« L’essor actuel de nouvelles classes supérieures patrimoniales, susceptibles de nous ramener un siècle en arrière en termes de capitalisation privée et de justice distributive, est au cœur des travaux de Thomas Piketty et de ses collaborateurs. Leurs analyses de l’évolution des inégalités de revenus et de patrimoines, dans plusieurs pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) comme dans d’autres contextes nationaux, donnent à voir les mécanismes macroéconomiques constitutifs de cette hyper-bourgeoisie montante, ou, pour reprendre l’expression désormais courante dans la littérature anglophone, d’un nouveau groupe de « super-riches ». L’augmentation du volume total des patrimoines et leur concentration au sommet de l’échelle sociale, des taux de rendement du capital supérieurs à la croissance et plus élevés pour les plus fortunés ainsi que l’envolée sans précédent des très hauts revenus du travail (surtout aux États-Unis et au Royaume-Uni) sont les principales forces de divergence économique à l’origine du phénomène.
Toutefois, ces tendances générales ne se manifestent pas dans tous les pays avec la même intensité, et la contribution de chacun d’entre eux aux effectifs globaux des super-riches – définis, par exemple, par un patrimoine personnel de N millions d’euros ou par un revenu annuel de n centaines de milliers de dollars – dépend à la fois de son revenu national présent et passé, de sa population et des inégalités au sein de celle-ci en termes de revenu (du travail et du capital) et de propriété du capital. Pour le dire autrement : de ce qu’il y a à répartir, du nombre de personnes entre lesquelles on le répartit et des clés de répartition.
Par exemple, si aujourd’hui le nombre d’individus gagnant au moins plusieurs centaines de milliers d’euros par an est beaucoup plus élevé aux États-Unis qu’en France, c’est d’abord parce que la population américaine est cinq fois plus nombreuse que la population française et parce que le revenu par habitant est un peu supérieur aux États-Unis. Mais cela s’explique aussi par l’évolution divergente de l’écart entre le revenu des super-riches et le revenu moyen : en 1980, les 1 % de personnes aux plus hauts revenus gagnaient en moyenne environ huit fois le revenu moyen des deux côtés de l’Atlantique mais, alors que ce ratio a très peu fluctué au cours des trois décennies suivantes en France, il s’est envolé aux États-Unis jusqu’à atteindre pratiquement un rapport de un à vingt.
Si l’on observe une (ré)émergence inégalement répartie d’une catégorie de super-riches, assiste-t-on pour autant à l’avènement d’une bourgeoisie globale, c’est-à-dire – pour reprendre les termes du sociologue Leslie Sklair – d’une classe capitaliste transnationale ? Pour le savoir, il faut interroger d’autres effets de la mondialisation et les évolutions récentes des élites.
L’analyse des réseaux s’est ainsi penchée sur les liens internationaux au sein des réseaux d’administrateurs siégeant dans les conseils (interlocking directorates) des plus grandes entreprises et dans ceux des organismes de gouvernance privée de l’économie mondiale. Elle montre une relative stabilité des principales connexions au cours des dernières décennies : les liens sont très largement et avant tout nationaux, puis régionaux, et les connexions interrégionales les plus denses relient les deux rives de l’Atlantique nord, tandis que les autres grandes régions sont davantage connectées à ce cœur euro-américain du capitalisme mondial qu’entre elles. L’évolution récente la plus significative n’est d’ailleurs pas la remise en cause de cette structure « centre »/« périphérie » en faveur de l’émergence d’un réseau davantage multipolaire, un mouvement qui existe mais dont l’ampleur est encore très limitée. En effet, on observe surtout la progression d’une intégration paneuropéenne, qui fait évoluer le « centre » non de l’extérieur mais de l’intérieur en diminuant le poids relatif des liens transatlantiques.
