendant l’homosexualité d’autant plus « étrangère ».

Cette étrangeté est néanmoins une propriété ambiguë : d’un côté, elle semble poser deux cultures sexuelles irréconciliables ; de l’autre, en présentant l’homosexualité comme une nature alternative et non plus comme un spectre intérieur menaçant chaque hétérosexuel·le, elle ouvre la voie à une coexistence pacifique. En outre, si l’orientation sexuelle oppose homosexualité et hétérosexualité, elle les rapproche aussi en les dotant de propriétés communes : toutes deux définissent une disposition individuelle qui concerne le désir indépendamment d’une éventuelle activité sexuelle, sont théoriquement sans lien avec les performances de genre ni avec d’autres attributs culturels, et sont solidaires d’une nouvelle conception égalitaire et symétrique de la relation sexuelle, de l’amour et du couple.

L’équipe du biologiste étatsunien Alfred Kinsey a formulé une version de ces nouveaux critères de classement de la sexualité – tout en les présentant comme une réalité anhistorique – dans ses deux études Sexual Behavior in the Human Male (1948) et Sexual Behavior in the Human Female (1953). Ces vastes enquêtes quantitatives sur les comportements sexuels aux États-Unis constituent à bien des égards les actes de naissance de la sexologie moderne [voir la notice « Plaisir sexuel »]. Afin de qualifier l’attirance pour l’un ou l’autre sexes, Kinsey propose une échelle de 0 à 6, allant de l’« hétérosexualité exclusive » à l’« homosexualité exclusive ». Il classe les individus en fonction de leur propre sexe et du sexe de leurs partenaires : si les contacts sont entre personnes de même sexe, ils sont « en toute rigueur » homosexuels, explique Kinsey ; s’ils sont entre personnes de sexes différents, « en toute rigueur » hétérosexuels. Sa méthode fait apparaître qu’homosexualité et hétérosexualité ne sont pas deux catégories étanches, mais les deux pôles d’un éventail varié de pratiques plus ou moins régulières ou continues dans la vie des individus. L’idée de gradation, appuyée sur l’objectivation des pratiques sexuelles, constitue un événement culturel et politique marquant. Elle contribue à dépathologiser l’homosexualité et à faire progresser une conception symétrique des orientations sexuelles. De surcroît, rompant avec les théorisations des sexologues allemands du début du siècle sur l’homosexualité comme « troisième sexe », la focalisation sur l’objet du désir laisse intacte la définition sexuée du sujet : pour Kinsey, les gays sont bien des hommes, les lesbiennes bien des femmes. Enfin, bien qu’elle semble rendre plus poreuses les frontières qui séparent homosexualité et hétérosexualité, l’échelle graduée les constitue simultanément en pôles opposés d’un grand axe adossé au « choix d’objet » (de même sexe ou de sexe différent). Dans cet espace d’identification, plus on est homosexuel·le, moins on est hétérosexuel·le et vice versa.

Souvent décrit comme une rupture, le travail de Kinsey s’inscrit dans le temps long de l’émergence de la « sexualité » comme régime d’expérience [Foucault, 1976 ; Davidson, 2004], dont la formalisation de l’« orientation sexuelle » constitue le couronnement. Sur le plan des manières dont les individus se vivent et se pensent, ce nouveau régime qui s’amorce au xixe siècle contraste avec l’expérience érotique des périodes précédentes. C’est ce qu’illustrent les travaux sur l’économie érotique de l’Antiquité initiés par Michel Foucault dans L’Usage des plaisirs [1984] et prolongés notamment par l’ouvrage de David Halperin, John Winkler et Froma Zeitlin Before Sexuality [1990]. À l’image de nombre de périodes ultérieures, les relations érotiques au début de l’époque hellénistique étaient marquées par leur définition asymétrique : le rapport sexuel était considéré moins comme une « relation » que comme une « action sur », quelque chose accompli par un individu sur un autre individu. Ce qu’une personne avait le droit de faire à une autre (notamment la pénétrer) était fonction du rapport hiérarchique existant entre les deux (homme/femme, homme/garçon, citoyen/esclave). Dans ce contexte, la réciprocité était impossible et impensable. Comme l’explique Halperin : « Différents acteurs sociaux avaient des rôles sexuels différents : assimiler à la fois le membre dominant et le membre subordonné d’une relation sexuelle à une même “sexualité” aurait été aussi bizarre, dans les yeux des Athéniens, que catégoriser un cambrioleur comme “criminel actif”, sa victime comme “criminel passif”, et les deux comme de pareils partenaires de crime » [1989, p. 261]. Quant aux relations de même sexe, elles étaient tantôt autorisées par une différence d’âge ou une hiérarchie sociale, tantôt structurées par le genre (stigmatisant uniquement le ou la partenaire du couple qui présentait des caractéristiques de genre « inversées »). Dans ce dernier cas, les positions et pratiques sexuelles étaient considérées comme des conséquences de l’identité de genre (c’est parce qu’une femme était masculine qu’elle était susceptible de posséder une autre femme), et non l’inverse comme aujourd’hui. Concernant l’âge, si dans l’Antiquité grecque la pubescence des garçons les autorisait à se faire pénétrer par des amants plus âgés sans pour autant contrevenir aux normes de leur sexe, ils devaient formuler cette pratique comme un don ou une rétribution, et ne jamais la présenter comme motivée par le désir [Foucault, 1984 ; Halperin, 2003]. À l’inverse, aujourd’hui, coucher avec quelqu’un sans désir ou contre rétribution est perçu comme une compromission sexuellement inauthentique.

Ces différents aspects distinguent les érotiques anciennes de la sexualité moderne, à tel point qu’on peut dire qu’il n’y avait, jusqu’à récemment, ni personnes ni actes homosexuels ou hétérosexuels au sens que revêtent ces adjectifs depuis le xxe siècle. Par contraste, on l’a vu, la notion moderne d’orientation sexuelle, structurée par la dyade homo/hétéro, divise les « sexualités » en fonction de leur seul « choix d’objet », considéré comme l’origine d’une subjectivité spécifique. Les participant·e·s à une même interaction sexuelle partagent aujourd’hui nécessairement une commune orientation (les homosexuel·le·s couchant « par définition » avec d’autres homosexuel·le·s, les hétérosexuel·le·s avec d’autres hétérosexuel·le·s), rupture radicale avec le cadre d’expérience antérieur dans lequel une interaction érotique supposait des partenaires aux inclinaisons non seulement différentes, mais opposées.

L’acte sexuel lui-même est désormais compris comme une interaction égalitaire et réciproque plutôt que comme l’action d’un individu sur un autre – rendant caduque l’ancienne polarisation entre pénétrant et pénétré·e, dominant·e et dominé·e, normal·e et déviant·e. La nouvelle catégorie « hétérosexualité » (« homosexualité ») inclut désormais potentiellement tout être humain désirant des personnes de sexe différent (de même sexe), quelle que soit la lecture possible de ses manières d’être et de ses pratiques sur le plan du genre, ou de la domination par l’âge et le statut. Par exemple, un homme hétérosexuel se faisant pénétrer avec un godemiché par sa femme reste « en toute rigueur » hétérosexuel, tout comme le demeure sa femme. Le nouveau modèle homo/hétéro a ainsi eu pour effet de singulièrement diminuer la « signification taxonomique » de la performance de genre [Halperin, 2003], notamment dans la définition des frontières entre sexualités.

Une hégémonie contestée

Si on peut qualifier de « régime » le modèle qui vient d’être présenté, c’est qu’il ne nous laisse pas le choix. Aujourd’hui, on est certes de plus en plus libre d’avoir l’orientation sexuelle que l’on souhaite, mais cela ne signifie pas pour autant qu’on est libre d’en avoir une ou pas. Au mieux, on pourra rejoindre la tribu des personnes asexuelles, pansexuelles ou celle des « questioning », trois catégories récentes qui témoignent de la capacité de l’orientation sexuelle à rapatrier dans sa topologie les modalités d’identification qui semblent initialement la remettre en cause. L’exemple de la bisexualité est parlant à cet égard : à l’image de la typologie sexuelle « graduée » de Kinsey, elle s’inscrit essentiellement dans l’axe homo/hétéro, dont elle se présente comme une combinaison. Le contenu de la combinaison ne va pourtant pas de soi : si la bisexualité est vécue comme un entre-deux, à mi-chemin de l’homosexualité et de l’hétérosexualité, la polarité est confirmée ; si, au contraire, il est possible d’être bisexuel·le en étant à la fois très hétérosexuel·le et très homosexuel·le, alors la bisexualité trouble potentiellement la linéarité de l’espace des orientations.

Une complexité supplémentaire vient de ce que l’orientation revendiquée par un individu n’est pas forcément en accord avec ses pratiques sexuelles. C’est que l’« orientation sexuelle » moderne, si elle peut se référer à des activités réelles ou hypothétiques pour se définir, ne dépend pas entièrement des pratiques : elle renvoie à une disposition intérieure qui, théoriquement, n’a pas besoin de se réaliser pour être vraie. Dans les sociétés occidentales contemporaines, une hétérosexuelle vierge est néanmoins légitime à se proclamer hétérosexuelle ; symétriquement, de jeunes gays et de jeunes lesbiennes peuvent faire leur « coming out » alors qu’ils n’ont pas encore eu de rapports sexuels, acte performatif d’autant plus efficace qu’il est soutenu par des discours sur la nature « innée » de l’homosexualité [voir la notice « Placard »]. Des travailleuses du sexe ayant des relations sexuelles avec des hommes pourront se définir comme lesbiennes ou, à l’inverse, un acteur pornographique qui, dans ses films, couche avec d’autres hommes, pourra se définir comme hétérosexuel dans la vie. Dans la mesure où la « vérité » de la sexualité moderne ne réside pas dans ses apparences, la discordance potentielle entre pratiques et identités n’est pas une anomalie du régime, mais un élément constitutif de celui-ci.

Il n’empêche, le mode dominant de définition des frontières, notamment entre hétérosexualité et homosexualité, reste traversé de tensions diverses qui renvoient aussi bien aux variations géographiques de la modernité sexuelle qu’aux incohérences du modèle central et à la complexité des manières dont il s’incarne en pratique. […]

Premier problème pour la prétention de l’orientation sexuelle au statut de modèle homogène, les frontières entre homosexualité et hétérosexualité ne s’appliquent pas de la même manière pour les hommes et pour les femmes. Pour des raisons liées à la construction patriarcale de la sexualité, la sexualité entre femmes est encore souvent considérée comme une extension « ludique » de l’hétérosexualité, alors que ce n’est pratiquement jamais le cas pour la sexualité entre hommes. Dans les sex-shops et dans l’industrie de la pornographie, seuls les films mixtes montrant des contacts sexuels entre hommes se trouvent dans la catégorie « bisexuelle » ; ceux qui se contentent de montrer des contacts entre femmes restent dans la catégorie « hétérosexuelle ». Cette invisibilisation indique que la « sexualité » est encore largement le monopole des hommes. Or la question de ce qui compte comme sexualité n’est pas indépendante de l’histoire politique et sociale du genre [Perrin et Chetcuti, 2002]. Le fait que l’ontologie sexuelle patriarcale se soit longtemps gardée de considérer les relations féminines comme relevant d’une « sexualité » à part entière n’a pas été sans lien avec le statut subordonné des femmes, juridique comme économique, qui empêchait de percevoir leurs unions comme menaçant sérieusement la famille hétérosexuelle. Par contraste, l’essor sans précédent de la visibilité lesbienne dans les pays occidentaux aujourd’hui, qui s’est notamment traduit par la centralité des familles lesbiennes dans les débats sur l’homoparentalité, est contemporain d’un accroissement du pouvoir des femmes et le signe que leurs relations non mixtes concurrencent désormais davantage le couple hétérosexuel – même si, on l’a vu, la nouvelle ne semble pas être parvenue jusqu’aux sex-shops.

Deuxième problème, alors que la notion moderne d’orientation sexuelle émancipe théoriquement l’homosexualité de l’inversion de genre, les réalités historiques, représentations populaires et manières de s’affirmer donnent à voir un paysage identitaire plus riche dans lequel la question du genre demeure centrale [Chauvin et Lerch, 2013]. Ainsi, le modèle standard ne peut pas expliquer la persistance de polarités de genre dans les couples lesbiens, autour des catégories de « butch » et de « fem ». Le terme « butch » désigne le pôle masculin de la dyade qu’il forme avec « fem », son pendant féminin. Celle-ci a structuré nombre de communautés et d’identités lesbiennes au xxe siècle, notamment dans les classes populaires et les minorités ethniques [Davis, Lapovsky et Kennedy, 1993]. Déjà sujet de division dans les années 1920 [Tamagne, 2001], la polarité de genre incarnée dans le modèle butch/fem fut critiquée par une partie des mouvements lesbiens à partir des années 1970 pour son renforcement des stéréotypes de genre, perçus comme peu conciliables avec l’émancipation des femmes [Martin, 1996]. Elle connaît néanmoins une revalorisation à partir des années 1990, sous des formes modifiées, notamment avec l’émergence d’une culture drag king ou la revendication d’une identité fem politisée [voir la notice « Drag et performance »]. En tout état de cause, la pertinence du genre n’a pas disparu, notamment comme outil de signalement de la sexualité.

Chez les hommes gais se maintient également une certaine polarité de rôle, mais celle-ci concerne au premier chef la sexualité, sous la forme d’une spécialisation persistante des partenaires en « actifs » et « passifs ». Bien que cette spécialisation sexuelle puisse être lue comme un héritage du genre, les rôles sexuels gais se sont, pour une grande part, dégagés de leur signification de genre et n’ont pas de prolongements dans la division du travail domestique. Ainsi, dans les pays occidentaux, le « passif viril » n’est depuis longtemps plus un oxymore et ne fait pas forcément la vaisselle. Les rôles distincts ne relèvent plus désormais en théorie « que » de la sexualité, constituée comme domaine autonome. Il est pourtant frappant de constater que cette émancipation demeure elle-même partielle. Singulièrement, l’honneur ou la réputation sexuelle sont davantage en jeu dans les positions pénétrées que dans les positions pénétrantes, notamment en cas de multiplication des partenaires : ainsi le double standard qui sert à contrôler la sexualité des femmes, en particulier au moyen du stigmate de « salope », s’applique encore également aux catégories de perception de la sexualité gaie.

Une troisième série de tensions concerne la définition « intérieure » (indépendante des pratiques ou des traits culturels) voire performative (il suffit de la déclarer) de l’orientation sexuelle décrite plus haut. Cette dernière est contredite par l’importance persistante de la performance de genre dans la construction des identités, les gays plus féminins et les lesbiennes plus masculines étant par exemple perçu·e·s comme davantage homosexuel·le·s. Mille situations conservent ainsi sa pertinence sociale à l’expression « avoir l’air homosexuel·le », critère d’apparence pourtant en théorie inessentiel dans la définition de l’orientation sexuelle. Le fait que certains goûts et activités subculturels et certaines appropriations de la culture mainstream puissent être perçus comme venant signifier une certaine orientation sexuelle amène également à nuancer l’idée d’une disposition intérieure arrimée au « choix d’objet » et sans conséquence sur l’apparence, les dispositions culturelles ou des traits de personnalité [Eribon, 1999, p. 50-57]. Pour Halperin [2012], par exemple, il y a bien une « culture gaie » qui n’a pas besoin de concerner tous les hommes gais, ni même une majorité d’entre eux, pour exister et être reconnue comme telle.

En outre, l’indépendance de l’orientation par rapport aux traits culturels ne s’applique pas de manière homogène. Il est par exemple plus facile de se déclarer homosexuel·le malgré des pratiques hétérosexuelles que l’inverse, cette épistémologie asymétrique témoignant de la stigmatisation continuée de l’homosexualité. On observe un autre type d’asymétrie dans les procédures d’asile à destination des LGBT+ persécuté·e·s [Fassin et Salcedo Robledo, 2015 ; Lewis, 2014]. Il semble en effet que l’orientation sexuelle soit invisible et transcende les pratiques érotiques et culturelles… sauf lorsqu’on cherche à obtenir le statut de réfugié·e. Le préadolescent blanc canadien peut simplement proclamer son orientation sexuelle ; le demandeur d’asile doit la « prouver » dans les faits et le « style de vie » (des demandeurs afghans pouvant se voir demander le nom de leur discothèque gaie favorite à Kaboul). Ironiquement, la nécessité d’apporter les preuves matérielles de l’orientation sexuelle (y compris en filmant sa sexualité de couple à des fins juridiques) crée immédiatement un doute sur ces « performances » et suscite des soupçons de manipulation et de mensonge. En fin de compte, l’économie morale de l’asile LGBT+ montre que la diversité des épistémologies sexuelles ne découle pas toujours de l’inertie historique d’espaces culturels longtemps séparés, mais peut aussi être engendrée depuis le « centre » par le régime dominant, qui mobilise ici deux procédures de véridiction distinctes de l’orientation sexuelle selon le statut civique du locuteur ou de la locutrice (national·e versus demandeur ou demandeuse d’asile).