Par ailleurs, les premiers résultats d’une recherche en cours à l’envergure empirique inédite, analysant sous la direction du politiste Eelke Heemskerk les interlocking directorates entre le million d’entreprises les plus grandes de la planète, font aussi ressortir le très haut niveau d’interconnexion existant entre les élites économiques d’Asie de l’Est et du Sud-Est (et tout particulièrement entre la Chine, Hong Kong, Singapour et la Malaisie), qui contrôlent une part de la production mondiale et des flux financiers dont la croissance s’est accélérée depuis le début des années 1990.
Le partage de références culturelles et idéologiques communes, issues de socialisations de plus en plus similaires et « ouvertes à l’international », est un autre ressort pouvant conduire à l’unification de certaines fractions des bourgeoisies nationales en une classe globalisée.
Les historiens de l’École des Annales, désormais relayés par les promoteurs de l’histoire connectée (qui étudie l’interpénétration et les relations d’interdépendance entre sociétés nationales), ont amplement documenté les façons dont les cosmopolitismes des aristocrates et des savants de plusieurs régions du monde, ainsi que les réseaux globaux d’interconnaissance et d’échanges entre élites marchandes, commencèrent à se dessiner nettement dès le début de l’époque moderne. Par la suite, alors que la haute noblesse européenne continuait à connaître de nombreuses alliances matrimoniales transfrontalières et que le périple du « Grand Tour » à travers l’Europe occidentale s’imposait progressivement comme un rite de passage parmi les jeunes aristocrates fortunés, plusieurs très grandes familles de commerçants, d’investisseurs et de banquiers accumulèrent richesse et influence grâce à leur multiterritorialité et à leur capacité à opérer de manière coordonnée dans plusieurs États (et souvent sur plusieurs continents). Que l’on songe par exemple aux Médicis (au xve siècle), aux Fugger et aux Welser (xve–xvie), aux Baring (xviiie–xixe) ou aux Rothschild (depuis le xviiie).
Puis, à partir du xixe siècle, le passage par l’étranger devint une étape centrale de la formation de nombreux héritiers du monde des affaires. Ainsi, William Astor (1792-1875), qui héritera de son père la première fortune des États-Unis, fut envoyé en Allemagne par sa famille pour y effectuer ses études supérieures, comme ce fut le cas quarante ans plus tard pour son compatriote John Pierpont Morgan (1837-1913) ; ce dernier débuta par ailleurs son parcours professionnel en travaillant dans une banque londonienne, à l’instar de David Rockefeller (né en 1915) au siècle suivant. En effet, ces périodes de formation et de socialisation hors des frontières nationales devinrent d’autant plus courantes que, avec la révolution industrielle, les fils des nouvelles élites capitalistes se mirent aussi à voyager pour se familiariser avec les techniques les plus modernes de production et d’organisation du travail. Friedrich Engels lui-même fut un promoteur et un militant d’autant plus ardent de l’internationalisme ouvrier que, aîné polyglotte d’un riche industriel prussien du textile, et ayant été envoyé à Manchester dès l’âge de vingt-deux ans afin de se former aux affaires puis d’y faire prospérer les investissements familiaux, il était particulièrement conscient des différentes dimensions de la culture cosmopolite et du transnationalisme bourgeois de l’époque.
Toutefois, si le cosmopolitisme est depuis longtemps caractéristique d’une partie des classes dominantes, son poids dans les inégalités sociales s’est accru à mesure que la mondialisation des dernières décennies renforçait et généralisait le rôle de la connaissance des langues et des pays étrangers comme facteur de hiérarchisation. La maîtrise de l’anglais et une ou plusieurs périodes d’expatriation sont ainsi progressivement devenues des prérequis quasi incontournables pour accéder, via les parcours destinés aux salariés « à haut potentiel », aux postes de cadres supérieurs et de dirigeants des grandes entreprises. Et il en va de même concernant le goût de ces dernières pour les jeunes titulaires de MBA (Master of Business Administration) qui, compte tenu des recrutements très variés en termes de nationalités et du modèle pédagogique commun adopté par ces formations, contribue fortement à la standardisation internationale des pratiques managériales. Ainsi, comme l’a notamment montré Anne-Catherine Wagner, les systèmes d’enseignement de nombreux pays ont vu leurs filières d’élite se transformer et se diversifier pour satisfaire à ces exigences d’internationalisation et répondre à une demande de préparation de plus en plus précoce à l’« international ».
En France, avant même d’intégrer des grandes écoles dont les cursus prévoient de plus en plus souvent un semestre ou une année obligatoire à l’étranger (et parfois la possibilité de parcours binationaux permettant l’obtention d’un double diplôme), ou de rejoindre les 5 % d’étudiants dont la scolarité comprend un séjour Erasmus, et parfois même dans le but de pouvoir effectuer l’intégralité de leurs études supérieures dans un autre pays, un certain nombre d’élèves s’y préparent dès le secondaire (voire bien avant) au sein de filières d’excellence et/ou d’établissements ad hoc.
C’est bien sûr le cas dans les sections « européennes » ou de langues orientales proposées dans de très nombreux collèges et lycées, mais encore davantage dans les quelques établissements privés et publics (comme ceux proposant l’option internationale du baccalauréat général) réservés à des élèves parfaitement bilingues ou anglophones. Dans ces derniers se retrouvent ainsi des jeunes dont la familiarité précoce avec les langues et cultures étrangères – qu’elle soit issue d’un cosmopolitisme familial ancien, de la mobilité géographique de leurs parents, ou des deux – est cultivée et valorisée par l’institution scolaire. Ils ont donc accès à des ressources académiques et des marques d’excellence spécifiques qui peuvent être cumulées avec d’autres compétences plus facilement accessibles aux bons élèves de tous les milieux, ou partiellement se substituer à celles-ci.
Au-delà du cadre familial, des écoles et des mondes professionnels, plusieurs lieux de loisir et institutions de sociabilité agissent aussi, pour les classes dominantes les plus aisées économiquement et les plus mobiles à l’international, comme des instances d’acculturation réciproque, d’intégration identitaire et d’homogénéisation partielle.
Sur ce point aussi, il faut distinguer différentes fractions des classes dominantes. En effet, les associations d’anciens élèves ou d’expatriés, et les autres activités et dispositifs (s’appuyant notamment sur les NTIC) visant à favoriser la sociabilité, locale ou à distance, des managers internationaux et de leurs familles n’ont que peu de rapports avec l’organisation de la sociabilité internationale de la grande bourgeoisie patrimoniale. Celle-ci est davantage fondée sur des réseaux interfamiliaux multigénérationnels, les grands cercles et les rendez-vous saisonniers du calendrier mondain.
Néanmoins, dans le cas des individus et des familles les plus riches issus des deux groupes, plusieurs lieux et pratiques partagés, relevant notamment des voyages et de la consommation de luxe, contribuent à réunir anciennes et nouvelles bourgeoisies du monde entier. Les déplacements en première classe ou en classe affaires, les séjours dans les palaces, la fréquentation des restaurants, des discothèques et des clubs de sport les plus exclusifs, les enclaves résidentielles huppées, les lieux de villégiature prisés par la « jet set » (Saint-Tropez/Ramatuelle, Saint-Barthélemy, Portofino, la Costa Smeralda, les Hamptons, Nantucket, Aspen, Gstaad, Marrakech, etc.), certaines manifestations culturelles et commerciales de premier plan (telles que le Festival de Cannes, les expositions Art Basel, les quatre principales fashion weeks), les salles de vente aux enchères, les ventes privées organisées par les boutiques de luxe sont autant d’exemples de ces instances de socialisation secondaire.
En contribuant à la diffusion d’un style de vie, d’un mode d’interconnaissance et d’une urbanité faits de normes et de registres d’interaction spécifiques – souvent rappelés implicitement par une classe de service formée à seconder et gérer des habitus bourgeois et aristocratiques d’origines nationales diverses –, ces lieux participent à l’intégration progressive des nouveaux entrants au sein d’une grande bourgeoisie mondiale qui, jusqu’à la fin du xxe siècle, était essentiellement euro-américaine. Celle-ci côtoie ainsi de plus en plus souvent des « nouveaux Russes » enrichis à la suite du démantèlement de l’Union soviétique, des dirigeants et entrepreneurs liés au capitalisme d’État chinois, et des proches des pétromonarchies du golfe Persique.