Enfin, c’est sans doute la question trans’ qui pose les questions les plus intéressantes au régime de l’orientation sexuelle, dont elle peut servir d’analyseur critique [voir la notice « Trans’ »]. Les psychiatres de la fin du xixe siècle étaient plus ou moins persuadés que l’homosexualité était l’expression d’une inversion de genre (si bien qu’il n’y avait pas pour eux à proprement parler d’homosexualité sur le plan psychique, puisque la conscience et le désir du soi sexué restaient hétérosexuels). La logique s’inverse dans la seconde moitié du xxe siècle, les transsexuel·le·s pouvant être soupçonné·e·s d’être en réalité des homosexuel·le·s cherchant à résoudre la contradiction de leur désir pour le même sexe en changeant le sujet plutôt que l’objet. C’est la volonté de rester hétérosexuel·le qui se trouve alors pathologisée, aussi bien médicalement que politiquement, dans un contexte historique où l’affirmation gaie et lesbienne laisse le mouvement transsexuel dans ses marges. Pour exister comme question autonome, la question trans’ a dû, au fil des décennies, s’émanciper des combats homosexuels, dans les mouvements politiques comme dans la construction identitaire, rendant la place du « T » dans le sigle LGBT ambiguë : si elle est une forme de reconnaissance de l’autonomisation, son incorporation à la liste des orientations sexuelles peut facilement être perçue comme un énième exemple de l’impérialisme inclusif du régime de l’orientation sexuelle. En effet, en conséquence même de l’autonomisation de la question trans’, l’identité trans’ n’est par définition pas une orientation sexuelle. Or, précisément parce qu’ils et elles ne sont pas défini·e·s par une orientation sexuelle, les trans’ doivent maintenant en adopter une : ils et elles sont désormais soumis·es, à l’instar des personnes cisgenres, au caractère obligatoire du nouveau régime. Dans ce nouveau contexte ontologique, comment les personnes trans’ (re)-définissent-elles leurs orientations sexuelles avant et après la transition ?

Cette question demande un retour critique sur la supposée centralité du « choix d’objet » dans la définition de l’orientation sexuelle et l’expérience de la sexualité. En effet, si l’orientation sexuelle pouvait se résoudre dans le seul choix d’objet, alors toutes les personnes (hommes et femmes) désirant un même sexe seraient considérées comme ayant la même orientation. Ce serait une absurdité selon le régime dominant, pour lequel ce n’est donc pas le choix d’objet en lui-même, mais bien la relation sexuée entre sujet et objet qui définit l’orientation sexuelle. Or l’éventail des trajectoires trans’ donne à voir des combinaisons entre identité de genre et orientation sexuelle qui viennent troubler ce raisonnement. Une personne qui change de sexe peut par exemple également changer d’objet sexuel, demeurant ainsi hétérosexuelle (ou homosexuelle), en adaptant son « choix d’objet » à sa nouvelle identité de genre. Dans d’autres cas, au contraire, l’orientation sexuelle change avec le changement de sexe, maintenant ainsi le même objet (les hommes ou les femmes) avant et après la transition. Si ces nouvelles possibilités interrogent quelques certitudes sur l’orientation sexuelle, elles s’inscrivent néanmoins dans un contexte de distinction de plus en plus nette entre identité de genre et orientation sexuelle, qui a contribué à la visibilité croissante de personnes s’identifiant comme des hommes trans’ gais et des femmes trans’ lesbiennes. […] »

– Chauvin, S. & Lerch, A. (2016). Hétéro/homo. Dans : Juliette Rennes éd., Encyclopédie critique du genre: Corps, sexualité, rapports sociaux (pp. 306-320). La Découverte.

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« En français, les mots « homme » et « femme » jouent sur une définition à double face : biologique et sociale. Sur le versant biologique, ils sont parfaitement synonymes des mots « mâle » et « femelle ». Dans les sociétés occidentales contemporaines, le travail social de différenciation (corporelle, psychique) des individus en « hommes » et en « femmes » (le genre) repose tout entier sur la division mâle/femelle. Rien ne le montre mieux que le phénomène de l’intersexuation [Karkazis, 2008] : un enfant qui ne peut être déclaré mâle ou femelle à la naissance met totalement en crise les procédures de socialisation des enfants en « garçons » et « filles ». Sans la déclaration du sexe, cette socialisation différenciée perd sa base. Travailler le dispositif du genre à la racine exige donc bien d’arraisonner la division mâle/femelle elle-même et le bien-fondé notoire que représente cette catégorisation pour le sens commun, où elle apparaît tout aussi indiscutée qu’indiscutable.

L’épistémè commune nous enjoint en effet de penser que les « mâles » et les « femelles » sont des réalités qui transcendent le monde vivant : intemporelles et scientifiquement non problématiques [Hoquet, 2013]. Pour tout le monde, les mâles et les femelles « existent » au même titre que les organes censés les différencier. Ces mots ne sont pas entendus comme le produit d’une classification par l’esprit humain. Dans une perspective épistémologiquement plus avertie, ils apparaissent incontestablement comme le produit d’une classification. Mais ils représenteraient alors une classification de connaissance, neutre, descriptive, et donc scientifiquement pertinente.

Cette notice remet en question l’étonnant blanc-seing dont ont bénéficié et bénéficient encore les mots mâle/femelle dans les études sur le genre, qui se font pourtant les porte-parole d’une critique radicale de la notion de sexe [Bereni et al., 2012]. On tentera ici de comprendre, avec l’aide des théorisations élaborées par les sciences du vivant, là où vraiment commence – et où finit – l’heuristicité de catégories qui se révèlent, avant tout, issues des représentations communes. Et en quoi celles-ci, finalement, effacent plus qu’elles ne révèlent les réalités dont les sciences cherchent à prendre la mesure.

Problématiser la catégorisation plutôt que les organes

Si l’épistémologie féministe dans les sciences sociales a pensé la catégorisation homme/femme comme paradigmatique d’une catégorisation à visée sociale, elle n’a cependant pas mis en question la catégorisation mâle/femelle. Elle n’a jamais sérieusement abordé les débats portant sur la catégorisation en sciences. La notion de « catégorie naturelle » est épinglée [Delphy, 2001, p. 28], mais sans la force épistémologique qui résulterait nécessairement d’une discussion appuyée sur des corpus disciplinaires ayant travaillé la question de la catégorisation, en linguistique par exemple [Dubois et Resche-Rigon, 1995]. Aucun texte de l’épistémologie féministe en sciences humaines et sociales ne s’est, jusqu’à présent, attaqué à l’idée que les mâles et les femelles « existent ». Cette remise en cause requiert une étape critique élémentaire : la définition d’une catégorie est justement de ne pas être une réalité [Touraille, 2011a]. La seconde étape est de poser la question de ce que servent les catégories et si elles aident à (mieux) penser le réel. La critique féministe dans les sciences de la vie a choisi, de son côté, d’aborder le problème par un biais qui n’est peut-être pas le plus épistémologiquement efficace. Elle s’est attachée à montrer que les caractères biologiques qu’on dit sexués sont infiniment plus variables et diversifiés qu’on ne le croit, qu’il s’agisse des corps [Fausto-Sterling, 2012] ou des comportements [Roughgarden, 2013 ; Ah-King, 2013b]. L’argument de la complexité, – comme celui de la diversité, qualifié par Thierry Hoquet de « naturalisme queer » [2015] à la suite de Malin Ah-King – représente, bien évidemment, une manière de réinterroger la pertinence de la catégorisation mâle/femelle. Le problème est que ces arguments ne visent pas explicitement l’entreprise de catégorisation, mais le contenu des catégories. Le travail de Fausto-Sterling [2012] a notamment contribué à jeter le doute sur la réalité des mécanismes de différenciation biologique qui produisent les caractères dits « sexués ». Le nombre « deux » y est systématiquement décrédité et, cependant, les concepts mâle et femelle ne sont pas eux-mêmes franchement remis en cause. Ce manque de rigueur critique est assez suspect quant à la robustesse épistémologique de cette remise en question de l’existence de « deux sexes » [Kraus, 2005 ; Rouch, 2011 ; Touraille, 2011a ; Fausto-Sterling et Touraille, 2014]. Il laisse à penser que les mots mâle et femelle représentent paradoxalement le dernier bastion du réel pour les féministes biologistes. Cette hypothèse est confirmée par les textes critiques eux-mêmes, aux États-Unis comme en France. Comme l’écrit la biologiste de l’évolution Joan Roughgarden : « Il n’est pas nécessaire de rejeter l’universalité de la distinction mâle/femelle en biologie » [2013, p. 39]. Ou, comme le garantissent Évelyne Peyre et Joëlle Wiels dans un ouvrage qui se veut pourtant critique de la notion de sexe : « L’objectif de cet ouvrage n’est pas de nier qu’il existe des femelles ou des mâles » [2015, p. 13]. Or, laisser aux catégories mâle/femelle ce rôle de fétiche (par peur d’effrayer le sens commun), laisse aussi en liberté le sinistre oxymore conceptuel de catégories qui seraient « données par la Nature ». Et si « appartenir » à son sexe ne disait scientifiquement rien de plus qu’avoir un sexe ? Si les catégories étaient superflues ? On est là devant une perspective rafraîchissante. Allons réfléchir du côté des nénuphars.

Avoir deux sexes : seul moyen d’échapper à la catégorisation ?

Quand il s’agit des humains ou des autres animaux, le terme « sexe » définit, selon le Centre national de ressources textuelles et lexicales (CNTRL), l’« ensemble des éléments, ou des caractères, physiques, qui différencient, dans une espèce, les individus mâles et femelles ». Quand il s’agit des plantes, en revanche, le terme sexe désigne l’« ensemble des caractères qui distinguent les organes ou éléments reproducteurs mâles et femelles ». Les botanistes diront par exemple que les nénuphars ou les pins parasols portent les deux sexes sur la même plante ou le même arbre. Une définition des sexes (celle des animaux) porte sur la distinction d’individus mâles et femelles, une autre (celle des plantes) sur les organes mâles et femelles que l’individu possède. Différencier les organes et différencier les individus est-il équivalent ? Ces deux définitions des sexes sont-elles commensurables ? L’équivalence postulée d’une définition portant sur le réel (les organes) et d’une définition catégorielle (les organismes entiers) n’est au demeurant ni justifiée ni théorisée par les dictionnaires. Il se trouve que cette conversion définitionnelle recouvre très exactement – mais sans que cela ne soit explicité – deux états des gamètes bien spécifiques au sein de la reproduction dite sexuée : l’hermaphrodisme (les individus possèdent les deux sexes) versus la diœcie et le gonochorisme (les individus sont unisexués).

Dans les espèces hermaphrodites – aussi appelées « monoïques » (« une maison ») chez les plantes –, les deux sexes coexistent chez un même sujet (cas de la majorité des plantes, mais aussi de beaucoup d’espèces animales). En revanche, chez les plantes dioïques (« deux maisons »), les organes mâles et femelles se trouvent sur des sujets séparés (4 % des angiospermes). Les mots mâle/femelle sont alors employés pour différencier la plante entière, par exemple pour les orties ou les Ginkgo biloba. Dans le cas d’arbres comme le ginkgo, les botanistes parlent d’« arbres mâles » et d’« arbres femelles ». Dans la majorité des espèces animales, les « éléments » mâles et femelles se trouvent, comme chez les plantes dioïques, sur des individus distincts. Bien que rarement usité, le terme exact pour définir la séparation des sexes chez les animaux est « gonochorisme ». Chez les animaux gonochoriques, les mots mâle/femelle désignent les organismes, comme chez les plantes dioïques. Donc, en biologie, quand un individu appartient à une espèce hermaphrodite, ce sont ses organes de reproduction qui sont nommés mâle/femelle ; quand un individu appartient à une espèce dioïque ou gonochorique, il est défini entièrement par son unique sexe (mâle ou femelle). Le phénomène de séparation des sexes (gonochorisme ou diœcie) semble ici justifier scientifiquement le passage d’une définition des sexes comme réalité à une définition catégorielle.

Le gonochorisme (pour continuer ici la réflexion sur les animaux) est une réalité biologique assez remarquable. Mais la définition catégorielle rend-elle compte précisément, heuristiquement, de cette géographie particulière des gonades ?

Le gonochorisme rend-il nécessaire la catégorisation ?

Un célèbre théoricien anglais de la biologie évolutive, Richard Dawkins, a effectué une mise en garde décisive en ce qui concerne l’usage des termes « mâle » et « femelle » (mettant bien le doigt sur un simple problème de catégorisation) : « Nous avons simplement accepté le fait que certains animaux sont appelés “mâles” et d’autres “femelles”, sans nous demander ce que ces mots voulaient réellement dire […]. Ce ne sont après tout que des mots […]. En tant que biologistes, nous avons toute latitude pour les laisser tomber » [Dawkins 2003, p. 194].

À quel titre dit-il cela ? Dawkins fait cette proposition mémorable en référence, justement, à l’une des conséquences du gonochorisme. Le fait que les sexes soient séparés dans des individus distincts a, dans certaines espèces, pour conséquence la différenciation d’un certain nombre de caractères, phénomène appelé « dimorphisme sexuel » [Fairbairn et Roff, 2006]. Le problème, c’est qu’aucune espèce ne se ressemble. Par exemple, les différences moyennes de taille ne permettent pas une définition transpécifique stable des mâles ou des femelles. En effet, les mâles peuvent faire jusqu’à sept fois la taille des femelles chez les éléphants de mer et les femelles cent fois la taille des mâles chez les baudroies abyssales. De la même façon, certains caractères ne permettent pas une catégorisation stable au sein d’une même espèce. Dans l’espèce humaine, la pilosité corporelle et faciale ne peut pas être conceptualisée comme un caractère « mâle », les femmes et les hommes étant également glabres dans un grand nombre de populations humaines [Darwin, 1999 (1871) ; Touraille, 2010]. L’anatomie des organes sexuels proprement dits ne se révèle pas moins instable pour établir des catégories : la plupart des oiseaux et des batraciens ne sont, par exemple, pas différenciés au niveau de la forme de leurs organes externes (la copulation se nommant de ce fait « baiser cloacal »). Une variation phénoménale existe dans la forme des clitoris, des pénis et des vagins, variation encore peu répertoriée, surtout pour les femelles [Ah-King, Barron et Herberstein, 2014 ; Schilthuizen, 2016]. Chez certaines espèces d’insectes, l’anatomie des organes est inversée : les producteurs d’ovules ont des pénis et les producteurs de sperme des vagins, ce qui inverse aussi le schéma corporel – mâle sur femelle – dans l’acte copulatoire [Yoshizawa et al., 2014]. Ce phénomène, découvert récemment, a fait la une des revues scientifiques de vulgarisation tant il vient déstabiliser le sens commun.

Une définition du sexe centrée sur les individus plutôt que sur les caractères ne permet pas de rendre compte de cette phénoménale diversité des caractères sexués. Les concepts mâle/femelle appliqués aux individus échouent dans leur mission à expliquer, justement, la particularité du gonochorisme. Ils sont, en fait, une manière de ne rien dire sur les conséquences évolutives de la séparation des sexes. C’est dans ce sens qu’il faut prendre la mise en garde de Dawkins quant à l’usage de la catégorisation mâle/femelle : ce sont, pour la biologie, des concepts classificatoires à valeur opératoire faible, voire nulle, dès que l’on sort d’un contexte spécifique singulier. Si définir les individus comme des sexes (comme le fait la langue courante) n’est pas une définition heuristique pour la compréhension de ce que représentent les caractères sexués en mode gonochorique, que reste-t-il de la valeur opératoire de cette catégorisation ?

La seule définition catégorielle qui tienne la route en biologie, dit Dawkins, c’est la définition gamétique du sexe [2003, p. 194]. Parler de « mâles » et de « femelles » pour désigner les corps ne permet de rendre compte d’aucune réalité biologique au-delà du type de gamètes que les corps produisent. Cette définition est admise par Roughgarden : « Les mâles et les femelles peuvent être définis, d’un point de vue biologique, par la production de gros et de petits gamètes » [2013, p. 35] ; par Ah-King : « La distinction mâle-femelle est basée sur la taille des cellules sexuelles » [2013a, p. 2] ; et même par Fausto-Sterling : « Chez les mammifères on peut parler de deux sexes en ce qui concerne les gamètes » [Fausto-Sterling et Touraille, 2014]. Par « mâle » et « femelle », les biologistes se réfèrent au fait qu’un individu produit des spermatozoïdes ou des ovules : ni plus ni moins. Catégoriser l’ensemble des êtres vivants à sexes séparés avec la terminologie mâle/femelle (désigner les individus par leurs gamètes) n’apporte donc rien de plus que de désigner simplement les gamètes produits par des individus, comme pour les espèces hermaphrodites. Rien ne justifie de recourir à la catégorisation. On peut tout à fait dire d’un individu appartenant à une espèce gonochorique qu’il « a » un sexe mâle ou femelle (et tel et tel caractères sexués). Cela évite, de plus, que la catégorisation passe pour une réalité, ce que pratique immanquablement la pensée commune : « Dans sa compréhension la plus générale, la distinction des mâles et des femelles porte non sur des gamètes ou des gonades, mais bel et bien sur des individus » [Hoquet, 2015, p. 233].