Enfin, pour répondre exhaustivement à la question de l’émergence d’une hyper-bourgeoisie, il reste à se demander, à la suite du politiste James Meisel, si, au-delà des évolutions contribuant à l’homogénéisation transnationale d’une nouvelle classe patrimoniale et des instances de formation et de socialisation communes qui favorisent l’émergence d’une conscience de classe, cette dernière peut par ailleurs être considérée comme « conspirante », c’est-à-dire comme agissant de concert (ce que la sociologie appelle une « classe mobilisée »). Or il s’agit là d’un aspect de la question qui appelle une analyse multiple et nuancée.
De nombreux travaux de sciences sociales ont documenté le rôle central des organisations patronales internationales, des réseaux de think tanks et d’organes de discussion plus ou moins confidentiels entre les élites occidentales et mondiales (tels que le Groupe Bilderberg, la Commission Trilatérale, le Forum économique mondial) dans la gouvernance et la coordination des économies capitalistes, notamment lorsqu’il s’agissait de leur faire prendre, ou du moins d’accompagner, le tournant néolibéral qui a remis en cause les logiques redistributives des décennies d’après guerre. D’autres ont détaillé comment les bourgeoisies économiques, les gouvernants corrompus et les professionnels qui les conseillent échappent aussi aux cadres nationaux via les montages financiers et les circuits intercontinentaux permettant l’évasion fiscale (ou le détournement de fonds publics) et l’accumulation patrimoniale illégale qui en découle. Ce contournement s’opère avec d’autant moins de remords que, dans les nombreux pays où les références idéologiques néolibérales se sont banalisées, le fait pour un individu d’avoir un patrimoine très élevé est fortement corrélé avec une critique de la solidarité vis-à-vis des pauvres.
Néanmoins, ces stratégies coordonnées au niveau global ne suffisent pas à justifier une vision irénique des relations au sein de la bourgeoisie mondiale. De même que les ressources internationales sont de plus en plus souvent un atout nécessaire pour s’imposer dans un champ du pouvoir national, et que plusieurs factions peuvent s’opposer au sein de ce dernier en ayant recours à des ressources internationales différentes et inégales, nombre de ressources déployées dans le champ du pouvoir économique international sont en fait d’abord accumulées à l’échelle nationale et valorisées en fonction d’équilibres géopolitiques qu’elles contribuent aussi à modifier. »
– Cousin, B. & Chauvin, S. (2017). Vers une hyper-bourgeoisie globalisée ?. Dans : Bertrand Badie éd., Un monde d’inégalités (pp. 197-205). La Découverte.

« Depuis plusieurs années, et singulièrement après la crise financière de 2008, les inégalités sont redevenues un thème d’actualité. Des best-sellers internationaux se consacrent à cette question trop longtemps négligée. Des ONG publient des chiffres alarmistes qui illustrent le fossé croissant entre les pauvres, qui paraissent toujours plus nombreux et vulnérables, et les ultra-riches, qui ne savent plus comment dépenser leurs gigantesques fortunes.
D’Athènes à Caracas, de Madrid à New York, de Hong Kong à Ouagadougou, les mouvements populaires qui placent la lutte contre les inégalités au cœur de leur programme se multiplient et prennent de l’ampleur. Mais, derrière les slogans, comment appréhender et mesurer précisément ces inégalités qui pèsent de plus en plus sur l’agenda international ? Politiques, économiques, sociales, raciales, culturelles ou sexuelles : comment s’enchevêtrent les différentes facettes des inégalités ? Pourquoi les institutions internationales, elles-mêmes très inégalitaires, échouent presque toujours à atteindre les objectifs qu’elles se sont fixés en matière de « développement » ? Pourquoi l’accès à l’alimentation, au logement, à l’éducation ou à la santé reste-t-il à ce point inégalitaire ? L’injustice ressentie par de nombreuses populations favorise-t-elle les conflits et la violence politique ?«

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