Si la définition gamétique du sexe répond aux critères de pertinence d’une catégorisation de connaissance, elle peut cependant être interrogée. En effet, quel est l’intérêt scientifique de catégoriser les individus comme des producteurs de gamètes ambulants ? La catégorisation par les gamètes amène à considérer les organismes sous un seul prisme : la procréation. Or, voir les organes du sexe sous le seul angle de la procréation conduit à mésinterpréter assez gravement la spécificité même du gonochorisme. […]

Aucun dictionnaire, aucun manuel scolaire ne donne une définition des sexes (des organes sexuels) comme organes hédoniques [Barron, Ah-King et Herberstein, 2011]. Dans les dictionnaires, la référence au plaisir se trouve incluse dans la définition du sexe comme « activité ». La référence est, en outre, limitée à l’espèce humaine. Cette conception anthropocentrée, encore défendue dans beaucoup de disciplines scientifiques, devient problématique pour une partie des théoricien·ne·s actuel·le·s du comportement animal [par exemple Ågmo, 1999 ; Zuk, 2002 ; Pfaus, 2007]. Définir comment se réalise la reproduction (en mode gonochorique) demande, disent-ils et elles, de définir les comportements qui motivent les individus à faire du sexe. Quelle est la motivation pour le sexe du point de vue des individus non humains ? Est-ce vraiment la procréation ? Les individus, dans le monde vivant, s’accouplent-ils pour procréer [Touraille, 2011b] ? Rappelons ici que les biologistes de l’évolution ont déjà totalement rendu obsolète l’idée – qui continue d’être véhiculée par le sens commun – selon laquelle les espèces auraient pour « finalité » de se reproduire [Williams, 1996]. La perspective critique qui émerge dans les sciences du comportement aujourd’hui apporte de plus en plus de preuves à l’idée que les animaux font du sexe comme les humains peuvent le faire : pour la gratification qu’ils y trouvent. Cette perspective a commencé à être défendue en écologie comportementale à la suite de l’observation que les animaux pratiquent des formes de sexualité non reproductives et non hétérosexuelles [McDonald Pavelka, 1995 ; Bagemihl, 1999 ; Ah-King, 2013b ; Poiani, 2010]. Certaines études ont montré que ces activités sont clairement sexuelles et motivées par le plaisir, chez les macaques par exemple [Vasey, 2006]. Les sensations hédoniques que procure la stimulation des organes sexuels peuvent seules constituer la motivation nécessaire à l’activité sexuelle : ce sont ces sensations qui sont la cible de la sélection, évolutivement parlant, non la procréation. Cette perspective est défendue avec encore plus de force dans certains programmes des neurosciences comportementales. Le neurobiologiste norvégien Anders Ågmo explique que, du point de vue de l’individu, « le comportement sexuel est un phénomène qui n’a pas de lien avec la reproduction » [1999, p. 130]. Cette formulation est d’une redoutable puissance théorique. Elle permet de prendre la mesure d’un changement de paradigme à l’œuvre au sein des sciences de la vie. Pour Ågmo, conceptualiser les activités sexuelles des animaux (même et surtout celles qui mènent à la rencontre des gamètes) à partir de la procréation constitue simplement une erreur de raisonnement scientifique. Il est possible, à ce stade, de conclure que les définitions classiques du sexe qui distinguent les individus en mâles et femelles sur la base de la procréation sont une conceptualisation erronée de la façon dont celle-ci se réalise en mode gonochorique.

Des catégories qui escamotent des réalités biologiques essentielles

La représentation commune des « mâles » et des « femelles » comme une « réalité biologique », ou comme capable de rendre compte au plus près d’une réalité biologique, est peu en prise avec les phénomènes biologiques réels. La pensée commune ne peut donc plus faire appel à ces catégories en se réclamant des sciences de la vie pour justifier la « nécessaire » division de la société en hommes et en femmes. Mâle/femelle ne sont pas des catégories qui aident à mieux penser la réalité des corps et des comportements. Ce sont des concepts en trompe-l’œil créés par un ordre social qui, lui, pour le coup, donne pour finalité aux individus de procréer et a besoin de ces catégories pour faire croire que procréer relèverait d’un impératif inscrit dans les corps. Cet ordre social que nous nommons aujourd’hui le genre donne au corps, surtout au corps dit « féminin », le sens unique de corps reproducteur ou de matrice ambulante, comme l’ont très bien montré les épistémologies féministes, à commencer par les écrits de Monique Wittig [2001]. La preuve en est que cet ordre social, à des degrés divers, silencie, décourage, tabouise, condamne ou simplement empêche de penser comme légitimes et désirables toutes les formes de sexualité ayant pour finalité le plaisir, comme cherchent à le mettre en évidence, à la suite de Judith Butler [2005], les épistémologies queer.

Si la dimension hédonique de la sexualité – sous-théorisée aujourd’hui – était celle qui avait mobilisé l’effort de recherche dans les sciences de la vie, on peut se demander si la catégorisation « mâle » et « femelle » posséderait encore une quelconque pertinence scientifique. Une définition de l’« appareillage reproducteur » qui partirait de la gratification que la stimulation des organes sexuels procure n’aurait pas besoin de différencier les individus en « mâles » et en « femelles ». En effet, en mode gonochorique, la biologie du « plaisir » n’est justement pas ce qui apparaît comme séparé dans les corps (comme les organes de la reproduction), mais ce qui apparaît comme partagé par les corps. L’étude de la gratification neurosensorielle du sexe et de son lien au gonochorisme pourrait, de ce point de vue, conduire à de considérables bouleversements épistémologiques. Dans les représentations occidentales actuelles, le plaisir est une dimension reconnue de la seule sexualité humaine. Mais, très loin d’une définition anthropocentrée et génitocentrée du plaisir, et en clin d’œil face à l’étendue de notre ignorance en la matière, qui connaît… la chimie orgastique des papillons ? Qui connaît ce qui se passe dans ce que les entomologues nomment – si joliment – le cœur copulatoire des libellules ? »

– Touraille, P. (2016). Mâle/femelle. Dans : Juliette Rennes éd., Encyclopédie critique du genre: Corps, sexualité, rapports sociaux (pp. 369-379). La Découverte.

 

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« L’enseignement des filles diffère de l’enseignement des garçons dans la mesure où le travail des femmes diffère du travail des hommes […]. Pour des buts différents, il faut des programmes différents et une autre orientation des études.

– Mme AllainmatL’Éducation africaine, 1942.

L’institutrice Mme Allainmat exprime une conviction largement et longtemps partagée en territoire colonial et métropolitain. Mais, en pays colonisé, cette conception portée par les Européennes et les autorités politiques construit des rapports de sexe et de « race » particuliers. Actrices actives de l’entreprise de civilisation qui accompagne l’expansion impériale, religieuses, sages-femmes, infirmières, enseignantes ou inspectrices contribuent à transformer les sociétés d’Asie, d’Afrique ou d’Océanie. L’offre scolaire coloniale publique et privée – et ses effets en matière de professionnalisation – bien qu’elle ait été partout limitée en nombre d’écoles et en effectifs, a laissé des traces profondes. En effet, les quelques milliers de jeunes filles colonisées qui ont eu accès à la scolarisation et, dans certains cas, à des professions rémunérées ont introduit des changements majeurs. Elles ont investi l’espace public et politique, ont pris la plume et remis en cause certains aspects de leurs cultures. Si l’éducation des filles reste un enjeu aujourd’hui, le recours à l’histoire fournit des pistes pour mieux comprendre la situation actuelle.

 

Les programmes des écoles publiques françaises mises en place au Maghreb ou en Afrique subsaharienne ne diffèrent pas fondamentalement de ceux des établissements tenus par des congrégations religieuses à quelques exceptions près : ainsi, l’école Louis René Millet à Tunis, dont le programme privilégie le français, l’arabe, l’histoire, la géographie et les mathématiques [Clancy-Smith, 2000]. Les quelques formations professionnelles existantes destinent les jeunes filles aux métiers de sage-femme, d’infirmière-visiteuse ou de monitrice d’enseignement. Dans tous les cas, comme il ne s’agit pas prioritairement de former des intermédiaires susceptibles d’aider à l’administration de la colonie, l’État investit bien moins dans la création d’écoles de filles, renforçant durablement des inégalités entre les sexes. En 1921, à la suite d’une enquête lancée dans les différents territoires d’Afrique occidentale française, un rapport constate l’existence de dix écoles de filles sur trois cents écoles primaires, qui scolarisent environ mille fillettes.

Cette différence dans l’accès scolaire est nettement moins prononcée en Inde britannique. Au milieu du xixe siècle, le gouverneur général Lord Dalhousie encourage le développement des écoles de filles. Conscientes qu’il existe une tradition d’éducation féminine dans les différentes régions de l’Inde et encouragées par un puissant mouvement féministe, les autorités britanniques font de réels efforts pour développer des écoles primaires, secondaires et normales pour les filles. En 1882, la commission Hunter exige que les dépenses en faveur des filles dépassent celles faites pour les garçons. En 1918, des écoles de filles existent partout sur le territoire indien et les familles ont souvent le choix entre les institutions, les programmes et les langues d’enseignement. Ce « succès » de l’État britannique est en partie le résultat de la coopération avec des femmes indiennes [Forbes, 1996].

Si l’action « civilisatrice » dans les colonies témoigne toujours du poids des représentations sexuées, les missionnaires ont clairement initié un mouvement en faveur de la scolarisation des femmes, une action qui s’articule ensuite à celle de l’État. Les initiatives sont cependant, comme en métropole, bien moins nombreuses que celles lancées à destination des garçons.

Dans tous les territoires colonisés, la majorité des filles scolarisées ne fréquente que l’école primaire ; celles qui ont accès à l’enseignement primaire supérieur, secondaire ou plus encore à l’université ne sont qu’une poignée. Leurs parcours commencent à être connus, même si aucune sociologie globale n’existe pour l’ensemble des territoires.

Dans l’Empire français, les filles n’accèdent timidement à l’enseignement secondaire, puis supérieur, qu’après 1945. Au début des années 1940, les écoles primaires supérieures accueillent 11 % de filles en Afrique occidentale française (73 filles pour 644 garçons) et 18 % en Indochine. Les années 1945-1955 voient cependant leur part augmenter : en 1954, les filles représentent 22 % des effectifs du secondaire en Afrique occidentale française et 13 % en Afrique équatoriale française. Il en va autrement dans les colonies britanniques où les autorités permettent l’accès des filles à l’université, voire leur formation à l’étranger. Ainsi, la première femme médecin indienne, Anandibai Joshi, obtient son diplôme, dès 1886, à l’université de Pennsylvanie. En Afrique britannique, les filles représentent la moitié des effectifs de l’enseignement secondaire en Gambie et 30 % en Sierra Leone en 1954. Les différences sont donc considérables entre les territoires, mais l’accès aux professions est partout réservé à une minorité et repose sur un cursus adapté aux capacités supposées des jeunes filles, comme aux qualités sensément « naturelles » des femmes qu’elles sont appelées à devenir.

Les professions accessibles sont sans surprise celles « traditionnellement » dévolues aux femmes et liées aux soins et à l’éducation. Des formations spécifiques sont créées le plus souvent au lendemain de la Première Guerre mondiale, même si certains territoires ont été pionniers. Il faut aussi souligner le rôle des Européennes, dont certaines prennent l’initiative de fonder leurs propres institutions de formation, comme la part des missionnaires dans ces processus, plus importante dans les colonies britanniques que françaises après la Première Guerre mondiale.

En Inde française, l’École de médecine indigène de Pondichéry forme quelques accoucheuses depuis sa création en 1863. En Inde britannique, une ancienne étudiante de Cambridge, Edith Brown, arrivée dans le pays en 1891, décide de créer à Ludhiana une école de médecine pour les femmes, qui fonctionne en lien avec le dispensaire de la mission baptiste. En 1931, le Women’s Christian Medical College est devenu un centre de formation médicale important [Cox, 2002]. En Indochine, l’encadrement pédagogique des sages-femmes vietnamiennes est assuré par deux institutions : l’Association maternelle de Cholon à Saïgon forme des accoucheuses depuis 1901 sans avoir cependant l’autorisation de délivrer un diplôme d’État. L’École de médecine de Hanoï, au Tonkin, est seule habilitée en la matière depuis 1904 [Monnais-Rousselot, 1999, p. 281-282]. En outre, des maternités privées sont tolérées et le plus souvent ouvertes par d’anciennes élèves du cours de Cholon.

En Afrique britannique, la Wesleyan Girls’ High School forme les premières sages-femmes du Nigeria à partir de 1907 [Mann, 1985], la maternité d’Accra celles de Gold Coast à partir de 1928 [Hugon, 2004]. En Afrique française, une section sage-femme ouvre à l’École de médecine de Tananarive (Madagascar) en 1896, et son équivalent pour l’Afrique occidentale française, en 1918, à Dakar, complétée par une formation d’infirmières-visiteuses à partir de 1928 [Barthélémy, 2010]. Au moment des États généraux du féminisme qui se tiennent en parallèle à l’Exposition coloniale internationale de Paris en 1931, sont recensées trois cent soixante-sept sages-femmes malgaches et quatre cent vingt-deux sages-femmes vietnamiennes au Tonkin [Goutalier, 1989]. Elles sont environ cent cinquante en Afrique occidentale française, pour une population de quatorze millions d’habitants. En Afrique du Nord, les cinq écoles d’infirmières existantes entre les deux guerres n’accueillent que des Françaises tandis que quelques ouvroirs catholiques forment des aides puéricultrices en nombre infime. On compte, en 1929, trente-huit infirmières-visiteuses algériennes à Alger, trente et un à Oran et quarante-trois à Constantine. Ces auxiliaires sanitaires sont bien peu nombreuses au regard de la taille démographique des pays concernés, mais jouent un rôle pionnier dans la diffusion de nouvelles méthodes en matière de prise en charge de la maternité.

Dans certains territoires, les filles peuvent aussi s’engager dans la voie de l’enseignement. Des écoles normales de filles sont créées en Inde dès le xixe siècle, à Java au tournant du xxe siècle, ou en Afrique occidentale française en 1938 (trente-cinq années après la première école normale de garçons) [Barthélémy, 2010]. Le métier d’institutrice est cependant considéré comme plus « intellectuel » et remettant davantage en cause les rôles sexués. Les jeunes filles qui l’exercent sont souvent la proie des critiques de leurs contemporains, tant elles incarnent une modernité associée à la domination coloniale. D’autant plus qu’elles constituent une minorité « d’élues ».

Ces jeunes diplômées sont en effet issues de familles en relation étroite avec les autorités coloniales (leurs pères, parfois d’ascendance noble, sont souvent devenus de petits fonctionnaires de l’administration coloniale), soit de milieux christianisés depuis longtemps (ainsi des Eurafricaines des côtes du golfe de Guinée), soit, dans un certain nombre de cas, métisses, l’administration décidant la prise en charge scolaire de cette population. L’un ou l’autre de ces profils ne s’exclut d’ailleurs pas. Le modèle de la sage-femme africaine des années 1920-1930 est celui d’une jeune fille métisse et catholique et/ou dont le père est fonctionnaire.

À Java, Randen Ajeng Kartini (1879-1904), issue de la petite noblesse javanaise devenue une figure du nationalisme indonésien, est scolarisée jusqu’à l’âge de 12 ans environ par son père, régent dans l’Île de Java. Revenue à l’adolescence dans l’espace familial, elle continue de s’instruire par elle-même. Mariée en 1903, elle ouvre une école pour filles non loin de sa résidence. Au Soudan français (actuel Mali), Aoua Keita (1912-1980), dont le père issu d’une grande lignée s’est reconverti comme aide médecin, est l’une des premières élèves de l’école de filles de Bamako en 1923. Elle obtient son diplôme de sage-femme en 1931, puis s’engage dans la lutte syndicale et politique dans les années 1940, jusqu’à devenir en 1959 la première femme députée du Soudan. Son parcours est emblématique, car si toutes les femmes passées par les écoles coloniales ne sont pas des militantes, elles sont nombreuses, aux côtés des femmes illettrées, à participer aux combats pour l’indépendance de leurs pays.

Leur autonomie économique liée à l’activité professionnelle, leur instruction qui leur permet de jouer le rôle d’intermédiaires auprès des administrations coloniales, leurs mariages avec des hommes instruits souvent également engagés, favorisent leur accès aux espaces de mobilisation, parfois précocement. En Inde, les premières militantes du Parti du Congrès sont souvent des filles de la bourgeoisie du Bengale qui ont eu accès à l’enseignement supérieur dans la seconde moitié du xixe siècle. Certaines convertissent ce capital scolaire dans le champ social comme Pandita Ramabai ou Swarnakumari Debi, qui fonde une association d’aide aux veuves et aux orphelins. À Java, si Kartini n’a jamais revendiqué l’indépendance de son pays, elle défend en revanche des idées réformistes et remet en cause les inégalités entre les sexes en matière d’éducation. À Madagascar, l’une des grandes figures de la lutte anticoloniale est la fille d’une famille de notables de la capitale Antananarivo, Gisèle Rabesahala. Née en 1929, instruite, membre à l’âge de 17 ans du Mouvement démocratique de la Rénovation malgache (MDRM), proche des communistes, elle devient, en 1950, la secrétaire générale du Comité de Solidarité de Madagascar. Elle joue aussi un rôle important comme journaliste d’opposition aux autorités françaises. Car l’accès à l’enseignement suscite l’émergence d’une presse féminine portée par des personnalités qui prennent la plume pour défendre en premier lieu l’éducation des filles, mais aussi pour contester certaines pratiques (la polygamie ou le mariage forcé).

Au Vietnam, La Gazette des femmes, Chroniques de femmes ou Femmes modernes portent ce genre de discours dans les années 1930 [Bui Tran, 2008]. En Gold Coast, Mabel Dove-Danquah est une chroniqueuse (sous le pseudonyme de Marjorie Mensah) régulière du Times Evening News d’Accra de 1931 à 1935, puis collabore à différents journaux ghanéens ou nigérians [Cornwall, 2005]. La prise d’écriture passe aussi par la publication des premiers romans, recueils de nouvelles ou de poèmes, qui expriment les préoccupations des premières générations de femmes scolarisées dans un contexte de domination violente et dont les identités sont travaillées par l’adhésion aux références nouvelles qui leur ont été transmises, comme par leur désir de défendre leurs cultures [Sutherland-Addy et Diaw, 2007]. Elles luttent pour préserver les interstices d’autonomie que leur scolarisation leur a permis d’acquérir, mais ne se revendiquent pas forcément comme féministes. Là encore, les différences sont notoires entre les pays. Cependant, leurs trajectoires matrimoniales, les valeurs qu’elles transmettent à leurs enfants, leurs revendications, ne correspondent pas à une acculturation vécue comme un déchirement. Au contraire, leurs parcours montrent la possibilité – parfois mais non systématiquement douloureuse – d’une articulation entre différents répertoires culturels, sociaux et politiques, issus de leur culture d’origine ou des valeurs occidentales auxquelles elles ont été confrontées.

Bien que participant aussi de la violence culturelle de la domination coloniale, l’éducation apportée par les sociétés européennes a clairement encouragé des formes d’émancipation pour certaines femmes colonisées, en dépit des messages conservateurs qui prédominaient. Paradoxalement, comme en métropole, les structures mises en place pour former des « ménagères » ont été une première étape avant l’accès à des formations plus qualifiantes. Mais la grande majorité des filles n’a pas franchi ce seuil ; elles ont été et continuent d’être condamnées par leur sexe à des années de scolarités minimales ou tout simplement exclues de toute instruction. Ainsi, au moment des indépendances, les taux de scolarisation des filles au niveau primaire sont au maximum de 30 % et ne dépassent pas 10 % dans de nombreuses régions du monde. »

Barthélémy, P. & Rogers, R. (2013). 35. Enseignement et genre en situation coloniale (Maghreb, Afrique, Inde, Indonésie, Indochine). Dans : Margaret Maruani éd., Travail et genre dans le monde: L’état des savoirs (pp. 370-378). La Découverte.

 

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« L’e´tude des mouvements de femmes et du fe´minisme a` l’e´chelle internationale ou
mondiale fait l’objet de diffe´rents volumes depuis les anne´es 90, mais peu d’entre
eux se sont penche´s sur la dimension transnationale de l’action collective mene´e par
des femmes de divers horizons. L’inte´reˆt de la perspective transnationale est de
forcer le regard sur la dynamique qui relie l’action collective locale a` diverses
formes d’action au-dela` des frontie`res nationales. Les responsables de cet
ouvrage ont fait le choix judicieux de proposer un cadre conceptuel largement influence´ par la ge´ographie politique—et donc sur les notions d’espace et de lieu—ce
qui ge´ne`re une analyse des processus par lesquels les acteurs et les actrices
de´veloppent des appartenances, confrontent leurs visions et inte´reˆts, et cre´ent des
liens conjoncturels ou plus durables.
Tel que le rappellent les directrices de l’ouvrage dans leur introduction, la
de´finition la plus courante des mouvements sociaux transnationaux les voit
comme des activite´s de contestation soutenue mene´es par au moins deux acteurs
ou actrices provenant de deux pays, et visant les institutions internationales. Cette
vision pour le moins restreinte de l’action collective transnationale fait l’objet
d’une critique ge´ne´rale dans cet ouvrage, non pas parce qu’elle induirait en
erreur, mais plutoˆt parce qu’elle empeˆche de voir, dans toute sa complexite´ et sa
richesse, le de´ploiement de la contestation organise´e a` l’e´chelle plane´taire.
D’une part, l’action visant directement les institutions internationales ne
repre´sente qu’une partie des activite´s pouvant eˆtre analyse´es a` travers la lunette
du transnationalisme. Le pari des auteures des diffe´rents chapitres de cet ouvrage
est d’inte´resser le lectorat a` la construction des liens, a` la signification de ceux-ci
pour les acteurs et les actrices elles-meˆmes, et a` leur interpre´tation des e´ve`nements
constituant la trame des relations et de l’interaction.
D’autre part, la de´finition courante n’incite pas l’analyste a` conside´rer les
rapports qui se tissent entre les diffe´rentes parties implique´es dans l’action transnationale, toute oriente´e qu’elle est vers les objectifs strate´giques vise´s par les
acteurs et les actrices. Au-dela` du caracte`re instrumental de l’action transnationale, qui permet de de´passer les obstacles lie´s au cadre national ou de rejoindre
les cibles la` ou` elles se trouvent, les contributions a` cet ouvrage ont pour la
plupart comme pre´suppose´ de de´part que les acteurs et les actrices de´veloppent
des motivations a` collaborer au fur et a` mesure de leur expe´rience commune. Il devient alors ne´cessaire de s’inte´resser tout autant au processus de construction
de l’action transnationale que d’analyser ses succe`s ou e´checs, ou encore sa
rationalite´ instrumentale.
L’ouvrage repre´sente certes une contribution originale, au sens ou` la plupart des
autres travaux sur les mouvements transnationaux ne couvrent pas un aussi large
e´ventail de mouvements de femmes, et ceux qui abordent spe´cifiquement les
mouvements de femmes a` l’e´chelle transnationale ne le font pas dans le cadre
d’un effort de the´orisation du transnational.
Les auteures proposent ici trois grandes orientations the´oriques : la premie`re
section du livre est consacre´e a` l’application de notions cle´s de la ge´ographie
politique au champ d’e´tude des mouvements de femmes transnationaux. Une
re´flexion sur les concepts d’e´chelle (espace) est mene´e par Dominique Masson,
ainsi qu’une autre sur le(s) lieu(x) du transnational, de´veloppe´e par Elsa
Beaulieu. Le re´sultat a certes de quoi enthousiasmer autant les the´oriciens et
les the´oriciennes de la mondialisation que ceux et celles qui s’inte´ressent aux
nouvelles formes du fe´minisme mondial. La deuxie`me section du livre s’inte´resse
a` ce que les auteures nomment « l’approfondissement des solidarite´s entre les
femmes et autour des enjeux touchant les femmes ». Lenore Lyons aborde la
mobilisation des femmes migrantes travailleuses a` Singapour regroupe´es autour
de conditions de travail communes malgre´ leurs origines diverses ; Sylvia
Estrada-Claudio a e´tudie´ les rencontres internationales sur les femmes et la
sante´ comme lieu de production de nouveaux discours, enjeux et consensus,
tandis que De´bora Lopreite propose une e´tude de l’activisme transnational du
mouvement des femmes en Argentine.
La troisie`me section du livre est extreˆmement inte´ressante pour qui s’interroge
sur les effets du fe´minisme a` l’exte´rieur du mouvement en tant que tel, de meˆme
qu’a` l’exte´rieur du cadre des politiques publiques ou des lois. Le titre de cette
section re´fe`re a` l’extension de l’e´tendue des solidarite´s, ou a` comment les mobilisations transnationales fe´ministes re´ussissent a` rejoindre et a` s’allier avec d’autres
causes ou acteurs et actrices. Des histoires de succe`s tel que rapporte´es par
Dominique Caouette, qui aborde l’influence du fe´minisme dans des mobilisations
concerte´es en Asie du Sud-est, ou encore par Carmen Diaz qui a e´tudie´ le
Re´seau latino-ame´ricain des femmes transformant l’e´conomie ; mais aussi des histoires de luttes et de rapports de pouvoir entre diffe´rents regroupements ou projets
de concertation/dialogue fe´ministes affilie´s au Forum social mondial, tel que proble´matise´ habilement par Janet Conway.
Voici donc un ouvrage collectif dont la de´marche est effectivement collectivement partage´e, ce qui n’est pas toujours le cas, loin de la`. Le fait qu’il soit le
produit d’un atelier international tenu a` l’Universite´ de Montre´al en avril 2005
explique en partie la cohe´rence du livre, mais encore faut-il que les directrices de
l’ouvrage aient re´ussi a` assurer un ve´ritable leadership intellectuel, ce qui se
refle`te favorablement dans l’introduction et la conclusion de l’ouvrage. Celles-ci
sont en soi des contributions inte´ressantes du point de vue de la revue de litte´rature. et de la pre´sentation de la proposition the´orique originale de l’ouvrage. Ce livre
saura inte´resser les chercheurs et les chercheures travaillant sur les mouvements
sociaux transnationaux en ge´ne´ral tout autant que celles travaillant sur les tendances
actuelles mondiales du fe´minisme, que ce soit du point de vue acade´mique ou
militant.« 

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« Les femmes ne sont pas seulement présentées comme « le sexe » mais tout autant comme le « beau sexe » : c’est là un aspect capital de leur situation de domination ; celle-ci « constitue les femmes en objets symboliques dont l’être est un être perçu », ce qui « a pour effet de les placer dans un état permanent d’insécurité corporelle », puisqu’« elles existent d’abord par et pour le regard des autres ».

Les femmes savent qu’elles sont constamment soumises au droit de regard des hommes, un droit de regard qui est un signe majeur de leur subordination. La beauté constitue alors une dépendance en ce qu’elle est définie par les normes d’autrui, qui sont à proprement parler des normes symboliques, en ce qu’elles n’existent que parce qu’on les décrète et que l’on y adhère. […]

De manière diffuse, de multiples canaux vont s’efforcer de contrer ce que peut avoir de perturbateur pour les rapports de genre cette montée des femmes (sur le plan professionnel ou politique, et par là même en termes d’indépendance personnelle et de pouvoir), en œuvrant moins pour un trop hypothétique retour en arrière que pour « vendre » un nouvel équilibre entre les sexes, souvent défini comme post-féministe. Le message adressé aux femmes, c’est que pour rester séduisantes aux yeux des hommes, être aimées et désirées, elles doivent contrebalancer leur réussite professionnelle ou toute appropriation d’un tant soit peu de pouvoir par l’importance accordée à leur « féminité ».

Elles doivent signifier clairement par leur présentation et leur tenue qu’elles restent « féminines » et surtout pas féministes. Les femmes de pouvoir en particulier mettent en scène (quand elles sont exposées sur la scène publique), plus ou moins consciemment, leur « féminité », pour désamorcer la nature potentiellement perturbante car concurrentielle de leur situation.

De fait, « le recours à la différenciation corporelle des sexes apparaît comme un élément pouvant neutraliser la compétition et la concurrence entre les sexes de plus en plus ouverte et affirmée sur les divers “marchés” constitutifs de la réalité sociale ».

Autrement dit, les pressions accrues sur l’apparence (et plus largement sur la « féminité » et la complémentarité, forcément heureuse) permettent en quelque sorte de « rattraper par les bretelles » les femmes qui ont pris leur indépendance sur les autres fronts : « c’est une façon de s’excuser, de rassurer les hommes : “regarde comme je suis bonne, malgré mon autonomie, ma culture, mon intelligence, je ne vise encore qu’à te plaire” ».

Bref, hyper-sexualisation et sur-marquage de sa « féminité » constituent une façon de rassurer les hommes, voire de s’excuser pour l’emprunt de certaines prérogatives masculines. Comme s’il fallait sans cesse, au fur et à mesure que certains traits « objectifs » en viennent à se ressembler, sécuriser dans d’autres domaines des différences entre femmes et hommes marqueurs d’une asymétrie.

Quels que soient les domaines (sexualité, maternité, vie sentimentale, vie professionnelle), le message est remarquablement cohérent : les femmes sont « différentes », sous-entendu des hommes, qui eux sont, tout simplement. Et au cœur de cette différence, il y a, non pas un désir de plaire somme toute superficiel, mais le fait qu’elles doivent accepter de faire passer leurs propres désirs en second, avec toujours ce sentiment implicite que l’autre vaut plus et que seuls les hommes ont droit à l’égoïsme, conviction que les unes et les autres ont appris dès leur plus tendre enfance.

La féminité c’est toujours faire passer l’autre avant soi, et il faut bien toute une éducation et des rappels continus pour accepter cette règle de base, à une époque où penser à soi, cultiver ses talents, est une norme tout aussi fondamentale. Ceci pourrait déboucher sur des résistances non seulement aux normes de genre telles qu’elles sont, mais plus largement à l’imposition d’un genre, sur lesquelles nous reviendrons en posant la question de l’identité (voir le chapitre 4). Il reste que pour balayer d’un revers de main toutes les tensions, l’argument de la nature vient à point nommé. »

Duru-Bellat, M. (2017). II. Exécuter son genre. Dans : , M. Duru-BellatLa Tyrannie du genre (pp. 85-144). Presses de Sciences Po.

 

 

« La très grande majorité des sociétés actuelles se révèlent manifestement androcentriques, c’est-à-dire centrées principalement, voire exclusivement, sur les hommes et sur les rapports qu’ils établissent entre eux. En d’autres termes, tout fonctionne autour des mâles de l’espèce, de leurs intérêts, de leurs désirs et même de leurs caprices, des plus bienveillants jusqu’aux plus dégradants. Les recherches qui se développent actuellement autour de l’idée qu’il existe des « masculinités non hégémoniques » (souvent associées à certaines formes d’homosexualité masculine) n’enlèvent hélas rien à ce constat. Au contraire, elles peuvent même déplacer l’attention et les subventions de recherche… vers les hommes.

Assez différente est l’approche imbricationniste, ou intersectionnelle, qui consiste à rappeler que certains hommes dominent également d’autres hommes au prétexte de leur position de classe, race, nationalité ou de tout autre motif, et que certaines femmes sont privilégiées par rapport à certains hommes, de ce même fait.

On voit alors apparaître une image plus complexe. Ainsi, dans le domaine de l’accès au marché du travail, certaines femmes (blanches de la classe moyenne) sont bien mieux placées que certains hommes (prolétaires arabes par exemple). Complexité supplémentaire : un Zidane peut se hausser à des sommets de richesse et de popularité que peu de femmes peuvent atteindre.

En tout état de cause, la plupart des hommes continuent à s’estimer supérieurs aux femmes de statut social équivalent au leur, et souvent à l’ensemble des femmes, et à agir en conséquence.

Le succès de la littérature évoquant la possession sexuelle de femmes blanches et/ou bourgeoises par des prolétaires et/ou racisés – et la difficulté à dénoncer d’éventuel cas de harcèlement sexuel ou de viol s’ils adviennent dans la réalité –, le montre régulièrement. […]

Certaines améliorations économiques et politiques se font jour, mais c’est au milieu d’importants reculs – notamment l’appauvrissement de la majorité des femmes dans le monde, appauvrissement absolu mais aussi relatif aux hommes. Quant à la possibilité de vivre dans un environnement décent, elle se réduit pour tout le monde, sachant que les femmes sont les premières affectées par le manque d’eau, les atteintes aux capacités procréatives par la pollution ou encore les pénuries alimentaires.

Signalons pour finir que la filiation matrilinéaire (par la mère) et la résidence uxorilocale après le mariage (chez l’épouse, dans sa famille, son village ou son pays) sont deux éléments clés qui organisent une moindre domination des femmes. Or, si ces situations sont très minoritaires, elles constituent quand même, comme le soulignent Nicole-Claude Mathieu et Martine Gestin, 7 % des sociétés connues des ethnologues. Curieusement, elles n’ont fait l’objet que d’un nombre de recherches très réduit. En France, le travail pionnier (et unique) de Mathieu et Gestin n’a toujours pas fait l’objet de recensions dans les grandes revues d’anthropologie…

Qu’en est-il de la résistance à cette « domination masculine » et à ce monde gouverné par les hommes ? Malgré ce qui a été rappelé ici, il faut garder à l’esprit que « céder n’est pas consentir » et que la position de dominée n’empêche ni la lucidité, ni le désaccord – il est juste parfois bien trop coûteux d’agir, comme le savent de nombreuses femmes prolétarisées et racisées.

Les luttes individuelles et collectives dans les mouvements de femmes, féministe ou lesbien, et dans bien d’autres mouvements mixtes, sont anciennes et incessantes. Cependant, si elles ne prennent en compte à chaque fois qu’un seul rapport social – de classe, de race ou de sexe –, elles risquent d’aboutir à un simple déplacement de l’exploitation sur d’autres groupes sociaux.

De plus, il ne s’agit pas d’inverser des positions ni même d’atteindre une supposée égalité toutes choses égales par ailleurs. Ce qu’il faut saper, c’est la base même de tous ces rapports sociaux : la division inégalitaire du travail et le naturalisme, son corollaire idéologique. À ce sujet, on se souviendra que le concept même de domination est problématique, avec sa connotation d’apaisante naturalité. Que l’on compare simplement, comme nous y invite Nicole-Claude Mathieu, les phrases « la montagne domine la plaine » et « la montagne opprime la plaine ». »

Falquet, J. (2018). 10. Un monde dominé par les hommes : jusqu’à quand ?. Dans : Bertrand Badie éd., Qui gouverne le monde  (pp. 159-169). La Découverte.

 

 

 

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